
II nous reste maintenant à faire voir que tous les témoignages de l’antiquité coïncident
avec l’opinion et les faits que nous venons d’exposer sur l’exhaussement de
la plaine de Thèbes et de toute la vallée de l’Egypte. Les citations d’Hérodote
que nous avons déjà faites, y sont entièrement conformes. Mais d’autres passages
de cet historien s’y rapportent encore : il dit ( i), sur la foi de tous les prêtres du
pays, qu’au temps de Ménès, toute la basse Egypte n’étoit qu’un marais; et, d’après
çe qu’il a observé lui-même, que la plus grande partie de l’Egypte est un présent du
fleuve (2).
Aristote (3) énonce la même opinion en parlant de l’Egypte, dont il dit que
le terrain est entièrement formé par le limon que le Nil charie avec ses eaux.
Diodore (4), Strabon (5), Pline (6), Plutarque (7), adoptent tous l’opinion
d’Hérodote, qu’ils appuient chacun de raisons qui leur sont particulières. Cette
unanimité est extrêmement remarquable, et l’on a peine à concevoir comment
un académicien célèbre ( 8 ) a p u , d’après les mêmes autorités, avancer une
opinion diamétralement opposée. Un des plus forts argumens dont Fréret sè sert
pour soutenir- que le sol de l’Egypte n’a éprouvé aucun changement, consiste
en ce que toute l’antiquité et tous les écrivains du moyen âge s’accordent à assigner
le même nombre de coudées (9) pour termes d’abondance. C’est ainsi qu’Hé-
rodote, Strabon, Pline, Plutarque, Aristide, Ammien-Marcellin , indiquent,
tous, les termes de quatorze à quinze coudées pour les années de fertilité ; il en
est de même des écrivains Mahométans : d’où Fréret conclut que le sol de
l’Egypte n’a éprouvé aucun changement. Encore actuellement même, une crue
effective de quatorze, quinze et seize coudées marquées au nilomètre du Kaire,
est un indice certain d’une abondante récolte : mais nous n’en tirerons point les
mêmes conséquences que l’académicien; car il est facile de concevoir que le lit
(1) Herod. -Hist. lib. n , cap. 4 > pag. 9 2 , edit. 1618.
(2) Ibid, cap. 5 et seq.
Hérodote rapporte toutes les raisons qu’on lui a données
et qu’il a cherchées lui-même pour motiver cette opinion :
mais les conséquences qu’il en tire ne sont pas toujours
' exactes. Ainsi, par exemple, il suppose que, p a r suite,
de l’exhaussement du sol de l’Egypte, ce pays deviendra
stérile et absolument inhabitable; conséquence absurde,
qui ne provient que de ce qu’Hérodote ne considère pas
que le fond du lit du fleuve et le sol de la vallée s’exhaussent
l’un et l’autre dans un rapport tel, que le résultat
qu’il annonce ne peut arriver. L ’infertilité plus ou moins
grande de l’Egypte ne proviendra probablement jamais
que de la mauvaise distribution des eaux, de la direction
peu favorable des canaux, du défaut de leur entretien,
et de l’envahissement des sables du désert.
(3) Arîstot. Meteorolog. Iib. 1 , cap. i 4>
(4) Diod. Sic. Biblioth. hist. Iib. I I I , pag. 1 7 5 , edir.
1746.
(5) Strab. Ceogr. Iib. x n , pag. 5 3 6 ,edit. 1620.
(6) Plin. Hist. iiat. Iib. x i j i , cap. 1 1 .
(7) Plutarch. deIside et Osiride, pag. 367, edit. Fran-
cofurt. 1599.
(8) Voye^ un mémoire de Fréret, ayant pour titre, De
Vaccroissement ou élévation du sol de l ’Egypte par le
débordement du N i l , tom. X V I de Pédition ïn-4.0 des
Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-Iettres,
VaS '333'
(9) Hérodote {Hist. liv. I l , chap. 13 , pag. 94 de
l’édition de 16 18 ) indique seize ou au moins quinze
coudées.
Strabon ( Geogr. Iiv. XVII, pag. 788 de l’édition de
1620} indique quatorze coudées.
Pline [Hist. nat. Iib. v , cap. 9) s’exprime ainsi: Justum
(N ili) incrementum est çubitorum sexdecim. Minores aquoe
non omnia rigant; ampliores detinent, tardiùs recedendo,
H ce serendi tempora absumunt solo madente; ilice non dant
sitíente. Utrumque reputai provincia : in duodecim cubitis
fatnem sentit, in tredecim etiamnum esurit¡ quatuordecim
cubi ta hilaritatem afferunt, quinde dm securitatem, sexdecim
delicias.
Plutarque, dans son Traité d’Isis et d’Osiris, et Aristide,
dans son Discours sur l’Egypte, indiquent l’un et
l’autre quatorze coudées.
