
Fuyant le coup fatal que nia fureur implore ^
Xè recherche le jour que je fouille & j’abhorre ?
Prèfcrit, défefpéré , fans alyle, fans Dieux ,
Miférable par - tout & par-tout odieux ;
. Tu m’aimes 1 & tu veux , ô comble de l’outrage 1
Tu veux , dans ton ardeur ou plutôt dans ta rage,
Que je me fouille encor du plus noir des forfaits,
Pour racheter mes maux & payer tes bienfaits?
Tu veux que redoublant l’excès de mes alarmes ,
Afin de t’épargner quelques frivoles larmes,
Déjà de la nature exécrable bourreau,
Au fein de l’amitié je plonge le coûteau ! .
Ah î barbare ! peux-tu jufques-là méconnaître
I/ame de ton ami, le fang qui l’a fait naître ?
Avec quels traits affreux dans ton coeur me peins-tu?
Pour être criminel me crois-tu fans vertu!
11 y a dans cette tirade une heureufë fécondité
d’idées & d’images fortes , entaffées avec une chaleur
rapide & entraînante. Ces deux vers :
Vois-tu d'affreux ferpens de fon front s’élancer,
Et de leurs longs replis te ceindre & te preffer ?
Rendus avec une énergie, vraiment pittorefque par
ce tragique le Kain , rappelloient les. ferpens de
Laocoon :
Corrïpluhp fpîrifque ligant ingentïbus , & jam
Bis medium amplex'i, bis collo fquamea circiim
Terga dati , fuperant capite & cervicibus aids.
La réfiftance de Pylade que quelques-uns ont trouvée
trop foible, eft aufli forte & auffi longue qu’elle
devoit l ’être : il ne fe rend point aux raifons de
fon ami; il paroit feulement céder , lorfqü*Orefte
le menace avec ferment d’aller publier- lui-même fon
parricide , & fe diffamer dans ce'tte terre étrangère
pour obtenir la mort qu’il fouhaiîe. Alors Pylade
ayant à prononcer entre l’honneur & la vie de fon
ami, choifit de lui fauver l’honneur par préférence ;
mais il ne confent point véritablement à la mort
d’Orefte, il paroit feulement y confentir ; il veut
bien fe charger, aux yeux de la prêtreffe , des apparences
de ce défaut de gériérofité , pour mieux
couvrir fon véritable projet d’arracher Greffe à la
mort, ou de périr avec lui. Il s’en . faut bien que
dans Euripide , Pylade prenne tant de précautions
pour céder aux defirs d’Orefte. C’eft très-fincère-
ment qu’il confent à confcrver la vie, laiffant aux
Dieux le foin de confeiver , s’ils veulent , celle
d'Orefte.
La fcëne ou Iphigénie remet à Pylade une lettre
pour fa famille , fe confond dans Euripide avec la
fcène de la reconnoifiance . parce qu’lphigénie craignant
que fa lettré ne fe perdît dans le voyage ,
& ne voulant négliger aucun mpyen de s’affurer que
les pcrens feroient inffruits de fon fort, lit elle-même
cette lettre aux deux étrangers, afin qu a tout événement
, Pylade en fâche au moins lafubffancc* Cette
lettre eft adreffée à Orefte , elle contient toute Lhif*
toire d’Iphigénie , depuis le facrifice d’Aulide , voilà .
