r f
62/i CHANGEMENTS DANS L'IIABITATION DES ESPÈCES.
produire ses graines^ il faut encore qu'elle puisse lutter, dans ses moyens
de propagation, avec les espèces antérieures. Ceci mérite une sérieuse
attention, et on l'oublie presque toujours. Les espèces indigènes produisent
des milliards de graines chaque année. Beaucoup périssent, sans doute,
mais beaucoup aussi tombent dans des creux, dans des fossés, où elles se
conservent et d'où elles peuvent sortir quelques années après, si les circonstances
deviennent plus favorables. Il ne faut pas croire que la faculté
de germer dure précisément un certain temps pour chaque espèce. Lorsque
des graines sont enfouies dans un terrain pas trop humide, hors du contact
de l'air et des variations extérieures de température, elles se conservent
plus que dans les circonstances ordinaires. On en voit la preuve lorsqu'on
défriche les forêts, lorsqu'on découvre des remblais accumulés depuis longtemps
ou qu'on ouvre des tranchées nouvelles; car, alors, une quantité de
graines çnfouies, qui ne pouvaient pas germer, se développent tout à coup.
Je connais même des exemples de graines tombées au fond de rivières, de
canaux, et qui, n'étant pas de nature à pourrir facilement et ne pouvant
germer faute d'oxygène, viennent tout d'un coup à pousser si la rivière ou
le canal sont mis à sec. M, Moquin-Tandon m'écrivait dernièrement :
« Quand on a creusé le canal latéral de Toulouse à Agen, on a laissé pendant
près de deux ans sans eau la partie dudit canal la plus rapprochée du canal
du Languedoc. La première année, il s'y est développé une quantité
incroyable de pieds de Polypogon monspeliense. Cette plante n'appartient
pas à la llore todousaine. D'où venait-elle? Elle ne donna pas de fruits.
L'année suivante, elle avait disparu. » Je ne puis faire sur ces pieds de
Polypogon qu'une seule hypothèse. Les graines étaient probablement tombées
d'un bateau venant des environs de,Cette, ou de quelque autre localité
maritime, car c'est une espèce du littoral. Du reste, quelle que fût leur
origine, il était évident qu'elles s'étaient conservées sous l'eau. Dans les
pays du nord et sur les hautes montagnes, il est probable que les graines
incrustées dans la glace peuvent conserver longtemps leur faculté de germer,
Divers animaux rongeurs et quelques oiseaux enfouissent des graines
dans le terrain et sont forcés ensuite de les abandonner. Il y a surtout une
cause qui produit le même effet, avec une fréquence remarquable, dans les
pays tempérés et méridionaux : c'est la sécheresse. Pendant l'été, et principalement
à l'époque de la maturité des graines, le terrain se fend par
dessiccation, quelquefois à de grandes profondeurs. Le vent fait tomber les
graines dans ces fissures, et quand le terrain se ferme par l'humidité, elles
y demeurent emprisonnées jusqu'à ce que les eaux, les excavations par les
animaux fouisseurs et le mouvement du sol causé par la gelée, les ramènent
près de la surface, où elles germent.
DES PREUVES ET DES INDICES DE NATURALISATION. 625
Il faut donc regarder la couche de terre végétale d'un pays comme un
magasin de graines^ au profit des espèces indigènes. Les espèces les plus
communes, celles qui donnent le plus de graines et les graines les plus
durables, y sont le plus fortement représentées; les espèces cultivées dans
les jardins y sont en bien petit nombre, et celles qui arrivent accidentellement
dans le pays n'y sont pas môme pour une seule semence. Dans
un hectare de terrain, les espèces primitives ont une immense quantité
de graines en réserve, et si une inondation, une intempérie les détruit à
la surface, elles reparaissent en partie tôt ou tard. La lutte est loin d'être
é'^ale entre elles et les graines peu nombreuses et souvent endommagées
que les moyens de transport peuvent jeter dans un pays. Je ne vois guère
que les espèces entretenues en grande quantité dans les jardins, et les
mauvaises herbes qu'on sème avec profusion, sans le vouloir, avec les
plantes cultivées, qui puissent soutenir la concurrence; encore, le plus
souvent, n'est-ce qu'avec le concours de l'homme, qui prépare le 'errain
et le nettoie de plantes indigènes autant que possible.
Si les causes de naturalisation sont nombreuses et quelquefois actives,
les obstacles sont puissants : qui des deux l'emporte! C'est ce que nous
verrons dans un moment, lorsque j'aurai indiqué à quels signes on reconnaît
les espèces naturalisées.
ARTICLE III.
DES PREUVES ET DES INDICES DE NATURALISATION.
Il est rare qu'on puisse avoir des preuves positives de l'origine étrangère
d'une espèce. On en est réduit le plus souvent à des conjectures plus ou
moins fondées, qu'il faut essayer de baser le plus possible sur des indices
de quelque valeur. J'en distingue de trois sortes : indices historiques, linguistiques
et botaniques.
Les indices historiques sont tirés principalement de l'étude des Flores
publiées successivement pour un pays. Tel auteur, à une certaine époque,
n'a pas parlé de l'espèce; tel autre a soupçonné qu'elle était étrangère.
Les opinions ont été peut-être contradictoires ; il faut les comparer et les
apprécier. Mais, indépendamment de ce travail, qui suppose la connaissance
des vieux ouvrages, on ne doit pas négliger certaines considérations
d'histoire proprement dite. Ainsi, des plantes d'Afrique ont pu être naturaUsées
en Italie, à l'époque où les Romains tiraient leurs blés de ce pays.
Les croisades ont répandu dans les jardins d'Europe, et sans doute aussi
WÎiil.