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1 0 6 6 ORIGINE PROBABLE DES ESPÈCES SPONTANÉES ACTUELLES.
Depuis l'époque où existaient les mastodontes (a) le climat des États-
Unis n'a pas changé notablement, car alors existaient aussi les coquilles
terrestres et fluviátiles actuellement dans le pays Ainsi, la foret en question
devait remonter à l'époque où vivaient les mastodontes. On peut douter,
cependant, qu'elle ait toujours été composée de la même essence ou
des mêmes espèces, car nous connaissons en Europe quelques faits d'après
lesquels une rotation séculaire et naturelle d'espèces s'établit, dans une
foret, en vertu de la loi d'alternance (c). Sir Charles Lyell aurait donc
prouvé l'ancienneté des forets de Géorgie, non l'ancienneté de leurs espèces
actuelles. Cependant il est très possible que les rotations dans l'essence
des forêts soient rares, plutôt que constantes, et, d'ailleurs, les espèces qui
reviennent sont ordinairement celles dont les graines étaient enfouies dans
le sol par l'effet d'une longue existence antérieure dans la même localité ou
dans une localité voisine.
Les dépôts du Mississipi contiennent, á différentes profondeurs, des bois
que tout le monde rapporte au cyprès (Taxodium distichum) du pays. Or,
d'après l'épaisseur du limon et la quantité de matière solide charriée
actuellement par le fleuve, le dépôt a pu se former près de la Nouvelle-
Orléans, depuis cent mille ans (Lyell, Secojid visit to the Un.-St.^ Il,
p. 250, 179 et ailleurs), et en supposant une alluvion dans certain temps
plus rapide, il remonterait toujours à plusieurs milliers d'années. En creusant
des puits artésiens sur le littoral de la Guyane, près de l'embouchure
des grands fleuves de ce pays, on trouve également des morceaux de bois
et des troncs d'arbres fort analogues aux espèces actuelles des mêmes localités
{d). Leur identité spécifique et l'âge des couches d'alluvion n'ont pas
été étudiées jusqu'à présent.
Je ne connais rien de plus intéressant que ces recherches. Elles ofli^ent
ce grand avantage, que l'identité des espèces peut se prouver sans le secours
des fleurs et des fruits, organes rarement conservés; mais par le moyen
seulement des couches successives d'alluvion, qui contiennent des bois
semblables. Il n'en est pas de même des lignites, dans lesquelles on trouve
souvent des bois analogues à ceux de nos espèces actuelles, sans que Tidenr
tité puisse être démontrée, faute de transitions. D'ailleurs, la date des
(а) On sait que les Mastodontes, si répandus en Europe et en Amérique, caractérisent
l'époque quaternaire. Us peuvent avoir continué jusqu'aux premiers temps de l'espèce
humaine, mais le fait n'est pas admis par tous les géologues. Voyez Ansted, the a7ici6nt
world, édit. 1848, p. 279.
(б) Lyeil, Premier voyage, I, p. 51, 55 ; II, p. 65 ; Second voyage, II, p. 365.
(c) Page 472. J'aurais dû citer les faits curieux que le docteur Unger a publiés dans le
Botantscke Zeilwig du 27 avril 1849, sur les alternances séculaires des arbres forestiers
en Allemagne et dans le nord-ouest de l'Europe. Je regret t e de les avoir omis.
(d) Article du Bolanisclie Zeitung, 1849, p. 473, 485, sur le voyage de Schomburgk,
PREUVES DE L ANCIENNETE DES ESPECES. 1067
lignites est souvent douteuse, surtout à l'égard de l'époque historique et
quand on cherche à la mesurer en années.
Lorsqu'on remonte à des terrains plus anciens, par exemple aux terrains
dits pliocènes d'OEningen, près de Schaffouse, de Parschlug en Styrie, de
quelques localités d'Auvergne, etc., les espèces végétales sont autres que
les espèces actuelles de l'Europe, ou si, dans des cas rares, on trouve des
fruits semblables à ceux de quelque espèce vivante, l'identité est encore
incertaine, car deux espèces peuvent avoir un fruit parfaitement semblable
et différer dans les feuilles ou les fleurs (a). Les genres et les espèces qui,
dans ces terrains pliocènes de l'Europe tempérée, se rapprochent le plus des
espèces actuelles, ont leurs analogues aujourd'hui en Europe, ou dans
l'Amérique septentrionale et l'Asie tempérée. Quelques espèces de Juglans
et d'Acer, par exemple, sont identiques avec les espèces des États-Unis
ou en sont extrêmement voisines. Peut-être ces fruits et bois des terrains
pliocènes d'Europe sont-ils le produit d'un courant qui les aurait transportés
d'Amérique, de même qu'aujourd'hui il se dépose des productions
américaines sur les côtes d'Irlande et de Norwége? La végétation européenne
de cette époque ne se serait pas conservée à l'état fossile parce
qu'elle n'aurait pas été enfouie, et, dans ce cas, il se pourrait qu'elle eût
été composée en partie de nos espèces actuelles.
Quoi qu'il en soit, nous devons reconnaître la probabilité que certaines
espèces sont très anciennes, qu'elles ont traversé plusieurs révolutions
géologiques, et que tout au moins elles remontent à un temps qui a précédé
l'apparition de l'homme en Europe. L'observation et le raisonnement
conduisent à ce résultat, et aucune des hypothèses sur le mode de formation
des fossiles, par transport ou autrement, ne lui est contraire (6).
D'un autre côté, nous ignorons si toutes les espèces actuelles ont paru
en même temps. Peut-être elles se sont succédé, soit qu'elles aient dérivé
d'anciennes espèces à des époques successives, soit qu'elles aient été créées
successivement par une cause surnaturelle, soit enfin que les unes aient
(а) M. Ad. Brongniart m'a fait voir dans la collection du Muséum de Paris un fruit de
Juglans, qu'il ne peut distinguer d'avec une espèce actuelle, américaine. Il fait allusion
à ces identités apparentes à la fm de son article remarquable, intitulé : Tableau des
genres de végétaux fossiles, dans le Diet. univ. d'hist. nat. de d'Orbigny.
(б) On commence à se familiariser avec ces idées, principalement en Angleterre. Le
Phylologist de mai 1851, p- 132, contient une note de M. E. Lees, d'après laquelle
le révérend M, Crump, ayant fait forer près de Sliïpston, comté de Worcester, c'est-à-dire
loin des côtes de la mer, un puits de 24 pieds, il était venu l'année suivante dans les
terres qu'on en avait extraites une quantité de Glaucium luteum, plante dont il n'existe
aucun individu dans le voisinage. Sbipston est sur le lias, terrain déposé dans une mer peu
profonde, abondante en coquilles, et les auteurs de l'observation émettent l'hypothèse que
les graines de Glaucium dateraient de cette époque. Une durée de la vitalité des graines
pendant des milliers d'années, n'est pas absolument impossible. Si je doute dans le cas
actuel, c'est que le lias est une formation tertiaire, non quaternaire.