donc Iphigénie reconnue. Orefte fe fait connoître à ,
fon tour. Cette reconnoiffance faite fi facilement par
la lettre d’Iphigénie , fembleroit devoir être brufquée;
cependant elle eft filée avec une lenteur que l’impatience
Françoife auroit peine à fupporter, quoiqu’elle
foit pleine d’art & d’intérêt. Euripide s eft
affervi à une loi,-dont tous nos poëtes.qui ont fait
des reconnoiffances , foit entre Orefte & Eleéfre,
foit entre Orefte & Iphigénie , fe font également
difpenfés , c’eft d’établir la reconnoiffance fur des
preuves. Orefte chez eux dit : je fuis Orefte, & fa
fceur l’en croit fur fa parole. Chez Euripide, Orefte
prouve qu’en effet il eft Orefte ; il le prouve par des
çirconftances particulières qui ne pouvoient être con- -
nues que de lui, & qui retraçant les malheurs des
Pélopides, répandent un nouvel intérêt fur la fitua-
tion aéluellë. Nous ne favons fi les modernes ont
bien fait de s’écarter en ce point de l’exemple d’Eu- .■
ripide ; il femble fur-tout que l’Orefte de M. de la
Touche avoit un peu befoin de prouver à Iphigénie
qu’il étoit Orefte, puifqu’il venoit de lui dire qu’Orefte
avoit trouvé la.mort, & que ces deux allégations
contraires dans la bouche d’un étranger, dont rien
n’atteftoit la fincèrité | pouvoient naturellement laiffer
quelques doutes dans l’efprit d’Iphigénie.
M. de la Touche étoit à plaindre d’avoir une
reconnoiffance à faire entre Orefte & Iphigénie, après
tant d’autres reconnoiffances faites entre Eleéfre &
Orefte, par les plus grands maîtres anciens & modernes
, Sophocle , Euripide , Crébillon , Voltaire. ‘
Il eft vrai qu’il y a dans la reconnoiffance d’Iphigénie
une circonftance qui doit la rendre plus vive & plus
intéreffante que celle des Eleélres, c’eft qu’lphigénie
n’eft pas plus connue d’Orefte qu’Orefte ne l’eft
d’Iphigénie , au lieu que dans les reconnoiffances
d’Eleétre, celle-ci eft du moins connue • • d’Orefte,
la reconnoiffance ne fe fait que d’un côté, elle eft
réciproque dans Iphigénie ; mais, malheureufèment
pour M. de la Touche, Duché s’eft emparé de ce
fujet avant lui, & fa reconnoiffance eft un chef-
d’oeuvre : il a faifi le degré précis de lenteur & de
rapidité qui convenoit à la marche de cette reconnoiffance;
les preffentimens d’Orefte & d’Iphigénie ,
leur penchant fecret &. réciproque vont exaéfement
jufqu’oii ils doivent aller, & ne vont point au-delà,;,
les queftions, les réponfes qwi préparent la reconnoiffance
, feroient di&ées par tout fpeélateur qui fe
pénétreroit bien de la fituation.- Duché a enlevé à M-
de là Touche les traits les plus naturels, les plus fimples,,
les plus vrais, les plus faits pour attacher & pour
émouvoir. On a prétendu que la reconnoiffance de
M. de la Touche , étoit une copie de celle de Duché ,
parce que dans l’une & dans l’autre , la Prêtreffe de- •
mande ce. qu’on penfe d’Iphigénie dans Argos. Ce
reproche ne nous paroît pas fondé ; .nous croyons
au contraire appercevoir dans la reconnoiffance de
M. de la Touche, les efforts d’un homme qui lutte
avec peine contre la honte du plagiai, &. contre
la difficulté de d re des chofes nouvelles oïi toutes O R E S T e ,
les bonnes chofes font dites. M. de la T o u c h e a
voulu filer fa reconnoiffance avec plus d’étendue, &
il l'a rendue traînante , il a voulu dans quelques details
lui donner plus de rapidité, il n’a fait que lui
donner l’air brufqué ; il a voulu remplacer la douceur
touchante de fon prédéceffeur par des traits de'
feu ; il a fait un ufage exceffif des exclamations, des
interruptions , des fufpenfions, des réticences. Il eft
vrai que lé défordre de ees figures eft le langage
le plus naturel des grandes panions ; mais leur en-
taffement & leur répétition trop frequente font des
marques de ftérilité-. Peut-on , par exemple ,foutenir
long-temps la brufque & turbulente vivacité de tous-
ees demi-mots , qui terminent la reconnoiffance de
M. de la T o u ch e ?
O R E S T E ,
... . . . O dèftinée ! ô rigueur éternelle l
Elle ignore qu’i c i ...................
