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Sertorius , 8cc : & i! faut reconnoître que le plus
fage des hommes n’a pas fu , mieux que tous ces
autres fages , réfifter à la tentation d'en impofer aux
hommes pour s’afsûrer leur fuffrage.
Socrate ne tenoit point d’école publique comme
les autres Philofophes ; il ne donnoit point fes leçons
à des heures marquées; il philofophoit en con-
verfant avec fes amis à table, à la promenade, dans
le filencè' de la retraite., dans le tumulte des camps ,
par-tout, à toute heure. Ses leçons étoient fes dif-
cours & fes exemples. Ses principaux difciples étoient
Platon, qui rendoit grâces aux Dieux de trois chofes;:
io. de lui avoir donné une ame raifonnable , 2°.
de l’avoir fait naître Grec & non pas barbare ; 30.
de l’avoir fait contemporain de Socrate ; Alcibiade,
que , malgré fes talents & Ion orgueil , il forçoit
à pleurer quelquefois fur fes erreurs & fur fon orgueil
même , & qui avouoit qu’il ne pouvoit vivre
ni avec un tel cenfeur ni fans un tel ami ; Eu»
dide de. Mégare qui fe déguifoit en femme , pour j
entrer dans Athènes , & àffifter aux leçons de
Socrate , parce qu’il étoit défendu aux Mégariens ,
fur peine de la v ie , de mettre le pied dans l’Attique ;
Xénophon, qui, auffi bien que Platon , a immor-
talifé fon Maître ; Ariftippe, ÔCc. Xénophon cite
d’après Socrate, une belle prière, tirée d’un Poète
dont le nom n’eft pas connu : a Grands dieux !
» donnëz-noüs les biens qui nous font néceffaires, foit
» que nous:vous les demandions, -ou non, & éloi-
» gnezde nous foutes les chofes qui pourraient nous
» nuire, quand même nous vous les démanderions.»
Cptte prière éft peut-être plus philofophique, &
certainement moins préfomptueufe que celle que fait
Horace, & dans laquelle il fe difpenfe de demander
aux Dieux , ce qu’il croit pouvoir fe procurer à lui-
«q£me:
Sed fatis efi ordre Jevem quee donat & aufert ;
Det vitam , det opes, ariimum mî oequumipfe parabo.
L’ironie de Socrate , & plus encore peut-être là
ïâgeffe , lui avoit fait d’irréconciliables ennemis.
Ces Sophiftes, qu’il avoit démafqués, avoient deux
puifïantes raifons de ne jamais lui pardonner ; il les
avoit attaqués à la fois du coté de la vanité & du
côté de l’intérêt. En les confondant 8c les avilif-
fant aux yeux de leurs difciples , il avoit confidé-
rablement diminué le nombre de ceux-ci. Tout le
inonde quittoit les vaines ôc faftueufes leçons de ces
Sophiftes , pour les entretiens fimples ÔC fubftantiels
de Socrate. Il eft clair qu’il falloir perdre Socrate.
On commença d’abord par lui fuscirer un ennemi
redoutable, Ariftophane. Soit que ce célèbre
Poète comique fe fût vendu aux pallions d.es Any-
tus , des Mélitus & de leurs femblables , foit qu’il
ne fît que fuivre fon propre reffentiment excité par .
la préférence que Socrate , ami d’Euripide, donnoit J
hautement à la tragédie fur la comédie, 6c par les J
plaintes qu'il publiquement de la licence ç#rçnée \
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qui régnoit dan's l’ancienne comédie , c’eft-a-dîre }
dans celle de fon temps, il entreprit de jouer Socrate
dans fa comédie des Nuées.
Socrate n’alloit jamais aux comédies que quand
Alcibiade ou Critias l’y entraînoîent malgré lui. Il
fè trouva contre fon ordinaire à la répréfentation
de la pièce des Nuées. Il favoit qu’elle étoit dirigée ■
contre lui. Il y fut conduit ou par le mouvement
de cette-curiofité ordinaire qui nous fait délirer de
lavoir ce qu’on dit de nous , ou par celui d’une
çuriofité plus philofophique, qui joint à ce défit celui
de-le connoître mieux & de fe corriger! Il lui
etoit plus d’une fois arrivé de laiffer éclater fort
mécontentement aux réprélèntations de certaines comédies
où l’abus de la latyre perfonnelle l’avoit révolté
, 6c malgré fa prédilection pour la tragédie ?
