L a liberté est le trésor le plus cher des Arabes. Ils reculent devant toute espèce
d’ass.ujettissement; ils préféreroient se condamner à ne sortir jamais de leurs vaste
solitudes, plutôt que de subir un joug quelconque. Les Geouâby ne veulent pas non
plus s’astreindre d’une manière absolue à cultiver les terres, soit qu’ils craignent
d’altérer leurs moeurs, soit qu’ils aient une aversion naturelle pour l’agriculture soit
enfin par attachement pour les anciennes habitudes delà tribu. Ils ensemencent quel
quefois des portions de terrain qui ont été fécondées par les pluies : mais l’espoir
d’une brillante récolte pour l’année suivante dans le même lieu ne les y retient]
pas ; ils se contentent de celle qu’ils ont semée, et portent leurs tentes ailleurs.
On voit par ces détails combien on est injuste en Europe à l’égard des Arabes
quand on les regarde comme des hommes barbares et impitoyables : nous les avons
long-temps fréquentés, et nous avons été témoin de leur cordialité, de leurs goûts
simples, et de leurs vertus pastorales. S’il est quelques tribus qui méritent en partiel
les reproches des Européens, on ne sauroit généraliser ces reproches sans se rendre]
coupable d’une grande injustice; et les moeurs des Geouâby, de même que celles!
d ’une foule d’autres peuplades, dont nous ne pouvons parler i c i , n’en seront pas!
moins dignes de servir de modèle à plus d’une nation civilisée.
Outre les tribus des Hcnâdy et des Geouâby, il y a encore dans les environs délai
province de Bahyreh,
1.“ L a tribu d'E frât, qui n’est, à proprement parler, qu’un démembrementdel
celle des Henâdy, et qui est composée d’environ trois cents cavaliers;
2.0 Celle des Gioueyly, qui a plus de quatre cents cavaliers;
3.0 Celle des Beny-Houn, qui est forte de trois cent cinquante hommes à cheval;«
4 ° Celle d’A bo u -A 'ly , qui n’en a que trois cents.
Ces trois dernières sont alliées entre elles, et perpétuellement en guerre avec!
les premières. Ces diverses tribus se sont partagé en quelque sorte la suzerainetél
de la province : elles accordent à quelques villages, moyennant un tribut annuel,«
secours et protection contre les attaques de quelques autres hordes de Bédouioe.1
Lorsque ces villages refusent le paiement convenu, ou qu’ils ne peuvent le fournir,!
les prétendus protecteurs changent de rôle : ils attendent que les cultivateurs et lesl
bestiaux soient aux champs; alors ils fondent sur eux à l’improviste, enlèvent tout!
ce qu’ils peuvent, et ne restituent leurs prises qu’en recevant le double du tributl
stipulé. Ces restitutions se font par accommodement entre les deux partis, mais!
toujours au désavantage des paysans, qui ne s’exposent pas, sans de puissans motiisj
à cette onéreuse exaction.
Dans le cas où les paysans s’accorderoient à ne point sortir de leur village, la
tribu protectrice vient les y bloquer jusqu’à ce qu’ils aient payé leur redevance avec!
les dommages et intérêts qu’il plaît au plus fort d’imposer. Mais, s’il arrivoitparl
hasard que le village prît les armes et repoussât ses agresseurs par la force, malheur!
a 1 habitant qui tueroit un Bédouin, ou lui feroit même une légère blessure! mal !
heur à sa famille et à sa postérité! Le sang ne se paie que par le sang; et tôt ou tard I
le blessé, ses parens ou ses alliés, vengeroient son injure : le soin de tirer s a t i s f e c - l
tion de la mort dun homme est légué «au fils du défunt, à ses proches, et cestl
une obligation sacrée. C ’est chez les Bédouins que la loi du sang est le plus en vigueur
: on a vu demander le prix du sang d’un parent ou d’un ancêtre, quoiqu’il
se fût écoulé un très-grand laps de temps depuis sa mort. Dès que l’occasion se
présente, I offense, ou celui qui agit en son nom, ne manque pas de la saisir, et sa
fureur ne conn'oit point de bornes. On peut racheter le sang à prix d’argent : mais
cette transaction doit être ratifiée par la famille entière; sinon elle est considérée
comme nulle. Pour une simple blessure, on peut se contenter d’une somme plus ou
moins considérable, ou de quelques autres objets d’une valeur quelconque ; mais,
pour la mort, on préfère la vengeance ; la famille du défunt se couvriroit d’une
tache honteuse, si, au lieu d’apaiser ses mânes par le sang de l’assassin, elle consen-
toit à recevoir un riche présent ( 1 ).
Nous donnerons quelques exemples de l’application de la loi du sang pour
montrer combien les Arabes sont sévères sur ce point.
Un jour deux Bédouins, (un Efrât, 1 autre Henâdy, se rencontrent auprès de
Becéntouây, village à douze lieues au sud-est d’Alexandrie. H Efrât conduisoit neuf
ou dix boeufs appartenant a ce village. « Est-il bien vrai que vous êtes en paix
»avec les Français! lui demanda XHenâdy. — Rien de plus vrai. — Ne deviez-
»vous pas préférer notre alliance à la leur! •— Que voulez-vous! notre cheykh
»Morback la voulu ainsi. — Et ces boeufs, dit XHenâdy, vous les conduisez au
» camp des Français! — Non. — Pour vous en empêcher, je les emmenerai. —
»Oh! je vous le défends. » L à - dessus, nos Bédouins s’attaquent, e t, après un
léger combat, l'Henâdy eut une égratignure à la main. « Pour Dieu ! s’écria-t-il,
»nous sommes bien bons de nous battre pour des Français! L ’autre, fier de
son avantage, lui repartit : « U ne tient qu’à toi de faire la paix ; demeure en
»repos. — La paix! je la ferois volontiers; mais (en montrant sa main) le sang!
» — Eh bien! qu’à cela ne tienne; demande ce que tu voudras. — Donne-moi
»l'undes boeufs que tu conduis, et tout est oublié. » L a querelle se termina en
effet de cette manière, et le village paya au conducteur le prix arrêté pour l’escorte
des boeufs, bien qu’il en manquât un par sa faute.
Les paysans ont une connoissance si parfaite du caractère vindicatif des Bédouins,
qu’ils se gardent bien de les blesser ou de les tuer, quelque injure qu’ils
puissent en recevoir.
Un Bédouin, passant a cheval sur le marché de Damanhour, aperçut une vache
Iui lui faisoit plaisir; il lui jeta au. cou une corde en noeud coulant, et l’entraîna
avec lui. Cependant les villageois, revenus de leur première surprise, s’ameutent,
courent après le ravisseur, et l’atteignent au moment où il cherchoit à franehir
avec sa proie un canal plein d’eau. Us l’arrêtent, reprennent leur vache, égorgent
son cheval à ses yeux, et le couchent ensuite lui-même sur le ventre pour lui appliquer
vingt-cinq coups de bâton. Après cette exécution, ils le relèvent et le renvoient.
Un poste Français, envoyé à la poursuite du Bédouin, arrive sur les lieux
au moment où l’exécution finissoit : le commandant et sa petite, troupe, étonnés
(') Volney entre dans quelques détails relativement à voyer nos lecteurs à l’ouvrage de cet écrivain. Voyez
coutume barbare; nous nous contenterons de ren- Etat politique de la Syrie} page 44 --
È. M. TOM E II, 2.e partie. Iü 2