
Les principes ! les principes ! Ce mot a , pour
beaucoup de gens, la force magique de tranf-
former les doctrines lès plus incertaines, 8c quelquefois
jes plus fauffês & les plus funeftes en
axiomes inconteftables. Mais les principes, pour
mériter ce nom, doivent, avant tou t, être des
vérités. Dans leur énoncé même, ils doivent être
circonfcrits entre les limites au-delà defquelles
ils cefièrbien't d’être des vérités} & enfin, pour
les mettre en pratique, il faut les appliquer à
propos.
C ’ eft cette dernière règle fur-tout qu’il ne faut
jamais oublier}, car on ne fauroit trop dire aujourd’hui
que le mérite n’eft pas à.découvrir,
..à .énoncer ce qu’ on appelle des principes. Il y
a peh de découvertes à faire en ce genre. Tout
eft d it, 8c l’on vient trop tard depuis plus de
cinq mille ans qu il y a des hommes & qui penfent,
dit la Bruyere : il n’y a pas en effet une feule
de ces opinions appellées, bien ou mal-à-propos.,
principes, qui foit vraiment nouvelle j le
difficile eft d’appliquer avec jufteffe & avec juf-
t ic e , les principes vrais. C ’eit le feul mérite qui
relie aux faifeurs , & dont il paroît que M. de
Chamfort n’a pas été jaloux.
• Pour fe conformer à ces règles , il auroit dû
reconnoître le fens auquel eft vrai le principe
de l’ affemblée fur les corporations , 8c s’ affurer
s’ il étoit applicable à Yacadémie françoife. Mais
ç ’eft une tâche qu’il ne s’eft pas donnée > 8c que
je vais remplir pour lui.
Les corporations profcrites par l’ affemblée nationale
,. font celles qui donnoient à tels & tels
citoyens, fous telles 8c telles conditions , le privilège
ou droit exclufif d’ exercer telle ou telle
profeffion, te l ou tel genre d’induftrie ou de
commerce, dans la ville ou l’arrondiffement ou
lé pays pour lefquels la corporation étoit établie
& le privilège accordé. C ’eft le fens que ce
mot, que nous avons pris des Anglois , a ^où-
jours eu en Angleterre} & qu’ il a confervé en
paffant dans notre langue. C ’eft le fens qu’il a ,
appliqué à nos jurandes^ ou communautés d’ar-
tuans 8c de marchands à Paris , 8c dans la plupart
des grandes villes du royaume, ainfi qu’à
nos compagnies à privilège exclufif pour quelque
genre d’indviftrie ou de commerce, tel que
celui de la compagnie des glaces ou de la compagnie
des Indes.
C ’eft avec beaucoup de juftice 8c de fageffe
que l’affemblée nationale a détruit les corporations
de ce genre, puifque leur fuppreffion étoit
une conféquence immédiate & neceffaire de la
liberté qué la fociété doit garantir à tout citoyen
d’ufer de fes facultés? ^'de fes talens, de
fes capitaux, de fes moyens de tout genre, comme
il v eu t, en ne nuifant pas à un tiers , 8c en
n empêchant tout autre que lui d’en laite autant.
Mais quel rapport peut avoir avec Y académie
françoife, & avec les académies littéraires en général
, le principe qui profcrit les corporations
que jé viens de définir.
Comment toucheroit-il une compagnie qui n’a
point de privilège, qui n’ôte à aucun individu
exiftant, ni même à aucune autre affectation ,
s’il peut s’en former de pareilles, la liberté de
faire tout ce qu’elle fait, & mieux fi elle peut,,
que Y académie ne le fait. \J académie n’eft donc
pas au nombre des corporations que l’affemblée
a profcrites. Son exiftence ne contrarie donc pas
les principes. Tout l’efprit,de M. de Chamfort
ne peut le- tirer de-là.
Obfervons cependant les efforts qu’ il fait pour
affimiler l 'académie aux corporations détruites çar
l’affemblée.
