ESSAI SUR LES MOEURS
Fêtes p u b liq u es, Divertissemens et Spectacles.
L e s fêtes des musulmans correspondent toutes à quelque époque religieuse En
Egypte, Je peuple n en observe qu’une dont l’institution soit étrangère à sa croyance
actuelle: c est la fete de 1 ouverture du khafyg du Kaire, ou fête du Nil. Cette fête
est nationale; elle remonte à la haute antiquité. Les autres arrivent dans l’ordre
ci-dessous :
M ois de moharrem. . . . . . . . . . . . . R etour de la caravane de la M ecque.
Idem.. . . . . . . . . . . . . . — F ête du Prophète.
D ans les mois suivans. . . . . . . . Fêtes successives des santons et des mosquées.
L e dernier jour de cha'ban.. . . V eille du ramadân , fête annonçant le carême qui dure
pendant tout le mois lunaire de ce nom.
A la fin de ramadân. . . . . . . . . . G rande fête qu i dure trois jours. _
L e 2 7 de chaouâl. . . . . . . . . . D épart de la caravane.
L e 10 de dou l-hageh. . . . . . . . . . L e grand Beyrâm , correspondant à l’arrivée des pèlerins à
la M ecque.
L e pacha président à la fête du Khafyg, ainsi que les principaux personnages du]
gouvernement, tels que le cheykh cl-beled, le qâdy, le defterdâr ou chancelier du
%owtxwxn.e.m.,\zkyâlyaliàe&tchâoucbyeh, corps de janissaires, les kâclief, et tous les
grands. L e pâchâ arrivoit le matin avec sa maison, c’est-à-dire, ses officiers et ses
gens, les beys et leurs mamlouks, accompagnés d’une foule de musiciens, occu-
poient une partie de la place, tandis que le canal étoit couvert de barques, au milieu
desquelles on distinguoit celles des femmes à la richesse de leurs décorations,
et aux jalousies qui fermoient le dais dont elles étoient surmontées. L e pâchâ re-
vetoit de pelisses d honneur le qady, le kyâhyah et les autres grands officiers; ensuite
il donnoit le signal : alors des ouvriers placés à cet effet renversoient dans le Nil
une statue ou une colonne de terre, au bruit de mille acclamations et d’une nombreuse
musique; ils rompoient la digue, et les eaux du canal s’étendoient rapide-!
ment dans les rues de la ville . les places publiques devenoient en un instant des
espèces de lacs. L e pachâ, avant de se retirer, jetoit dans le fleuve une poignée de
pièces de monnoie d or et d argent, que d’habiJes plongeurs se disputoient bientôt.
L e reste de la journée se passoit en fêtes et en réjouissances, ainsi que la nuit suivante.
Cette allegresse universelle est bien légitime, puisque la crue du fleuve est
la garantie de la prospérité publique : le peuple se livre à l’espoir d’une récolte I
abondante, et jouit, pour ainsi dire, d’avance, des avantages qu’elle lui promet (i). I
C est principalement les jours de fete que tous les histrions et les baladins appelés
bahlaouân, dont le metier est d égayer le public, amusent la multitude par leurs
tours ou leurs fkeeties. Les divertissemens du peuple consistent, à proprement!
parler, dans les scenes burlesques, et même un peu trop libres, que des espècesdj
(1) L a figure d argile quon jette dans le N il se nomme consacroient, dit-on, une jeune vierge au fleuve, et l'y j
a ’rouseh, , la nouvelle mariée. On croit que cet précipitoient même quelquefois, suivant plusieurs histo-l
usage est un reste du culte des anciens Égyptiens, qui riens de l’antiquité.
comédiens ambulans représentent en pleine rue ( i ), ainsi que dans les tours de
quelques escamoteurs assez adroits dans leur genre. Nous avons vu plusieurs
fois dans les rues du Kaire des hommes qui faisoient jouer les marionnettes. C e
petit spectacle est fort en vogue : le théâtre dont on se sert est très-simpîe et
très-petit; un seul homme peut le porter aisément. L ’acteur se place derrière, ou
plutôt dans le carre de planches qui le compose, de manière- à pouvoir découvrir
la scene et les spectateurs a travers des trous pratiqués à cet effet, sans être
vu de personne, Il fait ensuite passer ses poupées par- d’autres trous, et leur fait
faire tous les mouvemens qu’il veut, au moyen d’un fil d’archal qu’il dirige à son
gré. Comme il ne serpit pas convenable que ces marionnettes rendissent des sons
aussi forts que lui, il déguise sa voix naturelle à l’aide d’une petite machine placée
d a n s sa bouche, et la rend extrêmement douce et flûtée dans les discours qu’il
prête à ses petits automates : le tout iroit assez bien, si les pièces étoient moins
défectueuses. Les poupées commencent presque toujours par se faire beaucoup
decomplimens; elles se querellent ensuite, et la comédie finit ordinairement par des
coups. Il est vrai que ce genre est du goût du plus grand nombre des spectateurs,
et que l’histrion est obligé de s’y conformer.
Nous avons remarqué, entre autres escamoteurs qui parcouraient les rues du
Kaire, un individu qui possédoit une fontaine intermittente, dont l’eau couloit
d’abord, puis cessoit tout-à-coup, pour recommencer à couler quelques instans
après ; le charlatan, en conséquence de la vertu de sa fontaine, qui lui étoit bien
connue, commandoit que leau coulât ou cessât d e couler, suivant l’état de laméca-
nique; le peuple applaudissoit à son prétendu talent merveilleux, et le récompen-
soitpar quelques pièces de monnoie. Un autre jetoit de la poussière dans un vase
rempli d’eau, et la retirait sèche. Un troisième avoitun gobelet à deux fonds, fermé
par des couvercles; après un long discours et bien des bouffonneries, il soufHoit
sur,une grande coquille, levoit le c o u v e r c le ,« montrait un oeuf; il continuoit ses
farces, découvrait ensuite le gobelet par l’endroit opposé, et offrait aux spectateurs
deux petits poussins a la place de 1 oe u f qu il avoit montré d ’abord. Un autre jetoit
un cadenas fermé sur le visage d un enfant ; le cadenas s’ouvroit et saisissoit la joue
en dedans et en dehors (z). C e s charlatans divertissent le peuple,,qui les paie fort
médiocrement: ils ne demandent rien d’avance; e t lorsque leurs tours sont finis,
chacun donne ce qu’il veut.
Dans le mois de ramadân, qui est en même temps le carnaval et le carême dçs
Turcs, le peuple du Kaire se divertit beaucoup, la. nuit particulièrement. Les riches
dorment pendant le jour, parce que la loi ne permet pas de manger à cette époque
aussi long-temps que le soleil est sur l’horizon ; on ne prend de la nourriture que la
nuit . mais le jour on voit sur les places, et particulièrement sur celle que l’on
nomme Roumeyleh, au bas de la citadelle, une foule de charlatans pareils à ceux
dont nous avons parlé.
0) Karakous est le héros de ces farces : il a du rapport les escamoteurs de la place Roumeyleh et des balançoires
cnotre polichinelle. plus ou moins compliquées qui servent aux divertisse-
(2) oyez la planche 6 7, E . M . , où l’on a représenté mens du peuple.