
Cette pièce parut en 1716 . M. de Vo ltaire
avoit alors un peu plus de vingt-deux ans, *011 la
lui attribua, & la police , dit M de Condorcet,
regarda cette efpèce de conformité d’âge comme
une preuve fuffifante pour le priver de fa liberté.
Il fut mis à la baftille.
On ne voit pas trop quel droit avoit le régent de
s’ériger ainfi en vengeur d’un roi dont il décrioit
Je gouvernement dans tous fes difeours , comme
il le contrarioit dans toute fa conduite, excepté
dans l’excès des diffipatiens & des largefl'es
ruineüfes c’eft-à dire excepté dans ce qui per doit
l’état. De plus, s’il croyoic devoir ceite vengeance
à la dignité du trône , il falloit saflurer du moins
de ne faire tomber la punition que fur les coupables
5 or on croft généralement que la pièce qui
formoit le corps de délit, n’étoit pas de M. de
V o lta ire ; en effet malgré quelques vVrs énergiques,
elle n’en paroit pas trop digne, elle ne contient
guères que des déclamations vagues & des opirfons
& des fentimens qui font plutôt d’un janfénifte
que d’un philofopbe.
On femble s’être étudié dans la nouvelle édition
des oeuvres de M. de V o l t a i r e , tome 70 & dernier,
pages 25 p—6 y à fendre cette pièce-plus indigne
encore de ce grand poète , en la défigurant par
des fautes d’impreffion fans nombre, en la remplif-
fanc de vers fans mefure tels que ceux-ci :
Sacrifier fon dieu , fa religion, fon ame........
Remuer & tourmenter les mânes........
J’ai vu u n homme épouvantable,
J’ai vu, c’eût tout dire /e jéfuite adoré.
L’auteur des p h ilip v iq u e s que M. de V o lta ire
appelle avec raifon des a rch iv e s d h o r re u r s , fcmble
infinuer que M. de V o lta ire fut foupçonné comme
beaucoup d’autres, d’y avoir eu part & que ce
fut la caufe de fa détention : il repréfente le régent
promenant, égarant fes foupçons fur diverfes per-
founes innocentes, & il ajoute :
De cette crainte imaginaire,
Arouet relient les effets.
On punit Jes vers qu’il peut faire,
Plutôt que les vers qu’il a faits.
Obfêrvons en paffant combien il y a d’iraper-
fedion & d’impropriété de flyle dans ces vers fi
vantés autrefois , parce qu’ils étoient hardis & mé-,
chans , ou plutôt pal°mnieux & impudens.
De cette crainte imaginaire
I! s’agit moins là de crainte , puifque le mal
émit fait, que de foupçon$ fur l’auteur $ d’ailleurs
cette crainte ou ces foupçons n’avoient rien d’imaginaire,
ils étoient très-réels & leurs effets très-
fenfîbles ; le crime n’étoit pas non plus im a g in a ire ,
le corps de délit éroit confiant, feulement on*fe
trompoit fur la perfonne de l’auteur & les foupçons
etoienc fouvent injuftes, mais non pas imaginaires*
On punit les vers .qu’il peut faire,
Plutôt que les vers qu’il a faits.
Ceci peut avoir deux fens ; i°. oh p u n i t les
v e rs qu i l p e u t f a i r e & non p a s d e s Vers q u 'il a i t
réellement f a i t s y & il paroit que tel eft le fens
de 1 auteur. 2°. Qu o iq u ’i l a i t f a i t des v e rs réputés
punififables , on p u n i t encore p lu s ceux qu’i l eft c a pab
le de f a i r e , que ceux qu’i l a f a i t s y & la
peine eft trop f o r te p o u r la f a u t e . Il ne faut point
laiffer de ces équivoques & de ces doubles fens.
Enfin il y a une autre tradition fur la caufe de
la détention de M. de V o l ta i r e , & cette tradition
peut fe concilier avec les prétendus foupçons, au
fujet- des philippiques. M. de V o lta ire étoit foup-t
çonné d’une comparaifon du régent & des princeffes
fes filles, avec Loth & fes filles , & d’une pré-
diébon fur la naiffance d’Ammon & de Moab.
