lassitude cple le voyageur éprouve à tenir constamment dans la main une ou
deux bougies allumées, enfin le bruit incommode que font en volant autour de
lui des milliers de chauve-souris, seul ventilateur de ces galeries souterraines ; on
n’aura qu’une foible idée de la gêne qu’il doit y souffrir. Il faut encore se figurer
ces passages longs et étroits où l’on est contraint de se traîner à plat ventre, ces
puits si multipliés, ces momies si inflammables, et même plusieurs dangers réels
que l’on rencontre aujourd’hui dans des lieux jadis si fréquentés par la population
d’une grande capitale. Là même où l’on accomplissoit les cérémonies les
plus imposantes avec toute la pompe de la religion et tout le luxe des arts,
un voyageur, curieux de ces merveilles, est réduit à ramper, le visage plongé
dans des décombres, et court même quelquefois le risque de la vie. Si les
murs n’étoient couverts de peintures et de sculptures d’un fini admirable, preuves
parlantes de l’ancien état des hypogées, quelle idée auroit-ii des historiens qui
nous ont vanté si haut les tombes et les funérailles des Égyptiens | C’est ce contraste
qui engage à entrer ici dans de nouveaux détails sur l’état actuel des
lieux. Il est bon d’ailleurs de prémunir les voyageurs futurs contre les accidens
qui les attendent dans les catacombes, et qui, tout au moins, peuvent nuire à
leurs observations.
Les Arabes qui habitent aujourd’hui dans les excavations de la montagne,
sont d’une extrême pauvreté , et l’espoir chimérique d’y trouver des trésors
contribue à les retenir dans les singulières demeures dont ils ont fait choix. Cette
espérance est soutenue de temps en temps par la rencontre de quelques antiques
d’or massif, et par l’aspect des feuilles d or qu ils aperçoivent sur 1 enveloppe et
sur la peau même des momies. S’il faut en croire certains rapports, ils trouvent
aussi quelquefois des pièces de métal*dans la bouche de ces momies, mais je nai
aucune connoissance personnelle de ce fait, et je me garderai de le garantir. En
outre, les Arabes ramassent des bronzes, des lampes, des vases, enfin toute sorte
d’antiques bien conservées, que l’on transporte au Kaire, pour les vendre aux
Européens. Ils sont donc continuellement occupés à fouiller les catacombes avec
une patience infinie. Ils s’avancent dans ces labyrinthes, s enfoncent aux extrémités
des galeries , soulèvent les corps qui sont a terre, les visitent par-tout,
mettent les enveloppes en pièces, enfin ne laissent aucun objet sans 1 examiner.
Qu’on imagine maintenant qu’un Européen, ignorant cette pratique', s’est introduit
tout seul dans un hypogée : après avoir parcouru nombre de galeries et de salles, et
avoir considéré les momies pendant des heures entières, s il est fortement occupe
à voir ou s’il médite dans un profond silence, et que tout-à-coup il vienne a
entendre au fond d’un puits quelque bruit un peu considérable, n’éprouvera-t-il
pas une impression soudaine, je ne dis pas de terreur ou de crainte, mais d agitation
et de trouble involontaire, faute de pouvoir expliquer à l’instant par une
cause naturelle un effet imprévu! et s’il voit une figure blanche sortir lentement,
une lampe à la main, du milieu des cadavres, ne lui faudra-t-il pas un
peu de réflexion pour deviner que ce fantôme est un Arabe ayec son barnous (i),
( i ) Manteau blanc, habit ordinaire et presque unique des Arabes.
enseveli volontairement au milieu des morts, et cherchant des antiques à la lueur
de sa lampe !
Différentes causes qu’on a indiquées plus haut, ont altéré les plafonds des hypogées.
La destruction des piliers et des supports est encore une cause qui a fait
éclater ces plafonds : il s’en détache de temps à autre des parties énormes ; et si
l’on est inattentif ou trop occupé, on peut être écrasé par la chute des pierres.
Une fois le quart d’un pilier s’écroula pendant que je le dessinois, et rasa ma tête
en tombant. Je courus une autre fois le risque de la vie, dans un hypogée à la porte
duquel le feu prit par accident. Le bitume, qui s’enflamme si rapidement, et une
certaine matière rouge qui s’allume comme de la poudre, avoient promptement
communiqué le feu aux toiles éparses, aux cartons et aux bois peints qui étoient à
l’entrée. J ’étois alors avec deux Arabes au fond d’un puits de quatre mètres [douze
pieds] de profondeur; il falloit remonter ce puits avec des cordes, marcher plus
de trente pas sur un chemin difficile, et sortir en rampant par une entrée extrêmement
basse, que les flammes auroient bouchée. Par bonheur, le feu s’éteignit de
lui-même ; et ce n’est qu’à la sortie du caveau, en voyant les murs tout noircis et
en marchant sur des cendres chaudes, que nous connûmes le péril auquel nous
avions été exposés.
Ces accidens affreux, mais bien rares sans doute, puisqu’ils n’ont été funestes
à aucun des voyageurs de l’expédition, malgré leur curiosité et leur imprudence,
ne sont pas cependant ce qu’il y a de plus à redouter pour ceux qui visitent les
catacombes; témoin l’aventure arrivée à deux d’entre nous. Ils avoient pénétré, à
cinq heures du soir (i), au fond d’un vaste hypogée décoré avec la plus grande
magnificence, et composé de salles, de galeries et de couloirs faisant des angles
fréquens. Quand on s’arrête souvent, que le spectacle occupç fortement l’imagination
par des choses étranges et absolument neuves, le chemin parcouru paroît
plus long, et les détours plus compliqués. En outre, la profonde obscurité de ces
lieux, qu’on ne peut dissiper qu’en transportant soi-même une bougie au point
que l’on veut bien voir, fait faire beaucoup de pas à droite et à gauche; car, à
côté de la foible clarté que cette bougie procure, tout le reste est ténèbres. Il arrive
donc qu’après avoir fait cinq cents pas en ligne droite, on croit en avoir fait mille.
Nos curieux avoient rencontré, sur leur route, un puits dont ils avoient jugé la
profondeur d’environ dix mètres [trente pieds]; pour le traverser, ils avoient été
obligés de s’asseoir sur le bord en s’avançant sur leurs mains. N’ayant pas compté
les détours de la route ni constamment regardé à leurs pieds, ils pensoient avoir
laissé derrière, eux plusieurs puits ; et effectivement il y en avoit d’autres encore
plus profonds dans l’hypogée. Enfin ils n’avoient qu’une idée confuse ou même
fausse de la forme des lieux : il n’y a rien de commun entre l’impression que
fait sur le cerveau l’ensemble des lignes d’un labyrinthe, sur-tout dans la situation
qu’on vient de décrire, et l’effet que produit sur l’oeil le plan dessiné des mêmes
lieux, vu de sang-froid.
Par une imprudence dont l’expérience seule pouvoit leur apprendre tout le
(1) Le 2 1 vendémiaire an 8 [ 1 3 octobre 1799 ].