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Je commence par,déclarer que fi la conftitution
peut tenir ce qu'elle promet y elle n'aura pas de
plus zélé partilan que moi j car , après la vertu,
je ne connois rien au-delfus de la liberté & de.
^égalité.
Mais quand j'examine la déclaration des droits
& ce quelle a produit, j'y vois une fource d'erreurs
défaftreufes pour le commun des hommes ,
qui ne doit connoître la fouveraineté-, que pour
lui obéir0 & qui ne peut prétendre à l'égalité que
devant la loi j car la natüte ne partage pas également
tous les hommes , & la fo c ié té , l’ éducation,
l’ induftrie accroiflent Sc multiplient les différences.
— Je vois donc tes hommes fimples & groC
fiers dangereufement égarés par cette déclaration
â laquelle vous dérogez immédiatement par votre
conftitution, puifque vous avez cru devoir recon-
noître & conftater des inégalités de droits.
Forcés à une première exception , je ne penfe
pas que, pour le bonheur communs, la lifierté &
la fureté de tous , vous lui ayez donné' l'extenfion
u'elle doit avoir. Nous n'avons aucune garantie
ans les annales du monde, aucun exemple du
changement que vous opérez par l'égalité des conditions.
La différence ineffaçable de celle du riche
à celle du pauvre ne femble-t-elle pas devoir
être balancée par d'autres modifications? Cette
différence avoit peut-être , plus que les chimères
de la vanité , motivé les anciennes inflitutions >
nous voyons que les Jégifiateurs anciens , qui ont
prefque tous'été de vrais fages, ont reconnu la
néceffité d’une échelle de fubordination morale
d'une d a fle , d'une profeffion à une autre î fi cependant
, en croyant ^ ’attaquer que les ùfurpa-
tions de l'orgueil Sc du pouvoir 3 vous portiez la-
hache furies racines de la propriété 3 de la focia-
bilité, fi ceux auxquels la liberté rte -fuffit pas 3
s'enivrent de leur indépendance 3 quelle autorité
de répreffion ne faudra-t-il pas aux magiftrats &
aux joix pour maintenir l'ordre dans cette multitude
immenfe de nouveaux pairs.
C'eft donc dans les pouvoirs délégués 3 c'eft
dans leur diftribution 3 leur force , leur indépendance
3 leur équilibre, qu'il faut chercher la garantie
des droits naturels 8c civils que vous aflurez,
par Je premier titre 3 à tous les citoyens. J'aime a
le répéter 3 ces difpofitions fondamentales ne laifr
fent rien à defirer j chacun * en les lifant 3 doit fe
dire : yoilà mon voeu bien exprimé 5 comment
fera-t-il exaucé ?
L'expérience 'nous prouve qu'un droit reconnu
n'eft rien 3 s'il n'eft pas rnis fous la garde d'unepro-
teftion efficace.
Une fécondé leçon -de l'expérience & de la rai -
fon 3 c'eft que la plus grande^extenfion de la liberté
politique eft infiniment moins précieufe & moins
utile aux hommes que la fureté Sc la libre di{po-
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fition de leurs perfonnes & de leurs propriété» I
C'eft-là le bien folide 3 le bonheur de tous les inf-1
tans & le but principal de toute affoeiation.
Il réfulte de ces deux vérités qu’un gouverne-1
ment ne peut être confîdéré comme, parfaitement I
libre 3 fage 8c ftable 3 qu'autant qu'il eft combiné ,1
non fur la plus grande liberté politique , mais fur I
la plus grande fureté & liberté des perfonnes & l
des propriétés.
Or 3 quel a été votre premier objet dans l ’orga-1
nifation Sc la diftribution des pouvoirs ? la plus I
grande extenfion poffible de la liberté politique, I
fauf à y -attacher, ce qui eft prefque inconciliable,!
la plus grande fûreté poffible des perfonnes Sc des!
propriétés.
Vous avez voulu , par une marche rétrograde de I
vingt fiècles 3 rapprocher intimement le peuple de I
la fouveraineté 3 8c vous lui en donnez continu-1
ellement la tentation , fans lui en confier immédi-1
atement l'exercice.