Il prétend que Y acàdémie. affervit les talens ,
qu’elle donne des entraves aii génie} niais en
uel fens 8c comment pourroit-elle lui donner
es entraves lorfqu’elle ne peut pas l’empêcher
d’agir 8c de.produire à fon gri ? Si M. de Chamfort
avoit le génie de Corneille & de Racine ,
comment Yacadémie l’empêcheroit-elle de nous
donner une tragédie meilleure que Muftapha 8c
Zéangir? Malgré les académies , 8c fans être membre
d’aucune , on peut écrire en vers 8c en
profe des ouvrages excellens comme des ouvrages
médiocres. N’avons-nous pas vu s’élever de nos
jours 8c tout-à-coup des milliers de grands écrivains
de feuilles périodiques , de grands politi-
ues difeutant profondément la veille la queftion
u lendemain, 8c fe croyant fermement autant
de Solon modernes 8c de nouveaux Montefquieu? 8c fi leurs découvertes 8c leur gloire ne vont
pas aux fiècles à venir , fera-ce la faute des aca^
démies ? N’avpns-nous pas dans le feul genre dramatique
affez d’auteurs 'pour fournir fans ceffe
des nouveautés à vingt tneâtres de la capitale ?
N’avons-nous pas des Charles IX , des libertés
conquifes , des victimes cloîtrés , des Mirabeau
à fon lit de mort, & c? E t fi ces chefs-d’oeuvre
du théâtre moderne n’effacent pas ceux de V o ltaire
& de Racine, peut-on s’en prendre à Yaca-
démie ? ' <
Vacadémie rend le génie efclave ? Mais eft-ce
le génie des gens de lettres qui n'en font pas ?
Ceux-là ne peuvent être efclaves d*un pouvoir
qu'ils ne reconnoiffent p oint, auquel rien ne les
force de fe foumettre. Ils ne font point alfervis
à un gouvernement fous lequel ils ne vivent pas.
Quant aux hommes de génie que l‘académie a
compté parmi fes membres, comme c’ eft très-
librement qu'ils font entrés dans la compagnie,
& très-librement qu'ils y font reftés , s'ils ont
réprimé l'effor de leur génie pour y être admis ,
o ù , depuis leur admiffion, Ûs n’ ont été efdaves
que d’eux-mêmes 8c non de Y académie 3 8c leur
efclavage n’ a été que volontaire & figuré , 8c
tel qu’il ne peut etre ni le motif ni l’objet de
là légiflation.
M. de Chamfort qui n’ a pas encore affez profité
des féances de Y académie , pour attacher
aux mots qu’ il employé un fens précis 3 met i c i ,
contre toute logique le mot figuré à la place
du propre, & argumente de celui-là comme il
pourroit argumenter de celui-ci} je m’explique.
La liberté qu’une bonne conftitution doit affu-
rer au citoy en, eft une liberté réelle 8c phyfi-
que d’employer fes facultés corporelles & intellectuelles
, comme il v e u t , fans préjudice 8c
offenfe d’ un tiers. L’efclavage dont il doit être
défendu, eft celui qui lui ôteroit cette liberté,
& qui la lui ôteroit malgré lu i , puifqu’un efclavage
, volontaire , & que l’efclave peut faire
ceffer à tous les momens , n’eft pas Vefclavage
dont il s’agit i c i , celui que la loi doit écarter
des citoyens.
Si l’on pouvoit dire en quelque fens fuppor-
table que Y académie rend le génie efclave , ce
ne feroit que d’un efclavage volontaire 8c en
figure, comme on dit que l ’homme eft efclave
de fes plaifirs, de la fortune, de l’ambition , de
l’amour} & l’affemblée ne p eu t, ne veut ni n e ’
doit nous défendre par fes décrets d’aucun de
ces efclavages-là.
M. de Chamfort, en nous difant que Y académie
affervit le génie comme les corporations
afferviffoient le commerce, emploie donc en
fophifte un langage 8c des expreffions fembla-
bles , pour exprimer des idées abfolument différentes.