& fon amitié pour Euripide, il étoit forti une fois
tout indigné , d’une tragédie de cet Auteur où il
avoit été bielle d’une maxime dangereufe qu’il avoit
entendue parmi tant de maximes faines 6c utiles
dont les pièces de ce grand tragique font remplies.
Socrate entendit la comédie des Nuées toute entière
fans montrer la moindre émotion ; ôc quelques étrangers
demandant qui étoit ce Socrate dont il étoit tant
parlé dans la pièce , il vit tous les yeux fe tourner •
de fon côté ; il crut devoir fe prêter à cette curio-
hte , il fe leva de fà place, 6c fè laifla voir tant
qu on voulut. Ceux 'qui l’entouroient, admiroient fon
fang fioid ÔC fa patience : mais fa conduite étoit-
elle entièrement exempte d’oftentatron ? Ses difcoûrs
au refte furent fages ÔC modérés. J’ai cru, dît-il, as-
fifter à un repas, où mes amis m’avoient pris pour
objet de plaifanteries agréables, 6c je fais qu’il faut
entendre raillerie.
Ces plaifanteriés agréables étoient de mettre dans
fâ bouche, les plus fortes impiétés, pour autorifèr
l accufation d’athéïfme 6c d’incrédulité que Jès ennemis
fe dilpofoient dès lors à lui intenter ; c’étoit dé
lui donner par-tout l’expreffion de la vanité, de
l orgueil, du mépris pour les autres ; c’étoit de lui
imputer une do Chine criminelle , de le repiéfenter
enfeignant à un jeune homme à battre fon père, au
père a fruftrer fes créanciers, 6c donnant l’exemple
de corrompre la jeunefïè. Cette pièce , par le mauvais
choix du fujet, qu’on youloit cenfurer , & qui
ne meritoit que des éloges ; par la licence , l’indécence
, l’injiiftice 6c la , calomnie , fut l’opprobre
de l ancienne comédie. Boileau le rappelle dans fon
art poétique:
On vit par le public , un poète avoué y
S’enrichir aux dépens du mérite joué, *
Et Socrate par lui,, dans un choeur de Nuées
D ’un vil amas de peuple attirer les huées.
Enfin , de la licence, on arrêta le cours*
Le Magiftrat , des loix emprunta le fecours.
Et rendant par édit les Poètes plus fages
Défendit de marquer les noms 6c les vifages;
L e théâtre perdit fon astique fureur 9
S ô c
Horacô qui voyoit dans l’ancienne comédie le moitié
& l’origine de la fatyre , en relève les avantages
, 6c en diflimule les inconvéniens. Il goûte
fort cette liberté àç cenfurer tous les vices :
Eupotis atque Cratïnus Arifiophanesque Poetce,
Atque aïïi quorum comizdia prifca virorum eft,
Si ' quis erat dignus defçribi , quod malus ac furf
Qubd Moechus foret , aut Sicarius , aut alto qui
Famofus , multâ cum übertate notabant.
Mais encore falloit-il s’aflurer f i quis erat di-
gnus defçribi. Après avoir vanté l’efficacité du ridicule
pour corriger les moeurs :
ridiculum acri
Fortiks acmeliàs magnas plerumque fecat res.
Il ajoute à la louange de l’ancienne comédie :
llli , fcripta qui bus comoedia prïfca vïris eft
Hoc fiabant, hoc fu it imitandi.
Il ne falîo'î . certainement pas imiter Ariftophane
dans fa- comédie ' falyrique contre Socrate.
Lorfque le même Horâce parle des vers Fef-
eennins 6c de l’origine de la comédie chez les Romains
, ce qu’il en dit s’applique dè foi-même à
l’ancienne comédie des Grecs ,* alors il tient compte
des inconvéniens, aufli bien que des avfmtages , il
approuve qu’on ait mis un frein à la licence originaire
, 6c qu’en ôtant à la comédie les moyens de
nuire , on lui ait rendu plus nécefiaire encore l’art
de plaire.
Fefcennina per- hune invecta licentix morem
Veifibus altérais spprobria ruftica fudit,
Libertasque recürrertes accepta per annos ,
Lufit amabiliter , donec jam fizvus apertam
' în rabiem crépit verù jocus 6# per honeftas
Ire domos impuni, minax. Doluere cruento
Dente lacejfiti , fuit tntactis quoque cura-
€onditione fuper ccmmuni ; quin eùam lex
Pan ique lata, rnalo quee nollet carminé quemquam
Defçribi ,• veitere medum formuiine fuftis-
Ad benè dicendum delectandumque redactir-
Græ.i.i capta ferum vïctonm cepit & artes
lntulit agnfti Latia-, fie horrïdus ille
Defluxit munems: Saturnins , 6» grave viras
Munditice pepulerc „ fed in longum tatnen cevum
Manfcrunu,. hodièque: moment viffigia ru ris..