Je ne crois pas cette vue faine 5 ce fut la pre-l
mière qui fe développa dans l'enfance des inftitu-1
tions politiques Sç dans lës petites démocraties ; l
mais à mefure que les lumières fe font perfection-1
nées 3 vous avez vu tous les légiflateurs & le spol
litiques célébrés féparer l'exercice de la fouverai-|
nete de fon principe 3 de telle manière que le peu-1
pie qui en produit les élémens ne les retrouve plus!
que dans une repréfentation fenfible Sc impofantel
qui lui imprime l'obéiflance.
-, ...Si donc vous vous borniez à dire que le prin-1
cipe de la fouveraineté eft dans le peuple 3 cel
Terpitune idée jufte, qu'il faudroit encore fe hâter I
de fixer en déléguant l'exercice de la fouverai-l
neté ; mais en difantque la fouveraineté appartient!
au peuple, & en ne déléguant que des pouvoirs J
'énonciation du principe eft auffi fauffe que dan-l
gereufe.Elle eft fauffe 3 car le peuple, en corps,!
dans fes affemblées primaires , ne peut rien faifirl
de ce que vous déclarez lui appartenir , vous lui!
défendez même de délibérer ; elle eft dangereufe J
car il eft difficile de tenir dans la-condition <^e fu-1
j e t , celui auquel vous ne ceffez de dire : tu es fou* I
verain 3 ainfi dans l'impétuôfité de fes paffions,!
il s'emparera toujours du principe en rejettant vos I
eonféquences.
Tel eft donc le premier vice de votre conftitu-1
tien ; d'avoir place la fouveraineté en abftraCtion, I
par-là vous aboliffez les pouvoirs fuprêmes , qui I
ne font efficaces, qu'autant qu’ils font liés à une I
repréfentation fenfible Sc continue de la fouverai-1
neté, & q u i, par la dépendance où vous les aviez I
mis, d'une abftraCtion , prennent, en réalité dans I
l’opinion du peuple!, un caractère fubalter ne. Cette I
combinaifon nouvelle , qui paroît à fon avantage, I
eft tout à fon détriment, car elle le trompe'dan$ I
fes prétentipns & fes devoirs, & dans ce genreles I
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écarts de la multitude font bien redoutables pour
làljiberté & la fûreté individuelle. -
B li n’en feroit pas dé même fi voulant conftituer
«ne monarchie ,“après avoir reconnu le principe de
la fouveraineté , vous en déléguiez formellement
lïxercice au roi Sc au corps légiflatif ; cette du-,
ppfitiôn, je le déclare, me paroît îndifpenfable.
B A p rè s avoir défini la fouveraineté fans la délégué/
& de manière a favorifer les erreurs Sc les
pkflions de la multitude , le même; danger fe rencontre
dans la définition de la lo i . que l'on dit
être d’après Rouffeau, l'expreffion de la volonté
générale. Mais Rouffeau dit auffi que cette volonté
générale eft intranfmiffible, qu’elle ne peut être
i l repréfentée ni fuppléée; il la fait réiulter de
lîopinion immédiate de chaque citoyen j Sc comme
vbus avez adopté un gouvernement reprefentauf,
lè feul convenable à une grande nation, comme
lis repréfentans ne font liés par aupun mandat impératif
, que les affemblées primaires ne peuvent
délibérer, il réfulte de cette différence que la définition
de Rouffeau, jufte dans fon hypothèfe ,eft
abfolument fauffe dans la nôtre, & tend féulement
1 égarer le peuple, à lui perfuader que fa volonté
fait la lo i, qu’il peut la commander, ce qui produit
, comme la première caufe, un affoibliffement
fenfible du pouvoir légiflatif, en élevant fans ceffe
pes volontés partielles Sc audacieufes à la hauteur
fhenaçante de la volonté générale ; 8c je dis plus ,
'même dans le fyftême de Rouffeau, la loi feroit
mieux définie ,• l ’expreffion de^ la juftice & de la
liaifon publique ; car la volonté générale peut etre
ipjufte & paffionnée , & la loi ne doit jamais l’être.
