
Il y eut cependant en 1757, un moment où les
autrichiens étoient près d’achever la conquête de
la Siléfie , où une armée françoife alloic envahir le
Brandebourg, où les Ru (Tes , déjà maîtres de la
Pruffe , menaçoient la Poméranie ; car ces trois
femmes , Ia; Czarine., (Impératrice Reine, 8c celle
qui régnoit en France fous le nom de Pompadour,
s étoient réunies contre le roi de Prufle, & parurent
d’abord prêtes5 à réuffir j la monarchie- Pruflienne
fembloit touchera fon terme, Frédéric n’avo,it plus
d’autre, relTource apparence que de s’enterrer lous
fes ruines, & fàuver (a gloire _en périffant au
milieu d’une viéioire. La margrave de Bareith ai-
moit tendrement fon frère , 8c M. de V o lta ire
l’avoit toujours aimée : ce fut à celui-ci qu’elle
s’adrefia pour faire des propofitions de paix qu’on
eut acceptées .avec joie fans les petits intérêts dont;
nous avons parlé, & fans le petit orgueil qu’inf-
piroic aux trois reines la profpérité du moment.
N e f ci a mens hominem f a t i fortifque futurs .
E t fe rv a re modum rébus fu b la ta fecu n d is .
M. dé V o lta ire de fon côté s’adrefîa au cardinal
de Tencin, qui , retiré alors du miniftère confervent
‘avec le'roi une correlpondance particulière.
La réponfe fut un ordre du oeiniftre des affaires
étrangères* de fe refuler à la négociation, & on
envoya même au cardinal un modèle de la lettre
de refus qu’on exigeoit de lui. Cela s’appella un
dégoût & un chagrin politique, & le cardinal en
mourut, dit-on, quelques jours plutôt qu’il n’au-
roit fait.
M. de Voltaire qui ne .mouroit pas de chagrin-
pour avoir parlé de paix , quand des mniftres ou
des maîcrelfes vouloient la guerre , entama une autre
négociation : ce fut par ie maréchal de Richelieu ;
puis une troifième avec le duc de Choifeul 5 toutes
échouèrent par la difpofition des efprits ; mais les
amis de la paix doivent favoir gré à M. de Volta
ir e de ce defir d’être pacificateur, quand même
ils l’imputeroient à quelques vues fecrectes: d’ambition,
& les évèneinens prouvèrent combien il eut
été avantageux a là France d’en croire M.' de
V o lta ire . Ce n’eft pas la première fois que les gens
de lettres & les philofophes ont donné aux politiques
des confeils de paix & de-douceur , que les
politiques ont rejettes , 8c qu’ils fe font repentis
de n’avoir pas fuivis. Mais toute la politique vulgaire
roule fur ‘ cette fuppofîûon : N o u s fero n s
toujours puijfans. toujours fag e s A toujours hep-
reiix.
Madame dé la Vallière dans fâ faveur étoit fi
tendre & fi modefte., que, c’.éroit prefque être déjà
dévote , elle le devint de bonne-foi & fans effort,
quand fon fuperbe amant l’eut quittée, L’altiçrè
Montefpan étoit dévote , même en vivant avec le
toi dans un double- adultère , 8c elle difoit à ceux
qui' s’étonnoient de cette difparate : F a u t - i l donc
v io le r tous f e s devoirs , pa rc e qu'on a le malheur
d 'en v io le r un ? Madame de Mainte non fonda fon
empire fur la dévotion & fixa Louis XIV. De
tout cela , madame de Pompadour 8c ceux qui la
conieilloicnt, ayoient conclu que pour fixer Louis
XV, Omettre le peuple même dans fes intérêts, il
Falloir qu’elle fe' fit dévote. On imagina, dit M. de
Condorcet, de faire de M. de V o l ta i r e , un des
acteurs de cètte comédie; Il venoit de donner
Candide ; M. lé duc de la Vallière , alléguant
vraifemblabiement l’exemple de RoufTeau , lui
{>ropofa de mettre en vers les pfaumes & les livres
fapientiaux. L’édition auroit été. faite au Louvre B
& M. de (,V o lta ire à-titre de poëte , pieux, chrétien,
ferojt rentré en pompe' à Paris , fous la protection
dé la dévote favorite , qui auroit eu la gloire
de le convertir. On ignore jufqu’à quel point M. de
V o lta ire entra dans wce complot a’hypocrifie ; il
n’étoit pas naturellement hypocrite , & quand il fe
croyoit obligé de le paroître , il (étoit d’une maniéré
plaçante 8c piquante, qui démentoit (hypo-
crifie en l’avouant} le voile étoit toujours pour le
moins très-tranfparent. M. de Condorcet infiniie
qu’ori fit entrevoir à M. de Vo ltaire , (efpérance
d être un jour cardinal 5 für quoi il demandé qu’on
fe reprélénfê Ltlmér & Calvin, cardinaux, comme
ils l’auroienc pu i'êcre , s’ils'avoient voulu entrer en
compofidon avec la. cour de Rome, & comme le
célèbre docteur Arnauld l’auroit été , s’il eût con-
fenti à n’écrire que contre les proteftans 5 mais le
cardinal V o lta ire auroit été bien autre chofe. On
le (croit fait incrédule pour devenir prince de
Teglife. II faut Convenir, aü refte, que cette efpèce
de politique , qui va dire&emcnt contre fon objet.»