M. le duc de Brancas, un des favoris du régent,
alla, dit on, voir M. de V o lta ire à la baftille ,
lui fit des offres de fervice , lui dit que le régent
n’étoit nullement implacable , & lui confeilla où
È de fe jufiifier ou de demander grâce en vers , félon
• qu’il fe fenciroit innocent ou coupable. M. de Vol*
ta ir e fit cette épigràmme :
Non,monfeigneur, en vérité',
Ma roufe n’a/amais chanté
Ammonites ni moabites ;
Brancas vous répondra de moi ;
Un rimeur fbrti dés jéfuites
Des peuples de l’ancienne loi,
Ne connoit que les fod.......
Il y a de M. de V o lta ire une pièce extrêmement
gaie & d’un bien meilleur goût, fur fon féjour à
la bafiille. Il y plaifante un peu fur M a rc -R e n é ,
c*etl-à dire fur le fameux lieutenant de police
d’A’rgenfon , mais fans le moindre fiel Si la moindre
humeur.
Son Innocence ayant été reconnue, on lui rendit
la liberté , le régent lui donna même une gratification
comme par forme dedédommagement.Âfon-
f e ig n e u r , lui dit M. de V o lta ire , j e remercie v o tre
altejfe-royale de v o u lo ir bien continuer a f e charger
de ma n o u rritu re , m a is j e La p r ie de ne p lu s fe
charger de mon logement,
D’autres , fans prononcer fur l’innocence & fans
parler de gratification, difent que quand M* de
Vo ltaire parut devant le régent, ce prince lui dit :
f o y c i f ig e & f a u ra i f o in de vous , & que V o lta ire
répondit : Je f u i s infiniment obligé a v o tre altejfe ,
m a is j e la fu p p lie de ne p lu s f e charger de mon
logement n i de ma n o u rritu re .
Il avoit trouvé de grandes reffources dans le
travail , contre l’ennui de la prifon. Ce fut à la
baftille qu’il ébaucha fon poème de la ligue 5 il y
fit, dit-on , le fécond ciriiit tout entier , c’eft celui
qui contient la defeription delà Saint-Barthelemy,
& c’eft le feul des chants de la H e n r ia d e , où il
c’ait point fait depuis de changemens.
Il corrigea, aufti à la baftille, fa tragédie à'(OEdipe.
On a remarqué que le premier ouvrage en vers
férieux , publié par M. de V o lta ire , fut un ouvrage
de dévotion. Ce fut une ode fur la décoration de
l’autel de Notre-Dame de Par;s ; voeu de Louis
XIII. accompli par Louis XIV. C’étoit un fujet de !
prix propofé par l’académie françoife. Ce fut l’abbé j
du Jarry qui remporta le prix, & M. de Vo ltaire
c’en a jamais remporté, foit qu’il n’ait concouru
que cette feule fois , ou qu’il ait concouru plufieurs
autres.
Il avoit fait plus anciennement & étant encore
au collège , un autre ouvrage de dévotion, une
ode en l'honneur de Sainte-Geneviève, où il étoit
difficile même d’entrevoir ce que dévoie un jo u r
ê tr e V o lta ire .
M. Thomas s’étonnoit qu’à la mort de ce grand
poète il ne fût pas venu à l’efprit de quelque libraire
de faire un choix de fes oeuvres fous ee titre :
oeuvres de dévotion de M . de Voltaire. Le titre
çût été piquant & le recueil très-rechcrehé.