Un grand nombre de médailles d’empereurs marquent
seize coudées.
Ammien-Marcellin,dans le chapitre 15 du livre X X 1 1
de son Histoire, s’exprime ainsi : Abundé i taque luxuriant
ita est noxius, ut infructuosas, si venerit parcioy : gurgitum
enim nimietate humectant diutiùs terras, culturas moratur
du fleuve et des canaux, et le sol de la vallée) peuveht, par l’effet des dépôts quy
laissent les eaux limoneuses du Nil, augmenter réellement et conserver la même
différence de niveau (ï). Alors, si le volume des eaux he change point, et cést
ce qui arrive au Nil, la crue effective se manifestera toujours la même, toutes
choses égales d’ailleurs. Il n’y a point de doute que le nombre de coudées n’indique
une crue effective, et non pas la hauteur des eaux, à partir du fond du lit du fleuve ;
hauteur que des circonstances particulières rendoient trop variable, pour qu’elle
pût servir de point fixe de départ et de terme de comparaison. Ainsi, de cette
constance dans les crues effectives du fleuve, on ne peut point absolument conclure
que le sol de la vallée de l’Egypte n’a éprouvé aucun changement. Il n’est pas
inutile de faire observer que les coudées dont parlent les auteurs que nous venons
de citer, ont été marquées aux nilomètres de Memphis et du Kaire, nilomètres
comparables (2) entre eux à cause de la petite distance qui les sépare.
L ’exhaussement de la plaine de Thèbes étant bien constaté, pour donner le
moyen d’apprécier dans les siècles à venir la quantité dont le sol se sera élevé,
nous avons comparé le niveau moyen de cette plaine à des points remarquables
et durables des monumens. Nous avons choisi, sur la rive droite du fleuve, le bas
de la fenêtre la plus méridionale ( 3 ) faisant partie de la seconde rangée d’ouvertures
pratiquées dans le premier pylône du palais de Karnak à l’ouèst. Cette
fenêtre, du côté de la cour, est élevée de seize mètres cent seize millièmes (4) au-
dessus du niveau moyen de la plaine environnante. Sur la rive gauche, nous
avons choisi pour repères les piédestaux des deux colosses du nord et du sud.
A l’époque de notre séjour à Thèbes, le niveau moyen de la plaine étoit inférieur
d’un mètre quatre-vingt-sept centièmes (5) à l’arête supérieure de la face du
piédestal du colosse du nord exposée à l’est, et d’un mètre soixante-dix-neuf centièmes
(6) seulement, Èrl’arête pareille du piédestal de l’autre colosse.
agmrumj panitatc autan tninatUr stériles segetes. Eumque (l) Pour mieux faire sentir la conséquence à laquelle
• hemo aliquando extolli cubitis alliùs X V I posscssor optavit. nous voulons arriver, nous supposons ici que le fond du
Kalkashendi, d’après le témoignage d’al-Kodaï, in- Nil et le sol de la vallée s’exhaussent également; ce qui
dique quinze et seize coudées; Maçoudy, quinze, seize n’est point cependant rigoureusement vrai. II ne faut
et même dix-sept coudées; i’Edricy, seize coudées. considérer ce rapport que comme une sorte de limite
Quelques voyageurs modernes indiquent des crues de autour de laquelle oscille sans cesse le vrai rapport d’ex-
vingt-deux à vingt-trois coudées ; mais il n’y a point de haussement, que l’on ne pourra probablement jamais
doute qu’ils ne ütssent mention de toute la hauteur du apprécier, tant¿1 y a de causes différentes qui contribuent
fleuve, à partir du fond de son lit. à sa détermination pour un lieu donné.
Notre objet n’est point de discuter tous ces téntoi- (a) On sait que la crue effective des eaux du Nil
gnages, qui nous conduiroient à examiner si la coudée n’est point la même dans toute l’étendue de l’Egypte,
dont i l est fait mention est tou jours restée la même depuis Elle est bien plus considérable à Eléphantine qu’au
Hérodote jusqu’à ces derniers temps ; ce travail sera nteqyâs de l’Ile de Roudah, et les eaux s’élèvent de
entrepris par quelques-uns de nos collègues. II nous a moins en moins à mesure que le fleuve s’approche de
suffi de rassembler ici tous ces témoignages, pour en con- la mer.
dure seulement que la quantité à peu près invariable des (3) Voyez la planche 2 1 . f i g . J , A. vol. I I I .
crues effectives, exprimée en coudées, ne peut conduire (4) Huit toises un pied sept pouces quatre lignes,
à cette conséquence, que le sol de l’Égypte n’a éprouvé (5) Cinq pieds neuf pouces,
aucun changement* (A) Cinq pieds six pouces.