I P H I G É N, L E
Je vous vois fondre en pleurs V
Ah L qui que vous foyez, ah !. parlez ou je meurs.
G R É s T E j
Mon trouble & mes fanglots nè font que trop
connoître. . . . • . . . . .
I P H I G É N I E y
Dans mon coeur éperdu quel foupçon fait-il naître ?
Sa Je.uneffe. . . . fes traits.....un fecret fentiment. . . . .
Se peut-il ? .. . . Achevez. Finiffez mon tourment.
O RE S T E , éperdu.
£h bien l à fes malheurs reconnoiffez Greffe.
I p h i g é n i e .,
Tombant évanouie entre les bras d’Eumène.
Mon Frère !
O RE S T E ,
Iphigénie ?. * . . oui, tout mon coeur m’attefte. . . .
Avec tranfport.
Iphigénie • • •
I p h i g é n i e , revenant à éllh
Or e f t e a h l tous mes fens charmés « % % t % 9
Mon frère , , 9 , , . ô nom fi. cher !««■ •» m
Ma fceur Iquoi 1 vous m’aimez. . . • . . ^ .
Vous n’avez point horreur......... .. je vois couler
vos larmes ! ....................
Ma chère Iphigénie ! .............
I P H I G É N I E ,
O moment plein de charmes! . . . . . . . .
Mon frère eft dans mes bras • • • • • . . . & j’âllois
l’égorger ! ..................
Ma fceur 1. quoi ! vous nïaime£ ! eft un fort beau
trait ; mais en général ,. il y a dans tout ce morceau'
un trop grand abutf de l’interponéluation. Il femble
que l’auteur‘ne s’interrompe ainfi à chaque mot, que
pour fe difpenfer d’avoir des idées.
On apperçoit encore dans les fureurs que M. de
la Touche a données à fon Orefte, les mêmes efforts
d’ün homme qui glane ftérilement dans un champ
trop moiffonné:, qui recueille avec peine quelques*
fruits négligés par fes prédéceffeurs. La multitude
& l’excellence de fes modèles n’a fait que l’embarraffer,
il a- cherché à leur échapper ,'il a vu qu’en général
dans chaque auteur, les fureurs d’Orefté & les vifionS
qui le troubloient, étoient afforties au fujet particulier
de la pièce , que dans Andromaque,, pap
exemple, les fureurs d’Orefte , lui retraçoient principalement
lé bonheur dé fon" rival &. les injuftices
d’Hermione ; que dans Duché, Orefte ayant immolé
fa mère avec connoiffance aux mânes de fon pere ,
étoit pourfuivi par cette mère irritée, & bien loin
de la craindre, la. menaçpit encore jufques dans les
enfers..
C’eft Clytemneftre, fuis dans Ta nuit éternelle »
Speélre horrible , ombre criminelle,
Crains encor ma jufte fureur.L
Que dans l’Eleélre de M.‘ Crébillon , Orefte , ayânt
tué sa mère malgré lui & fans le favoir, voit,
dans les fureurs que fon défefpoir produit, la tête
de Clytemneftre entre les bras d’Egyfte, & -conjure
cette mère.; malheureufo dé pardonner le crime
involontaire, dont le fort 1*avoit rendu coupable
envers elle; M. de là Touche , frappé de ces exemples,
a voulu auffi puifer dans fon fbjet même les idées
fantaftiques. dont il vouloir compofer les fureurs
d’Orefte ; & comme fon fujet eft le triomphe de
l’amitié d’Orefte & de Pylade, il a imaginé de
tourner les fureurs d’Orefte contre Pylade même 9,,
d’après, ces vers d’Horace.
Non Piladen férro violare aufufve fororem
EleSram, tantum maledicit utrique, vocando
Han: Furiam, hune aliudjuJJzt quod fplendida biliÿ.
Mais les fureurs d’Orefte dans M, de 1 a, Touche.f .