
magnifique pyramide soutenue par des colonnes de feu, ayant plus de iy piec[s
de hauteur; celle-ci étoit suspendue dans la rue, et contenoit plus de deux cents
lampes. L ’afïïuence étoit extrême dans toutes les rues du quartier. Le troisième
jour de la fête, la procession a eu lieu comme le premier.
Pendant le mois de cha’bân, il y a plusieurs fêtes en l’honneur de différens
cheykhs, entre autres celle de cheykh Hanafÿ, personnage très-vénéré, fête qui dure
quinze jours. Elles sont particulièrement brillantes Je soir et la nuit. Les boutiques
sont illuminées d’une douzaine ou d’une vingtaine de lampes, et elles sont toutes
ouvertes. Devant les maisons principales sont suspendus des lustres où il y a des
lampes par centaines. Les rues, déjà fort étroites, sont encore rétrécies par les
étalages de sucreries et autres marchandises. Si l’on joint à cela la foule des gens
qui passent, le tumulte des voix confuses, l’éclat des robes rouges et des autres
costumes, on aura une idée de ces sortes de fêtes , où , du reste, il y a peu de
variété : la présence des femmes ne vient point les embellir. Les Turks, assis en
beaux habits sur le devant de leurs maisons ou dans les boutiques des barbiers,
n’ont guère d’autre divertissement que celui de fumer. Je vis, le jour de la grande
cérémonie (qui est le dernier du mois où tombe la fê te ) , le necplus ultra de la
magnificence des Egyptiens en fait d’illuminations ; quantité de fellah et de badauds
étoient arrêtés devant de petits bateaux illuminés que l’on faisoit courir sur des
cordes au travers des rues. Celle de la mosquée d’Hanafy, très-étroite et très-longue,
étoit véritablement encombrée de lumières ; ce coup-d’oeil avoit quelque chose
de magique à cause des milliers de feux croisés, rayonnant dans tous les sens.
Malgré la solennité et la pompe de ces fêtes religieuses, aucune n’a autant
d’éclat ni d’intérêt que la fête de l’ouverture du khalyg ou canal du Kaire. L ’ouverture
de la digue est un événement pour tout le pays; il n’est pas étonnant qu’on
y attache autant d’importance, et que cette fête soit signalée par des réjouissances
particulières. Elle commence au coucher du soleil ; des barques illuminées parcourent
le petit bras du Nil qui est à l’est de l’île de Roudah; le lendemain, au
lever du soleil, on pavoise toutes les barques; une foule immense occupe les
hauteurs qui avoislnent la bouche du canal. L e bruit du canon et celui des instru-
mens de musique se font entendre de toutes parts : il semble que toute la population
du Kaire se soit rassemblée sur les berges du canal. A u point le plus élevé est
un kiosque, pour recevoir les ulemâs et les personnages considérables. La perspective
qu’elles présentent est de l’aspect le plus animé. Les travailleurs s’occupent
depuis le matin à enlever une partie de l’épaisseur de la digue. Quand
le signal est donné , on ouvre trois rigoles, par où l’eau se précipite bientôt ; sa
masse les change en autant de torrens qui se réunissent, enlèvent et entraînent
devant eux le reste de la digue. En moins de dix minutes le niveau s’établit; une
heure après, l’eau atteint la place Birket el-Fyl et la place Ezbekyeh, et dans la
journée elle arrive à Birket el-Hâggy, à quatre lieues du Kaire. On jette au peuple
des médins; le soir on illumine par-tout sur le fleuve, sur le canal et dans la ville,
et l’on tire des feux d’artifice. T e l est en abrégé le tableau de la fête dont j’ai,
été témoin le 6 fructidor an 7.
Un an après, la même cérémonie s’est renouvelée avec plus d’éclat encore. On
avoit élevé des pavillons à la française ornés de draperies, et un amphithéâtre pour
la musique, et l’on avoit divisé en étages et en plates-formes les grandes buttes qui
proviennent du curage du canal. La foule distribuée sur ces plateaux présentoit un
aspect magnifique ( i ). La musique Turque ou plutôt le charivari avoit duré toute
la nuit; il ne cessa pas de se faire entendre pendant tout le cours de la fête. Les
cheykhs accompagnoient le cortège du général. Quelques femmes Turques de
distinction se faisolent apercevoir. Sur l’île de Roudah, sur l’aquéduc et les différens
forts, il y eut de nombreuses décharges d’artillerie et de mousqueterie. Au
moment où l’eau pénètre dans le canal, une foule dhommes, quon appelle les
pêcheurs de médins, se précipitent au pied du kiosque ; c’est de là qu’on en jette des
poignées dans le fond du canal. Ces hommes sont armés de filets déformé conique,
portés sur un long manche; ils les tiennent àbras élevé, et reçoivent les parâts que
l’aghâ et d’autres officiers leur jettent du haut du pavillon. La foule des nageurs
qui se disputent la monnoie, et ce combat entre les porteurs de filets de toute
grandeur, présentent un spectacle réjouissant : les uns craignant d’être gagnés par
l’eau et d’en recevoir le cho c, les autres continuant de tendre leurs filets, tous
couverts d’eau jusque sur la tête. La petitesse extrême de cette monnoie est une
difficulté de plus pour la saisir : ce sont des paquets de 1000 parâts que l’on jette
ainsi à la volée, en même temps que des dragées.
Quand l’eau commence à descendre dans le canal, elle reste quelque temps
sans être aperçue; mais, dès que la pression a miné l’ouverture, de manière
que 3 ou 4 pieds d’eau puissent passer à travers, il s’établit une espèce de cataracte
ou cascade qui bouillonne. L e premier bateau attend pour descendre que la chute
ne soit plus que de 2 pieds, et cet instant attire fortement l’attention. Quand les
eaux sont très-hautes, comme il arriva cette année, le niveau met cinq minutes
à s’établir de part et d’autre de la digue, depuis le moment où l’eau commence
à passer. Il y avoit cependant environ 8 pieds de différence entre la hauteur du Nil
et le fond du canal, et une largeur de 24 à 3 o pieds. C ’est en ce moment que
l’artillerie et la mousqueterie font une décharge générale et que la musique redouble
de bruit. Dès que le niveau est établi, des canges pavoisées de toute sorte de
drapeaux entrent dans le canal et suivent la marche des eaux. On tire aussi, quoiqu’en
plein jour des feux d’artifice et des fusées volantes dont l’effet est très-
médiocre. Quelquefois l’acharnement des gens du peuple pour saisir quelques
parâts est funeste à plusieurs ; cette année, quatre se sont noyés au pied de la
digue. A u pont de Sitty Zeyneb, on en a trouvé deux autres noyés. Les Turks
disent à ce sujet : « C ’est une proie qui appartient au fleuve; voilà le Nil qui grandit,
il faut bien qu’il mange. » Quelquefois on jette de l’or au lieu de parâts :
Mourâd-bey avoit l’habitude de jeter des sequins. On raconte qu’un jour qu’il
assistoit à la fête du Nil avec son khaznadar, il s aperçut que celui-ci donnoit de
l’or au peuple: « Comment ! lui dit-il, je crois que tu jettes plus d’argent que
» moi ! » Aussitôt il se fit apporter plusieurs grandes bourses pleines d’or, et il jeta
les sequins à la poignée. L e spectacle du Nil lui-meme n est pas le moins intéressant
des tableaux de la fête; le fleuve, aux environs, couvre presque toute la
( 1) Voyez j/lanclte 19, Ê. M. vol. I.