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de chaque genre., îl n’a que le fien qu'il applique à
tout. 11 veut tout embraffer, mais il a dans chaque
genre des «maîtres 8c des fupérieurs. De fon aveu
même Crébillon eft fon maître dans la tragédie,
c’eft un génie original, c’eft i’Efchyle de la France.
V o l t a i r e reffemble à tout , parce qu’il n’a point
jde caradère décidé. Dans la. comédie Débouchés
& Piron l’emportent fur V o l t a i r e , & la Chauffée
ï’efîace dans la comédie touchante. L’abbé de Saint-
Réal & l’abbé- de Vertot ont bien plus que lui le
ilyle de l'hiftoire, & même dans l’hiftoire il n’eft
qu’un romancier , & dans l’épopée, il n’eft qu’un
ïiifto rien en vers, il n’a point de plan, point de
fixions, c’eft le Lucain François. L’abbé de Chau-
lieu eft fon modèle pour la poé/îe philofophique ,
& Bouffeau a bien' plus de poéfîe que lui. Tout
cela^ n’étoic point vrai, mais il falloit bien le
punir de fon univerfalité. C’étoit Charles Quint ou
Louis XIV qui affèéloit la monarchie univetfele,
& contre lequel l’Europe fè réunifloit. Ces difcours,
que l’envie avoit répandus dans le public de bonne-
foi j peut-être , & en le faifànt illufion, les Desfontaines
& les Frétons, qui, à l’égard de M. de
' V o lta ire , étoient fort au-deffous de l’envie , en les
répétant de mauvaife foi dans leuts journaux , les
avoient inculqués dans toutes les têtes non penfantes
" & dans toutes les âmes fans fenfibilité. Ils s’étoient
chargés de juger toujours mal pour ceux qui ne jti-
.geoient point, & de tromper conftamment tous ceux
qui voulaient bien les honorer d’une confiance
aveugle,
Parmi les nobles & glorieux fuffrages faits pour
dédommager avantageufement M. de V o lta ire de ces
Baffes ipjuftices, on ne peut oublier le dernier roi
de Pruffe, dont la diverfe conduite à l’égard de
M. de V o lta ire eut une fi grande influence fur la def-
tinée de cet homme illuftre. Charles Frédéric étant
prince royal de Pruffe , faos crédit, & même en
danger à la cour du roi fon père, qui avoit fait
trancher la tête à fes amis , & qui avoit voulu la lui
fa;re trancher à lui-même, parce qu’il avoit formé
le deffein de voyager pour s’inftruire^ Charles Frédéric
, dans la folitudc de Rémusberg, où il fut
enfuire relégué, fe cqnloloit, & attendoit en paix
les evénemens en lifantles oeuvres deM. de V o lta ire ,
& en entretenant avec lui une correspondance, monument
précieux de l’amour d’un grand prince pour
les lettres. IVIonté fiir le trône en 1740, il fit tout
ce qu’il put pour attirer & pour fixer M. de V o lta ire
à fa cour. T^nt que madame du Châtelet Vécut,
jl n’obtint que quelques vifîtes de M. de V o lta ire ,
retenu alors en France par l’imité , plus puifTante
fur lui que la faveur même des rois. Dans le teins
précifément où il ctoit exclu de l’académie fran-
c.oife par l’évêque de Mirepoijç Boyer, le gouvernement
crut avpir befoin de fon crédit auprès du roi
de Pruffe, qu’il s’agiffoit d’attirer ou de retenir dans
l’ailiance de la France 5 on prit pour prétexte de
fon voyage en Pruffe , le mécpntcntenient même
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qu’on fuppofoit qu’il devoit avoir des perfécutîoits
de l’évêque de Mi repoix & de leur fuccès,* de forte
que ce voyage, qui’étoit une marque & un principe
de faveur, fut regardé comme l'effet d’une difgrace
qui réjouit beaucoup les ennemis de M. de V o l ta i r e ,
8c fur laquelle Piron.fit des épigrammes & des chan-
fons. Comme le roi dé Pruffe haïfïoic les dévots &
Ja dévotion , & qu’il méprifoit en particulier l’cvêque
de Mirepoix, M. de Voltaire, mécontent de ce
prélat, le livroit fans peine aux farcafmes de Frédéric
, & y aidait fans doute, l’évêque alla fè
plaindre à Louis XV que M. de V o lta ire le fa:foit
p a jfe r p o u r un f o t dans les cours étrangères, Louis
XV lui répondit que c c to i t une chofe convenue.
A la fuite de ce voyage, le roi de PrufTe fe déclara
de nouveau, comme on le defiroît en France ,
contre la reine de Hongrie, & fit une diverfion
utile qui la força de retirer fes troupes de l’Alface.
