On se promène, on se repose avec délices à l’ombre de ces arbres toujours
verts; l’air pur et frais qu’on y respire cause une sensation inexprimable, dont le
charme,ne peut bien être senti que par ceux qui ont approché du tropique. C ’est
la douce impression de cette température moins brûlante, c’est l’opposition des
prés et des rochers, des champs et du désert, de la verdure et du sable, des
jardins et du site le plus sauvage, en un mot le contraste de la nature et de
1 art, qui donnent à ce canton une physionomie distincte et tout-à-frit différente
de 1 aspect trop monotone de tous les autres points de l’Égypte. Enfin, au milieu
de tous ces tableaux si variés, si pittoresques, le voyageur jouit encore du spectacle
de plusieurs antiques monumens qui sont restés debout ; foibles mais précieux
vestiges de 1 ancienne puissance d’Éléphantine. Telle est la première terre
cultivée de l'Égypte, et telle est l’entrée du Nil dans ce pays lorsqu’il a franchi
la chaîne de granit qui le traverse, et les innombrables écueils de la dernière cataracte
fi).
Ce point étoit, dans l’antiquité, la clef de l’Égypte, du côté du midi. Sous le
règne de Psammitichus, dit Hérodote, il y avoit garnison à Éléphantine contre
les Éthiopiens, à Daphnes de Péluse contre les Syriens et les Arabes, à Marea
contre la Libye. Du temps de cet historien, les Perses entretenoient aussi une
garnison a Éléphantine (2). Selon Strabon, il s y trouvoit une cohorte Romaine (3).
Pomponius Mêla compte Éléphantine parmi les plus célèbres villes d’Égypte :
Earum clarissimoe procul à mari, Sa is, Memphis, Syene, Bubasth, Elcphamis et
Theboe. En parlant des voyages du grand Germanicus, Tacite appelle cette ville une
des anciennes barrières de 1 empire Romain : Exin ventutn Elepluintinen ac Syenen,
claustra olim Romani imperii (4)- Enfin il y avoit encore, au temps du Bas-Empire,
une cohorte stationnée à Éléphantine (5). Mais l’importance d’un poste militaire,
ou, si l’on veut, d’une ville frontière, est encore loin de répondre à l’idée
qu’on peut se frire d’Éléphantine, quand on sait qu’elle a possédé des rois particuliers.
Cette question mérite d’être examinée à part : les recherches qu’elle
exige m’arrêteroient ici trop long-temps (6).
A la ville que conrenoit l’île d’Éléphantine, suivant Strabon (7), et qui étoit
situee vers le midi, a succédé un petit village. Ce hameau occupe le pied d’une élévation
fermée par le rocher de granit et par les décombres des anciennes habitations
: il est habite par des Barabras ou Nubiens, et très-peuplé pour son étendue.
On trouve plus au nord un autre village plus considérable, occupé, comme le
premier, par des Barabras. Ces villages n’ont pas de nom particulier, et l’île
meme nest plus désignée que par celui de Syène, qui est en fece; on l’appelle
Geçiret Asouân, ou l’île de Syène : je n’ai pas entendu de la bouche des habitans
le nom S el-S a g , rapporté par des voyageurs.
(1) Atque EUphantina sub ipsis fer} cataraclis Jticel. (2) Herod. M is e r, Iib. I I , cap. 30.
(Ælius Aristides,/« Ægyptio, version de l’édition d’Ox- (3) Sttdb.Ceogr. Iib. XVII, p. 820.
ford, 17 2 2 , p. 34 3.) (4) Tac. Annal. Iib. u .
Selon le sentiment des Grecs, rapporte par Herodote (5) JVotùia utraque dignit. imperii, p. 90.
( liv. X I , ch. ¡ y ) , l’Égypte commençoit à la cataracte (6) Voyez ci-dessous, J . VI.
et à la ville d Eléphantine. (7] Strab. Oeogr. Iib. XVII, p. S 17.
La forme de l’île est alongée; sa longueur, du sud-ouest au nord-est, est de
mille quatre cents mètres ( i) , et sa plus grande largeur de quatre cents mètres (2).
Environnée d’écueils presque de toutes parts, elle laisse à peine au fleuve un passage
navigable : le bras qui la sépare de Syène, est large d’environ cent cinquante
mètres (3), à l’endroit où on le traverse ordinairement quand on veut passer du
continent dans l’île ; la moindre largeur de ce bras est de quatre-vingt-douze mètres,
c’est-à-dire, précisément un demi-stade, distance de Syène à Éléphantine, suivant
Strabon (4). En venant de Syène, on aborde à une petite anse, au pied d’un
ancien quai ou mur de revêtement qui a été bâti entre les pointes saillantes du
rocher pour défendre l’île contre les hautes eaux. Ce quai assez élevé est construit
avec soin et d’une manière particulière, dont je rendrai compte ailleurs; il se
remarque d’assez loin par sa couleur blanche, et par son élévation, sur-tout dans
les basses eaux (5).
La butte de décombres formée par les débris de l’ancienne ville a sept ou huit
cents mètres de tour (6) ; c’est comme un plateau élevé qui domine tout le reste,
et qui a pour noyau, comme je l’ai dit, un ancien îlot de granit, où les atté-
rissemens se sont formés depuis un temps immémorial : du rivage de Syène,
on le voit se détacher en brun sur le rideau élevé de la chaîne Libyque, toute
recouverte de sables blanchâtres, et percée çà et là par des aiguilles noires de
granit.
Cette butte est toute couverte d’assez belles cornalines et d’agates, qui n’ont
pu etre apportées la en aussi grand nombre : il feut croire que leur gisement est
dans le granit même (7). Les Barâbras qui habitent cette île, hommes, femmes et
enfans, s occupent à ramasser ces cornalines, et viennent les offrir aux étrangers
avec des médailles, des lampes antiques et des amulettes, qu’ils trouvent en graiid
nombre en fouillant les ruines. Le caractère de ces bonnes gens a une teinte de
franchise et de gaieté qui plaît et qui attache ; nous avons éprouvé chez eux un
accueil, une prévenance qu’on ne trouverait pas ailleurs en Égypte.
Ce qui attire le plus la vue quand on parcourt cette butté, ce sont deux grands
massifs placés sur la sommité de l’éminence; lorsqu’on approche, on les reconnoît
pour les montans dune porte de granit taillée avec beaucoup de soin, et couverte
de sculptures Égyptiennes (8). En allant au fleuve , et vers le cap que forme
lîle au midi, on voit une grande quantité de sarcophages creusés dans le roc
et dignes d attention, comme les seules tombes de cette espèce qui se trouvent
en Égypte. Peut-être ces excavations sont-elles le reste des anciens travaux faits
dans cette île pour l’exploitation du granit. C ’est d’Éléphantine, suivant Hérodote,
quon tira ce frmeux monolithe de Sais, qui avoit vingt-une coudées de
longueur, et dont le transport exigea trois ans et deux mille bateliers (9). La
(1) Sept cents toises environ. (6) Trois cent cinquante à quatre cents toises.
(2) Deux cents toises environ. (7) J ’en ai trouvé une qui porte des empreintes natu-
(3) Soixante-quinze toises environ. relies en forme de croix.
(4) Quarante-sept toises environ. Strab.l. X V I I , p. Siy, (8) Voyez pl. j o , f g . 4 , au point 2 , et pl. j 2
(j) V o y e z p l'JO 'fig .i, au point 3. Voyez aussi p l. 3 2 , au point 3.
jtÿ. 1 et 2. (9) Herod. Histor. Iib. I l , cap. 175.