1 0 9 2 Or.lGlNK PI\()f!A)3LK DES KSl'ÉCKS SPONTANÉES ACTUELLES.
OU espèces douteuses, ou races, suivant, notre manière de voir et l'état de
nos connaissances, seraient aussi d'une durée indéfinie, comme la race du
cheval arabe parmi les chevaux, ou la race juive parmi les hommes; car
la durée indéfinie, que nous appelons permanence, n'exclut pas une addition
de formes nouvelles permanentes également. Il en serait alors des
espèces comme d'un arbre qui peut vivre indéfiniment et qui jouit de
la faculté d'émettre des rejetons, lesquels peuvent aussi avoir une durée
indéfinie.
Je montrerai bientôt comment cette hypothèse, admissible dans certains
cas, ne peut pas être considérée comme valable pour la grande majorité
des espèces. Toutefois, nous cherchons la vérité, ou au moins la probabilité,
en dehors de tout système et d'après l'observation; il me sera donc permis
de montrer que la théorie d'une subdivision d'espèces en races prises
maintenant pour espèces, est d'accord avec les faits géologiques, avec le
mode de formation des races, et enfin avec les doutes qui divisent les
naturalistes sur la limite d'un grand nombre d'espèces et sur la définition
même du mot espèce.
La géologie, en effet, nous montre le règne végétal comme plus varié,
plus nombreux en genres et espèces aux époques récentes qu'aux époques
très anciennes. Les nombres relatifs d'espèces trouvées à l'état fossile ont,
j'en conviens, peu de valeur; mais l'augmentation des espèces en général,
depuis les formations siluriennes ou du grès rouge, même depuis la formation
carbonifère, jusqu'à notre époque, me paraît un fait incontestable.
Elle peut venir ou de créations successives, ou de ramifications, pour ainsi
dire, d'anciennes espèces, ou de ces deux moyens h la fois. Plus on admettra
l'augmentation du nombre des formes, plus on sera disposé à chercher
des hypothèses multiples et actives pour l'expliquer.
Le mode de formation des races ne nous est connu que dans les plantes
cultivées où il est aisé, rapide, à cause de la nature de ces plantes et de
l'action énergique de l'homme pour isoler les formes distinctes. J'ai montré
(p. 1086) pourquoi nous ne connaissons pas de races parmi les plantes
spontanées, qui se soient établies de nos jours et même depuis deux ou
trois siècles. Non-seulement notre observation est imparfaite, insuffisante,
pour un phénomène aussi délicat ; mais il manque le temps et l'isolement
qui sont indispensables, surtout pour des espèces moins flexibles
que les plantes cultivées.
S'il en est ainsi à notre époque, il n'en est pas de même lorsqu'on
envisage une série d'époques antérieures.
Le temps ne manque pas, quand on se place à ce point de vue. Les
^^•spèces actuelles sont beaucoup plus anciennes que les observations des
CHANGEJIENTS QUI ONT l'U s'OPÉUKR DANS LES ESPÈCES. 1093
naturalistes. Elles sont même, pour la plupart, et selon toutes les probabilités,
plus anciennes que l'homme (p. 1059). Les géologues accordent à
la durée de l'époque quaternaire, jointe à la nôtre, plus de temps qu'il
n'en faut pour que les espèces les plus récalcitrantes aient pu produire
des variations ou des monstruosités, passées à l'état de races. Yoilà pour
l'élément du temps.
La seconde condition, et la plus rare, est l'isolement. Elle a dû se présenter
aussi, dans le cours naturel des choses, en supposant une longue
série de siècles, et voici de quelle manière :
1° Des portions de continents ont pu se changer en îles, et des continents,
tout entiers, en archipels. Alors des espèces dont les individus pouvaient
se féconder mutuellement, et dont les graines étaient transportées
facilement au milieu des formes nouvelles et locales qui se développaient
parfois, se sont trouvées cantonnées, isolées peut-être pendant plusieurs
milliers d'années. De là, une cause, non de changement dans ces espèces,
mais de durée et de consolidation des changements qui ont pu survenir
dans chaque localité.
2" Des variétés extrêmes ont eu le temps de se former, et des variétés
intermédiaires ont eu le temps de disparaître, ce qui a produit un isolement
d'une autre nature, favorable à la production des races, et surtout de
races qu'on peut croire des espèces. Je suppose qu'il existe aujourd'hui
une espèce A, offrant des variétés Ç>, y, S, e, 0. Ces variétés étant
énumérées selon leurs affinités, « et 6 sont très disparates, et sans les
variétés intermédiaires qui les relient, on les prendrait probablement pour
deux espèces. Elles ne peuvent point se féconder mutuellement, soit parce
qu'elles habitent des pays éloignés ou des îles distinctes, soit parce qiie
l'une fleurit avant l'autre. Comme « peut se croiser avec p et y, que G
peut se croiser avec Ç, et peut-être s, ces variétés extrêmes sont altérées
fréquemment et ont de la peine à passer à l'état de race. Si leurs qualités
étaient héréditaires, nous ne serions pas tentés de dire qu'elles constituent
des espèces, vu les formes intermédiaires et la faculté de fécondation mutuelle.
Mais si, dansla suite des siècles, un ou plusieurs des chaînons viennent
à périr, il n'en sera plus de même. Les variétés y, e habitent peut-être des
régions qui viennent à s'abaisser au-dessous de la mer; ou dont le climat
change par la destruction des forêts, la submersion ou l'émersion de pays
voisins ; ou encore dans lesquelles il se répand un insecte, une espèce d'oiseau
ou de rongeur, qui attaque leurs graines d'une manière destructive;
cela suffit pour qu'elles cessent d'exister. Les deux fragments de l'ancienne
espèce tomberont alors dans ces formes douteuses que les uns regardent /
comme espèces, et les autres comme variétés. De plus, elles pourront beauÉ