Le récenfement de la volonté générale eft fouvent
incertain & toujours difficile j la manifeftation de
fe raifon publique s'annonce comme le foleil, par
■ L'abus de ces deux mots : fouveraineté^ du peuple ,
jwolonté générale, a* déjà exalté tantde tetes , qu il
feroit'bien cruel que la conftitutîon rendit durable
un tel délire.
■ Si les pouvoirs fuprêmes fon t, comme*je vous
Je démontre, altérés par leur définition, par l'opinion
qu'elle laiffe au peuple de fa fupériorité , ils
,he le font pas moins par leur organisation. C'eft
ici que je ne trouve plus une garantié ^fuffisante
iies droits naturels & civils expofés dans le titre
premier, & que j'admets comme principe régulateur
de la conftitution. Car il ne faut plus que le
peuple s’y méprenne ; je veux pour lui , comme
pour moi, & tout autant que le plus ardent démo-
Jcrate, la plus grande fomme de liberté & de
bonheur; mais je prétends qu’on doit l’affeoirfur
Jdes bafes plus folides.
K O r, voici la fource de toutes les méprifes &
de tous lès défordres d'un gouvernement qu' on veut
Jendre trop populaire.
Chaque homme ne s’unit au bien général que
par fa raifon, tandis que fes paffions l’en éloignent.
Ainfi la fociété, comme collection d'individus,
eft foumife à deux impulfions divergentes , dont
l'une eft fouvent impétueufe, & l’autre trop fou-
vent foible & incertaine.,
Que doit faire une conftitution raifonnable pour
aflfurer le bien général ? renforcer la plus foible de
ces impulfions, enchaîner l'autre.
Pour parvenir à ce b u t, il eft évident qu il faut
chercher jles moyens là où ils fe trouvent le^plus
naturellement, Sc éloigner les obftacles.
O r , quelle eft la condition fociale dans laquelle
il fe trouve le plus conftamment une habitude de
volonté & de' moyens tendans au bien général ?
C'eft celle- qui a le plus befoin d’ordre & de protection
, la condition de propriétaires ; ceux-ci
ont pour intérêt dominant, la confervation de
Jfiur état ; la volonté & l'efpérance des autres ^
font de changer le leur.
Le gouvernement le mieux ordonné eft' donc
celui dans Jequêl les propriétaires feuls influent,
car ils on t, comme les non-proprietaires, un intérêt
égal à la fûreté & à la liberté individuelle,
Sc ils ont de plus un intérêt éminent au bon régime
des propriétés.
Ils ne font pas la fociété toute entière ; mais il
font le tronc Sc la racine qui doivent alimenter &
diriger les branches.
C e ne peut donc être que par un abus funefte
des principes abftraits de la liberté politique , 8c
fans aucun profit, mais au contraire au grand détriment
du peuple , qu’on peut étendre au-delà de
la claffe des propriétaires , le droit d influence directe
fur la chofe publique; car alors la plus forte
des impulfions qui met les hommes en mouvement,
celle des paffions , des intérêts privés, agit toujours
en grande mafle, tandis que le principe de
direction le plus foible, celui qui tend au bien
général, fe trouve réduit tout-a-la fois a une infériorité
morale Sc phyfique.
Mais ce n'eft pas affez que la lègiflation d un
empire ne foit confiée qu aux propriétaires élus
par le peuple.
Les mêmes raifons qui feparent la difeuffion &.
la confediondes loix du tourbillon des paffions &
d'intérêts défordonnés dans lequel fe meut la multitude
, doivent appeller encore fur les délibérations
toutes les préca utions qui peuvent empêcher
la précipitation Sc l’immaturité.
Ainfi la délibération des loix dans une feule
chambre , préfente infiniment moins de fûreté
pour le peuple , & de moyens d’autorité pour la
I f0i | que fi elle fubiffoit deux examens fucceffifs