Les erreurs nombreufes de M. de Cham-
,fort en ce genre, me prôuvent, contre fon intention
, la grande utilité d’une académie.
Non-feulement les principes de l’affemblée
fur les corporations ne s’oppofent pas à l’éta-
bliffement des fociétés ou compagnies littéraires,
appelées académies , & notamment de Yacadémie
françoife} mais ce qui étonnera fans doute
M. de Chamfort 3 8c ce qui eft pourtant parfaitement
dans lesrprincipes de la conftitution,
l’ affemblée n’a ni le droit ni la puiffance de
détruire l’académie, opinion dans laquelle je ferai
foutenu par tous ceux qui entendent le véritable
efprit d’ une libre conftitution.
Qu’y a-t-il dans l’établiffement de Y académie ?
Rien autre chofe que ce que je vais dire. Le
droit ou la liberté de s’ affembler , de travailler
enfemble , de faire un dictionnaire , u^ie grammaire
, & c . } de diftribuer des prix fondes par des
particuliers qui donneroient ou confervèroient à
une telle fociété ce droit de les décerner ( il ri*y\a
point de prix à Y académie fondé par la nation )} |
enfin de perpétuer la compagnie, en nommant
eux-mêmes 8c librement aux places vacantes.
V oilà tout ce qui conftitue l’effence de Y académie
, de forte que fi la législature n’a pas le
droit d’ empêcher une compagnie de faire tout
ce que je viens de d ire , elle n’a pas le droit de
détruire Y académie.
Or , M. de Chamfort voudroit-il bien nous
I apprendre laquelle de ces aCtions, de ces occu-
■ pations l’affemblée nationale a le droit d’interdire
aux citoyens qui voudront s’y livrer.
Eft-ce l’aCtion de s’affembler au nombre de
quarante, & plus fouvent de douze ou quinze
: feulement, dans une falle commune? mais la liberté
de former des affociations paifibles , fous la pro-
: teCtion des loix & à la connoiffance du magif-
tra t, dans des1 vues qui n’aient rien de contraire
‘ à la tranquillité publique. & à la morale, cette
liber té, dis-je, eft un droit facré du citoy en,
droit non-feulement reconnu, mais rétabli 8c
relevé par la nouvelle conftitution.
Eft-ce le but même de l’affociation & la nature
de fes travaux? La compofition d’un dictionnaire
, d’une grammaire , une diftribution
de prix, des élections, des réceptions mêmes,
publiques, n’ont rien de contraire aux principes'
d’un bon gouvernement, ni aux intérêts de la
nation. O r , il eft de principe, fur-tout dans la
nouvelle conftitution, que la foi n’a le droit d’em-
- pêcher que ce qui eft nuifible.
On dira que Y académie eft payée par la nation
des vingt-cinq mille francs qu’elle coûte en tout 8c pour tout au tréfor public, pour fes jetons
& autres dépenfes, & que la nation a le droit
de ne plus lui'■ payer cette fomme.
Ce droit de la nation eft inconteftable ; mais
ce n’eft pas là le droit de détruire Y académie >
que la nation, par une économie plus que fé-
vère , retire ces vingt-cinq mille francs} en les
retirant , elle ne peut empêcher les académiciens
de s’aflembler fans jetons , s’ ils vouloient fe con-
ferver en fo c ié té , & fuivre leurs occupations
actuelles } ils pourroient continuer le dictionnaire
, diftribuer encore le prix que des particuliers
ont bien voulu, les charger de décerner ,
nommer aux places vacantes parmi eux , avoir
des àffemblées publiques , le tout fous la protection
de la loi : protection qu’ on ne pourroit leur
refufèr,
La fuppreffion dès jetons étant ' ainfi la feule
manière dont l’affemblée nationale ait le droit
d’opérer fur Y académie , 8c cette fuppreffion-
n’entraînant pas la deftruCtion de rétabliffement,
j’ ai donc eu raifon de. dire que l’affemblée n’ a
pas la puiffance de détruire Y académie.