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Novembre.
VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
§. III.
Excursion sur l ’île Ombai. ■
J ’ai cru devoir renvoyer à un paragraphe particulier les détails de la
petite expédition qui, après avoir quitté l’Uranie le 2 novembre, alla
visiter le village de Bitouka, sur la côte méridionale de l’île Ombai :
M. Gaimard, qui, ainsi que nous l’avons dit plus haut, faisoit partie du
détachement, lui servira ici d’interprète.
« L’embarcation quitta le bord à onze heures du matin, dit-il, et
n’arriva à terre qu’à une heure dix minutes. A peine avions-nous touché
le rivage, que, munis de nos armes et de plusieurs objets d’échange,
nous nous acheminâmes vers un groupe assez nombreux d’indigènes tranquillement
assis sous de grands arbres voisins de la côte. Nous leur demandâmes
à parier au raja; après quelques instans d’hésitation et une
courte conversation entre eux, ils nous adressèrent à un des plus vieux
de la troupe, nommé Sikman.
» Pour nous rendre ce chef favorable, nous lui fîmes divers présens :
un joli collier de verre, entre autres, offert par M. Bérard, parut lui
faire grand plaisir. Ayant ainsi , à ce qu’il nous sembloit, disposé favorablement
les voies , nous voulûmes savoir s’il ne seroit pas possible
d’obtenir des poules en échange de quelques-couteaux-; le mot ayam,
dont nous-nous servîmes, et qui nous avoit été si utile à Coupang, ne fut
pas ici moins intelligible; « sato ayam, sato pisso une poule pour un
couteau],» leur disions-nous. Mais ils nous firent comprendre qu’ils
avoient fort peu de volailles ; et bientôt nous eûmes occasion de nous
en convaincre par nous-mêmes (i).
» Ayant prié ces insulaires dé nous indiquer le chemin qui conduisoit
à Bitouka, d’abord ils ne parurent nullement disposés à nous satisfaire;
quelques-uns même nous donnèrent à entendre qu’il falloit nous abstenir
(i) Nous savions cependant que, sur divers points de la côte de cette île, on pouvoit se
procurer des ignames, des citrouilles, du sucre de palmier, des poules, des cochons, même
quelques buffles, et que ces derniers se payoient six couteaux.
L IV R E II. —- Du B résil- à T imor inclusivement. 5 1 1
d’y aller. Nous nous mîmes cependant en route en avançant à petits
pas sous l’ombre des arbres, suivis de la plupart de nos Ombayens, au
nombre de trente à-peu-près : tous .étaient armés d’arcs, de flèches et
de kris; plusieurs avoient en outre des cuirasses et des boucliers faits en
peau de buffle. Leur air étoit guerrier, et ils ne paroissoient pàs beaucoup
redouter nos armes : toutefois nous apercevions dans leur contenance
quelque chose d’incertain, propre à nous faire craindre qu’ils n’eussent
en tête'quelques projets sinistres (1).
» Les cuirasses et les boucliers qui étaient suspendus aux branches
des arbres fixoient particulièrement nos regards : nous invitâmes nos
Ombayens à s’en revêtir ; ce que deux d’entre eux firent aussitôt. L’un
voulut bien poser pour être dessiné, tandis que l’autre nous donnoit le
spectacle d’un combat simulé. Armé de son arc en bambou ,-il se mit en
devoir de lancer des flèches, et 'nous fit entendre, d’une manière fort
expressive, qu’il lui seroit facile d’en tirer un très-grand nombre pendant
le temps nécessaire pour charger seulement nos fusils ; aussi témoignoit-il
attacher un bien plus haut prix à ses armes qu’aux nôtres. Ce raison -
nement avoit quelque chose de spécieux, et il est assez remarquable
qu’il soit venu à la pensée de peuplades sauvages établies à de grandes
distances les unes des autres. Jean de Léry avoit déjà vu les indigènes
du Brésil manifester la même opinion. « Voyans souvent, dit-il,
"( 1 ) On jugera peut-être que ces craintes n’étoient pas dénuées de fondement. Voici en effet
ce qui nous a été raconté par des gens dignes de foi. En 1 802 ou 1803, le navire la Rose, de
Philadelphie, envoya sur la partie orientale de l’île Ombai, une embarcation qui fut enlevée par
les habitans et l’équipage retenu prisonnier.
Dix ans plus tard, le capitaine, du navire anglais VInacho étant descendu sur la même île
pour y acheter un buffle, 'mit seul pied à terre, tandis que ses matelots, armés de fusils,
restaient dans l'embarcation. Les habitans accueillirent à coups de flèches cet officier, qui
reçut, à cette occasion, plusieurs blessures.
Mais voici qui est plus fort encore. Unë frégate anglaise ayant envoyé un canot sur la
partie orientale de l’île Ombai, pour faire du bois, en novembre 1 81 7, tous les hommes de
cette embarcation furent, à la suite d’une rixe, tués et mangés? par les habitans. Le surlendemain,
un second détachement de matelots descendit, bien armé, pour faire la recherche de
leurs camarades; mais ils ne virent que les restes sanglans de plusieurs des victimes, et les débris
du canpt, qui avoit été fracassé. La frégâte ayant relâché quelques jours après à D illé , son
capitaine y fut .confirmé dans l’opinion qu’il avoit déjà que les habitans d’Ombai étoient anthropophages.
Ces derniers renseignemens nous ont été fournis par M. le gourverneur de Dillé
lui-même.