109A ORIGINE rnOIUIiLE DKS KSPÉCES SPONTANÉES ACTUELLES.
coup mieux acquérir avec le temps la feculté héréditaire qui caractérise les
races, et qui est aussi un des attributs de l'espèce. Si l'on suppose a et 0
restés seuls, et ne pouvant pas se féconder parce qu'ils fleurissent à des
époques successives, ou qu'ils habitent des pays séparés, ils auront tout
le degré d'isolement nécessaire pour constituer les races les plus intenses.
Comment les distinguer alors des espèces proprement dites?
Ce que je viens de présenter sous la forme d'une hypothèse, pour l'avenir,
a dû arriver dans le passé. Nous ignorons dans quel cas, pour combien de
plantes ; mais nous ne pouvons nier cette cause lente et ancienne de
multiplication des formes spécifiques ou quasi spécifiques, selon la manière
de définir l'espèce. Nous ne pouvons pas la nier, parce que nous admettons
que beaucoup de nos espèces ont survécu à des révolutions géologiques,
et que certains changements dans l'étendue et la forme des terres
habitables par les végétaux ont eu lieu à des époques géologiquement peu
anciennes. Qui nous dit que certaines espèces de Madère, si voisines d'espèces
des Canaries, ne doivent pas leur origine à la destruction ancienne
et souvent supposée d'un grand continent? Pourquoi une espèce croissant
sur les Alpes, très analogue à une espèce de Laponie, ne serait-elle pas le
résultat de modifications locales causées à l'époque glaciaire, puis consolidées
par le temps et par l'isolement? Et ces modifications ne seraientelles
point devenues plus distinctes par la disparition de formes intermédiaires
qui existaient peut-être autour de glaciers maintenant disparus?
Si plusieurs plantes des deux côtés de la mer Méditerranée, ou des différentes
îles Antilles, ou de plusieurs îles de la mer Pacifique, nous
semblent aujourd'hui pouvoir remonter à des souches communes, malgré
quelques diversités, n'est-il pas probable que dans des milliers d'années
ces races paraîtront souvent plus tranchées, plus fixes, et que l'origine
commune semblera plus douteuse? Le temps et les changements géologiques
opèrent alors ce que l'homme fait quand il veut créer des races
de végétaux.
Qu'on n'exagère cependant pas. Si quelquefois les variétés intermédiaires
d'une espèce sont détruites, dans d'autres cas ce peuvent être les variétés
extrêmes. Il a pu arriver aussi que les espèces, avec toutes leurs variétés,
ou sans modifications aucune, aient traversé une longue série de siècles.
La durée n'exclut point les variations, ni les variations la durée. C'est ce
qu'il ne faut jamais perdre de vue, quoique souvent on l'ait méconnu.
Enfin, il est évident que ces hypothèses concordent avec les doutes si
habituels des naturalistes à l'égard des espèces, surtout lorsqu'elles proviennent
de pays différents. Ne s'est-il point glissé quelquefois des formes
intermédiaires entre les formes anciennes? Lorsque ces formes sont rares,
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CHANGEMENTS QUI ONT J>U s'ol'ÉREK DANS LES ESPÈCES. 1095
peu accusées, nous pouvons les négliger et les reléguer parmi les variations
accidentelles, passagères, parmi les variétés que la semence ne reproduit
pas. Mais quand elles sont plus nombreuses en individus, quand surtout
elles sont héréditaires dans la culture, et qu'elles proviennent de pays
difl'érents, les doutes s'élèvent avec force. Ces doutes ne font-ils pas présumer
quelquefois une séparation ancienne, des races anciennes, juxtaposées
à plusieurs espèces primitives? Comment les reconnaître? Comment
estimer leur nombre? A quelle époque remontent-elles? D'autres espèces
ne sont-elles pas des races anciennes d'espèces primitives qui auraient
disparu? Toutes ces ciuestions sont aujourd'hui insolubles. Plus on suppose
un temps prolongé, depuis la première apparition des végétaux, plus elles
sont graves, car alors la proportion des espèces dérivées serait plus considérable.
Je n'insiste pas. Il me suffit d'avoir prouvé que la stabilité de forme dans
les espèces spontanées, pendant le court espace de temps de nos observations,
et le grand fait que plusieurs des espèces actuelles n'ont pas changé
depuis l'époque des anciens Égyptiens ou depuis des dépôts de tourbe et
de limon bien plus anciens encore, n'empêchent pas qu'à la suite de plusieurs
milliers d'années et de changements géographiques, il n'ait pu se
former des races permanentes, ayant la plupart des caractères de l'espèce.
En pratique on aurait infiniment de peine à les distinguer, et même on
ne le pourrait plus si les formes voisines ont péri dans la succession des
siècles. En théorie on pourrait les appeler, ou des races, ou des espèces ;
car pour appliquer ce dernier terme, il faudrait seulement définir l'espèce
« une réunion des individus qui, depuis telle époque, ont des caractères
communs héréditaires. »
J'indique cette définition sans la défendre. Elle me paraît inadmissible
en pratique, à cause de l'impossibilité de vérifier l'état des espèces il y a
quelques milliers d'années, de l'incertitude de l'époque à laquelle on
devrait remonter, et aussi parce que les formes dérivées sont probablement
moins nombreuses que les formes spécifiques primitives. Ce dernier
point mérite de fixer particulièrement notre attention.
Les races que l'on obtient dans les végétaux cultivés ne s'éloignent
jamais de l'espèce primitive, ou des autres races de l'espèce, d'une manière
si grave qu'on puisse les prendre pour un autre genre. Ainsi les Brassica
oleracea, B. campestris, B. Napus, ont produit des modifications héréditaires
d'une grande diversité, quant aux racines, aux feuilles, à l'inflorescence,
mais les caractères plus importants de la fleur, du fruit et de la
graine ne font sortir aucune de ces races du genre Brassica, et même de
l'une des subdivisions naturelles du genre où la silique est sessile, à pointe