ni
ï Ì
H
s •
î. s
m
'Mii
s
I - Ì
1 0 7 0 ORIGINE PROBABLE DES ESPÈCES SPONTANÉES ACTUELLES.
que l'espèce se compose trindividus dont les traits distinclifs se conservent
dans la domesticité ou la culture^ de génération en génération. Je ne doute
pas que les espèces ne présentent communément ce caractère; mais alors,
dans le règne animal, on fera, du cheval arabe et du peuple juif, des espèces,
attendu que leurs caractères distinclifs se conservent sous tous les climats
et pendant un nombre infini de générations. La vigne à raisins blancs, le
pavot à graines blanches, le froment dépourvu de barbes, se conservent
également par les graines, avec tous les modes de culture, et personne
ne songe à les regarder autrement que comme des modifications d'espèces.
La succession des générations, en détruisant quelquefois certains caractères
distinclifs, nous montre le néant de prétendues espèces. Mais l'inverse n'est
pas vrai : la transmission des caractères n'est pas une preuve qu'ils sont
spécifiques.
Ainsi tous les attributs qu'on voudrait considérer comme essentiels de
l'espèce et qu'on introduirait à ce titre dans la définition, se trouvent des
signes plus ou moins constants de l'espèce et rien de plus. On aurait grand
tort deles négliger, mais aucun d'eux n'est absolu. De cette manière, on
est rejeté vers une définition courte et générale, comme celle que j'énonçais
il y a un instant.
Les inconvénients, toutefois, d'une définition de cette nature, sont de
laisser les limites de l'espèce dans un grand vague, et aussi de faire croire,
sans cependant l'affirmer, que tous les individus actuels d'une espèce sont
i^éellement sortis d'un seul individu ou d'un seul couple, ce qui n'est pas
démontré, surtout à l'égard des végétaux.
Cette dernière objection me touche peu. Quelle que soit la solution à
donner à la question des origines uniques ou multiples des espèces, il y
aura toujours entre certains individus une ressemblance telle, que l'on
pourra les considérer comme issus d'une origine commune. La définition
ne dit rien de plus. Malheureusement, les naturalistes ne seront jamais
d'accord sur le degré de ressemblance qui permet de croire à une origine
commune. En d'autres termes, ils ne seront jamais d'accord sur l'étendue
des variations possibles entre les individus sortis d'une souche commune.
L'observation apprend quelque chose à cet égard. Elle pourra, sans doute,
avancer vers une solution de la question, mais elle ne conclura jamais, car
en prouvant la fixité de certaines formes pendant quelques milliers d'années
et sous l'empire des causes physiques actuelles, on restera dans
l'ignorance de ce qui a pu arriver à la suite d'un temps plus long encore ou
de circonstances extérieures d'une nature différente. Si, comme je le pense,
la plupart des espèces végétales ont traversé certaines révolutions du globe
(les dernières au moins), la fixité de quelques caractères pendant trois ou
CHANGEMENTS QUI ONT PU S'OPÉRER DANS LES ESPÈCES. 1071
quatre mille ans n'est peut-être pas un fait d'une grande valeur. Il permettrait
de croire, par analogie, que les caractères actuels existaient déjà
depuis six mille ans ou dix mille ans, par exemple ; mais plus le terme
d'origine est supposé éloigné, plus on retombe dans l'incertain.
On pourrait donner de l'espèce une définition détaillée, dans laquelle
on aurait égard aux objections dont j e viens de parler et aux caractères qui
font ordinairement reconnaître les espèces. On dirait alors : L'espèce est
une collection de tous les individus qui se ressemblent assez pour offrir
les conditions suivantes : se féconder presque toujours mutuellement
avec facilité et donner des produits ordinairement féconds (quand il s'agit
de Phanérogames); conserver leurs caractères communs, actuels, de
génération en génération sous des circonstances extérieures variées ; S^ne
présenter d'un individu à l'autre que des différences de forme et de nature
physiologiques semblables à celles qui s'observent en comparant plusieurs
individus que l'on sait positivement être sortis d'une souche commune dans
l'espèce, ou même, si l'on veut, dans des espèces assez voisines pour qu'une
comparaison ne soit pas forcée.
Avec une pareille définition, les espèces seraient reconnues exister,
même en admettant les hypothèses les plus extrêmes sur la transmutation
des formes, par l'effet d'un temps excessivement long et de causes aujourd'hui
inconnues, ou avec l'hypothèse de l'existence dès l'origine de plusieurs
individus semblables. Ainsi, qu'il y ait eu primitivement un ou plusieurs
individus de même forme, que ces individus primitifs aient commencé
d'exister il y a six mille, dix mille ou cent mille ans, sous la forme actuelle
de leurs descendants ou sous une autre, il n'en est pas moins vrai qu'il
existe aujourd'hui des collections d'individus qui présentent les trois
caractères de ressemblance dont je viens de parler, et qui méritent, par
conséquent, de recevoir un nom, comme toute chose collective réelle. Je
me plais à offrir une définition de l'espèce qui s'adapte à toutes les théories,
parce que la science peut incliner successivement vers des opinions
diverses, que certaines hypothèses, aujourd'hui peu probables, peuvent
devenir des vérités, et que, cependant, l'observation de tous les jours, le
sens commun, et même le langage de tous les peuples, nous disent l'existence
des espèces, comme celle des genres, comme celle des familles,
comme celle de toutes les associations d'objets qui se ressemblent.
Que si l'on critique le vague dans lequel je présente les limites de
l'espèce et la difficulté qu'on aurait à les reconnaître avec une pareille
définition, j e répondrai qu'il en est de même dans une foule de cas lorsqu'on
veut définir des choses collectives. Ainsi, tout le monde emploie les
mots ville, village, tout le monde reconnaît qu'il existe des aggluméra-
68
i Ì
k.