Il dit encore dans l’art poétique ,N en parlant dè
ïancienne comédie grecque 5> qu’il ne loue glus, alors
fans reflriélion...
Succeffit vêtus■ Iris cornadia, non fine mulïâ-
Laude , fid in vitium libertas. excîdit , & vint
Dignatn lege régi, lex eft accepta , chorus que
f urpiter ohicuit y fublatop^re. nocendi
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La liceticS éalomnieufe qu’Ariflophane s’etoit per»
mife à l’égard d'un fage ÔC d’un jufle tel que Socrate9
.devint plus odieufe encore dans là fuite, par le parti
qu’en tirèrent les coupables ennemis du Philofophe,
Ce fut dans la comédie des Nuées qu’ils puisèrent
les principaux chefs d’accufation contre Socrate. Ils
les réduisirent à deux : l’un , qu’il ne penfoit pas
bien des dieux , l’autre qu’il corrompoit la jeu-
neffe. Les accufateurs furent Mélitus , Anythus ÔC
Lydon. Socrate dédaigna de folliciter fes juges, 6c de
fe défendre par le miniftère d’un Orateur. Le célèbre
Lyfias brigua l’honneur de plaider fa caufe
6c lui communiqua un difeours qu’il avoit composé
fur ce fujet. Socrate le jugeant plus éloquent que
convenable à un Phiicfophe tel que lui, donna de
grands éloges à Lyfias , le remercia de fon zèle ÔC
de fon amitié, mais n’employa point fon plaidoyer
ni fon miniftère. Cité devant les juges, il y comparut
, il fe défendit avec les feules armes de la vérité
, contre tous les artifices de Mélitus qui porta
la parole lui-même6c donna tant de vraifèmblance
à toutes fes calomnies, que Socrate n’en fut pas peu
embarraffé. L’afcendant de la fagefle 6c de la vertu
fe fit fentir dans fon Apologie , Libariius en a
fait une long-temps après, c’efl une déclamation de"
Rhéteur : Platon qui avoit entendu, celle de Socrate
nous l’a confervéeautant qu’il a pu s’én fouvénir
6c c’eft un des chefs-d’oeuvre de l’antiquité ; mai»
les juges étoient prévenus ÔC p e rv e r tis ils voulurent
voir de l’orgueil ou il n’y avoit que de la fermeté.
Socrates- , ntc patrohum qutzfiv'u ad judicium-
cap'tùs , ' nec judicibus fupplex fuit ; adhibuitque- liber
am contumaciam à magnitudine ammi ductamr nom
a fuperbid , dit Cicéron ,. Tufc. quæfb... Lib. 1;
Socrates, dit-il ailleurs , ità ïn judicio- capitis pro fe
ipfe dixit , ut non fupplex aut reus ,, fed Magiftér aut-
Dominas viderctur eftfe judicum.. Cic. de. orat. lib. 1».
Apprends que dans les fers ta probité fùprême ,
Commande à fès tyrans & les juge elle-même.-
A dit Greffet. Mais cette fécurité que ‘donne l’innocence
6c cette fupériorité que donne, le g én ien e .
faifeient qu’irriter les juges.-Quintilien remarque avec
heaucoup de juftefle que. les* juges fè regardant
comme maîtres abfolus de la. vie 8c de la mort:
des hommes , ( ce qu’ils ne doivent jamais être )>
exigent, par unedifpofkionfècrètedu coeur humain
qu’on ne paroiffe devant eux. qu’avec une humble
foumiffion 6c un refpeélueux. tremblement. C ’eft un
hommage, qu’ils aiment à,voir rendre à leur fuprême.-
puiffance. Qdu judex ferb-litiganîïs fecuritatem : chm**-
que jus fuum intelligat, tacitus reyerentiam poftulati-
Loçfque les- juges: demandèrent „.félon l’ufage , àî
Socrates, avant dè le juger quelle étoit la peine,
qu’il croyoit mériter ôc à laquelle il.fe condamnoit
je me condamne , dit-il être nourri U refit de m
jours dans le Prytanée 9_ aux dépens de lai république.
Cette, réponfe acheva.de porter à fon comble la..colèx