ecoit allez familière alors à la cour de France. Dès
qu’il y avoit dans le parlement quelque jeune con-
leiller qui fe diftinguoit par des avis peu fermes
& des déclamations un peu fortes contre la cour»
la cour achetoit fon fîlence 3c dénaturoit fes talens
en le mettant dans le confeilj ce qui remplifToit
le parlement de fujets éioquens & turbulens. Quoi
qu’il en foit de cette politique & du projet delà
cour, M. de V o lta ire traduifit en effet , en vers
françois, (éccléfiaftë & le cantique des cantiques»
& quoiqu’il fe fût étudié à mettre dans cette traduction
de la décence 8c de la pureté , quelques
notes un peu gaies , un peu légères le trahirent , &
fon premier elfai pour être fait cardinal, fut brûlé
par arrêt du parlement ; il n’eft pas démontré, à la
vérité , que ce ne fût pas un contre-fens, mais ce
contre-fcns étoit pardonnable, & les dévots pouvaient
dire à l’auteur de Candide 8c de la Pucelle 9
travaillant férieufemç'nt fur l’écriture faince ;
Quidque tib i lafcivefenex ,; cum fo rtib u s a rm is ?
........ . . . . . . i f i a deçerit humeras gefiàmina no f i ro s .
Ce n’eft pas que M. de Volfaire ne parlât beaucoup
mieux qu’eux, tous de religion , quand il le vou-
loir » mais enfin il étoit fufoeâ fur 1 article«
C ’îft dans fa retraite de Ferncy que M, de Vol*
ta ire a fait le plus ‘noble & le plus digne ufage &
de fes riçhefïes & de fon afcencjant fut les cfprics;
ç’eH-là qu’il a fi noblement adopté, élevé , marié,
doté la petite nièce du grand Corneille, 8c que portant
même la délicatefîe jufqu’à ne pas fuuffrir que
l’établiflement de fon intéreliante pupille parût un
de fes bienfaits, il voulut qu’elle le dût aux ouvrages
de. fon oncle j c’îeft-ià qu’il a-défendu avec
tant dè courage , d’éloquence & de fuite les Calas ,
les;Sirven f les Montbailiis,, .‘les La:Barre , les d’E-
tallonde , les Bing , les Lally 4 toutes ces .rnjlheu-.
reufes & honorables viétimes du fanatifme , de l’erreur
ou de la politique.
, « Le rapporteur de M. de Lally dit M. de
Condorcet, accule d’avoir contribué à la more du
Chevalier de La Barre, forcé de lecônnoître ce pouvoir
indépendant des places , que la nature a donné'
au génie pour la confoîation & la défenfe de l’humanité
, écrivit une lettre, où partagé entre la honte &
l'orgueil, il s’exeufoit en laiffant échapper des meg|j
naces V o lta ire répondit par ee trait de (hiftoirs
chinoife.: Je vous défends , difoit un empereur au
chef du. tribunal de l’hiftoire, de p a r le r davantage
de m o i . h t mandarin fe mie à écrire. Que fa ite s -v o u s
donc ? dit l’empereur. — J ’écris Vordre que votre
majefié vien t de me donner'™.
: Ce fut da'ns cette même folitude de Ferncy , embellie
, enrichie par fes foins & par fes bienfaits , qu’au
moment: même où la, banqueroute de l’abbé Terray
•venoit de lui enlever une partie de fa fortune, il auroit
eu l’honneur d’être en quelque forte le fondateur
d’une ville parfaitement libre dans Ton induûrie
& dans fon commerce, fi le gouvernement françois
en ouvrant à Verfoy un afyle aux famille*' fugitives
de Genève , «.voit adop é fon plan de tolérance & de
liberté dans toute fou étendue.