La tragédie d’<OEdipe fut jouée en 1718. L’auteur
avoit alors vingt-quatre , ans , mais il y avoit long-
rems que la pièce étoit compofée. Ce dut être pour
les connoiffeurs contemporains une nouveauté bien
intéreffante & une furprife bien agréable que ce
flyle ferme , harmonieux , éloquent, énergique ,
ce langage de la douleur, ce ton foutenu de la
tragédie qu’on n avoit plus entendu’ au théâtre
depuis Racine ; mais ce qu’on ne peut trop admirer
dans un jeune homme , c’eft ce goût pur &
indépendant de l’ufage & de l’exemple , qui lui
avoit fait fentir qu’un fujet, tel que celui d'(OEdipe ^
ne pouvoit s’allier avec une intrigue amoureufe , &
il eft curieux de fe répréfenter l’orgueilleux Du-
frefne , qui , ne fc reconnoiffiinc plus dans ce
-nouveau tragique, parce qu’il n’y retrouvoit plus
les rapfodies d’amour , auxquelles fon fiècle étoit
accoutumé , propofe férieufement de retrancher la
fcène des Confidences entre OEdipe & Jocafte, &
s’écrie fur le refus de l’auteur : nous devrions b ie n ,
p o u r p u n i r Vindocilité du jeune homme , jo u e r f a
pièce avec cette grande v ila in e fcène , tra d u ite de
Sophocle. Nos grands décifionnaires , qui font
toujours fi éloignés de foupçonner une erreur dans
les idées de leur fiècle v dcvrolcnt bien faire quelque
attention à cet exemple ; mais ils en font incapables,
La g ran d e v i la in e fcèn e fit le fucccs de
la pièce , au grand étonnement de Pufrefne & des
autres auteurs. La Motte , plus éclairé qu’eux,
la Motte , alors le premier homme de la littérature
, la Motte, qui lit cependant depuis un (OEdipe
en profe & même un (OEdipe,en vers, eut l’honorable
équité de dire, dans l’approbation de Y(OEdipe
de M. de V o lta ire que cet'e pièce promettoit un
digne fucceffeur de Corneille & de Racine.
C’eft ainfi qu’un grand coeur fait juger un grand homme.
On raconte qu'à une répréfentation d '(OEdipe ,
M. de V o lta ire parut fur le théâtre portant la
queue du grand-prêtre. La maréchale de Villars ,
prefente à cette répréfentation , demanda qui étoit
ce jeune homme qui vouloit faire tomber la pièce,
& il eft vrai que cette étourderie, dont on ne voit
pas trop quel éroic l’objet, paroiiïbïr propre à produire
cet effet ; on lui dit que c’étoit l’auteur
lui-même ; cette fingularité lui infpira le defir de
le connoître, V o lta ire | admis dans fa fociété ,
conçut pour elle une paflïcn , la première & la
plus ferieufe qu’il ait éprouvée. Elle ne fut pas
heureufe, &%lle l’enleva pour un tems à l’étude.
Il n’en parloit depuis, dit M. de Condorcet, qu’avec
le fenriment du regret & prcfque du remords. I l
en parle cependant d’un tout autre ton* à Madame
la maréchale de Villars , en lui envoyant la H e n r
iad e . Sa plainte eft fine, galante & tendre :
Quand vous m’aimiez, mes vers étoient aimables,
Je çhantois dignement les talens, les vertus,
Mon ouvrage naquit dans ces tems favorables ,
Il eût été parfait ; mais vous ne m’aimez plus.
Le public, qui avoit été jufte pour (OE d ip e , fut
au moins févère pour A r t émire y qui le fuivit d’affez
près. M. de V o lta ire ne parut point réclamer contre
ce jugement, & même dans le temple du g o u ty il fe
faifoit dire par le dieu du goût :
Donnez plus d’intrigue à Brutus,
Plus de vraifemblance à Zaïre,
Et, croyez-moi, noubliez plus
Que vous avez fait Artémire.
Des liaifons de M. de V o lta ire avec des ennemis
du régent, & avec quelques intrigans fameux tant
françois qu’étrangers , le firent encore di(gracier
fous la régence, il fut exilé, mais bientôt après
rappelle. ,
En 1722 il accompagna Madame de Rupelmonde
en Hollande ; il pafia jufqu’à Bruxelles, il y vit
Rouffeau , ils fe communiquèrent réciproquement
leurs ouvrages & fe quittèrent ennemis. V o lta ire