Ce fut toujours dans cette folitude, ce fut du pied
du mont Jura qu’il .éleva fa voix en faveur des ferfs.
de Saint-Claude , & qu’il prépara cette abolition de
la fervitude , l’une des loix qui ont le plus honoré
le règne de Louis XVI, & le premier miniftère de
M. Necker. .
C’eft là qu’il a véritablement acquis le droit de
pouvoir dire de lui-même :
J-ai fait un peu de bien, c’eft mon meilleur ouvrage.
Il paroiffoit fentir vivement tous les avantages
de fa ficuaiion , & recueillir avec volupté tous les
fruits de fa bienfaifance ; fes lettres rendent partout
témoignage à fon bonheur j il paroiffoit fur-
tout a (fez détaché de Paris , où il n’avoit plus qu’un
petit nombre d’amis à regretter > mais il lui reftoit
une .expérience à faire, celle de l’accueil que Paris
lui feroic après trente-huit ans d’abfence & foixante
ans de gloire j il y arriva fans être attendu ; le fccret
avoir été parfaitement gardé ; perfenne n’avoit feulement
entendu dire qu’il fongeât à ce voyage .qui
avoit été plufieurs fois annoncé dans d’autres temps.
Son grand âge (de quatre-vingt-quatre ans) fem-
bloit avoir mis une barrière éternelle entre Paris &
lui, & on lui appliquoit ces vers de Lufignan :
Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre 5
Vous voyez qu’au tombeau je fuis prêt à defeendre.
Lorfqu’un des jours du printems de 1778 , on entendit
dire tout-à-coup : M . de V o lta ire cfi a r r iv é ,
M.. de V o lta ire efi a P a r i s . Tout le, monde accourut
pour le voir & pour l’entendre 5 la furpnfe augmenta
(ans douce 1’en.thou.fîafme, & cet enth' ufiafme fut
au comble. L’envie fe tut devant fa gloire, devant
fon âge 8c fur-tout devant le bien qu’il avoit fait(.
Le peuple même s’arrêtoit devant, fes fenêtres, y
pafioit. des heures entières dans l’efpérance de le
voir un moment;; fa voiture forcée d'aller au pas,
étoit entourée d.’une foulé nombreufe qui le bé-
nifioit & célébroit les ouvrages. Un jour que le
public l’entouroit ainfi fur le pont Royal, une femme
du peuple à qui on demanda qui éto’t cet homme
qui traînoit la foule après, lui, répondit : N e fave%-
vous p a s que ç'efi le fa u v e u r des Calas ? Il fut cette
réponfe , 8c au milieu de toutes les marques d’admiration
qui lui furent prodiguées , ce fut ce qui le
toucha le plus,
ce L’académie françoife, qui ne l’avoit adopté qu’à
cinquai te-deux ans , lui prodigua les-honneurs , &
le reçut moins comme un égal que.comme le 10u-
verain. de l’empire des lettres. Les ènfans de ces
courtifans orgueilleux qui l’avoient vu avec indignation
vivre dans leur îbciété fans baffelle , & qui
fe plaifoient à humilier en lui la fupériorité de
l’efprit & des talens , briguoient l’honneur de. lui
être préfentés 8c de pouvoir fe vanter de l’avoir
■vu
C’étoit au théâtre qu’il devoit attendre les plus
grands honneurs. Il vint à la troifième repreïen-
tation & Irène , pièce ou les rides de V âge laijfoient
v o i r encore Vempreinte facrée du g énie. Son bulle
fut couronné folemnellement fur le théâtre au milieu
des applaudifiemens, des cris & des larmes de
joie & de tcndrefle. Plus heureux que le Talfe, à
qui h mort enleva les honneurs du triomphe , plus
heureux même que Pétrarque qui avoit reçu ces
honneurs dans la capitale du monde chré’.ien , ce
fut dans fa patrie même que Vo ltaire triompha,
dans cette patrie ingrate & légère , qui i’.avoit
abandonné long-tems à la haine jaloufe , aux in-
veâives, aux farcafmes de fes ennemis , & qui
l’avoit réduit à fe jetter entre-les bras d’un foriverain
étranger ; mais cette patrie n’étoit plus la
même , Vo ltaire l’avoit changée , il jouilfoit de fon
ouvrage. Hélas 1 ce triomphe n’étoit en effer qu’une
H h h h 1 *