En paffant à la Haye à fon retour, M. de V o lta ire
pénétra les difpofltions des Hollandois, encore incertaines
en apparence, & en inftruifït la cour. Le
marquis d’Argenfoo, miniftre des affaires étrangères,
l’employa plus d’une fois à écrire des manifeftes ,
des déclarations, des dépêches importantes*
M. de V o lta ire retourna dans la folitudede Cireyi
d’où il fut appelé, avec madame du Châtelet, à la
cour de Lunéville, par le roi de Pologne Stanifias,
dont il avoit écrit l’hiftoire en partie dans celle de
Charles XII. Pendant qu’il écrivoitde Lunéville *
Je coule ici mes heureux jours
Dans la plus tranquille des cours »
Sans intrigue, fans jaloufie,
Auprès d’un roi fans courtîfans, j
Près de Boufflers & d’Emilie,
Je les vois & je les entends ,
Il faut bien que je fafl'e envie.
Il y perdit madame du Châtelet, qui mourut en couchtf
en 1749. Le roi de Pologne vint confoler V o lta ire
dans fa chambre , & pleurer avec lui. Les vrais
confolateuis de M. de V o lta ire furent le travail & la
gloire. Madame Denis, fa nièce, vint prendre la
conduite de fa maifon, & lui procurer les douceurs
de la vie privée; M. de V o lta ire alla quelque tems
enrichir de fes productions & animer de fon génie la
cour brillante & ingénieufe de madame la ducheffè
du Maine à Sceaux : il y fit S ém iram is , Orejle &
Rome Sauvée, Ce fut cette princcffe elle-même qui
excita V o lta ire à faire cette dernière pièce pour
venger Cicéron des outrages que lui avoit faits
Crébillon dans fon C a t il in a , le plus mauvais ouvrage
peutrétre qui foit forti des mains d’un homme
de quelque talent,
M. de Vo ltaire étoit las enfin de fe voir préférer
Crébillon par des gens fans goût ou fans vérité ,
il étoit las des injùftices de la cour & des faux jù-;
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gemens de Paris;;il voyoit avec un fecret dépit que
les ennemis euffent prévalu auprès de madame d<fo
Pompadbur, & l’euffent engagée à donner des preW
férences marquées à Crébillon. 11 eût pu dire comme
le comte de Gormas à dom Diègue :
Parlons-en mieux , le roi fait honneur .â votre âge.
Le roi, élevé par le cardinal de Fleuri , ennemi
déclaré de toute fupériorité perfonnelle, avoit de
l’él ignement pour M. de V o l ta i r e , & ne lui favo t
aucun gré de fis flatteries; car l’habitude rend les
rois infenfibles à la flatterie publique, & ils ne font,
féduits que par la flatterie privée, qui choifit fes
momeiis & fis objets. M. de V o l t a i r e , dans le Temp
le de la G lo i r e , ayant prétendu lepréfinter Louis
XV fous l’emblème de Trajan, vainqueur & pacificateur,
s’approcha du roi après la reprélentation ,
& lui d t : T r a ja n efi-il content 1 Le roi, moins
flatté du parallèle que blcffé de la familiarité , témoigna
fon mécontentement par fon filence.
Divers chagrins fe joignant à ces dégoûts , le roi
de Pruffe en profita; M. de V o lta ire céda enfin à
fies inftances, il aeqepta le titre- de chambellan *
la grande croix de l’ordre du méiite ; une penfion
de vingt mille.Iivres,& il partit pour Berlin en 1750.,
confervaiit le defir & l’efpérpnced’y attirer, après
lu i, fa nièce, «f Aftolphe , dit M. de V o l ta i r e ,. ne
» fut pas mieux reçu dans- le palais d'Alcine. Etre
» logé dans l’appartement qu’avoit eu le. maréchal
» de Saxe , avoir à ma difpofîtion les cuinniers |
?3 du roi quand je voulois manger chez moi, &
» les cochers, quand je voulois me promener, c’é-
33 toient les moindres faveurs qu’on me faifôit j les
33 loupers étoient très-agréables. Je ne fais fi je me
m trompe, il me femble qu’il y avoit b:e;n de l’efias
prit ; le roi en avoit & en faifbit avoir ; & ce
33 qu’il y avoit de plus extraordinaire, c’eft que
» je n’ai jamais fait de repas fi libres.... Je n’avois
» nulle cour à faire, nulle vifite à rendre, nul
» devoir à remplir. Je m’étois fait une vie libre, &
33 je ne concevois rien de plus agréable que cef
33 état..... La dernière féduâion fut une lettre que
« voici :<
Comment p o u r ro is -je jam a is caufer T infortune d ’un
homme que j'e jlim e , que f a im e , & qui me facrifie f a
p a tr ie & to u t ce que l'h um a n ité a de p lu s c h é r i . . . Je
. vo u s refpefte comme m on m aître en éloquence ; j e vous
a ime comme un am i v ertueux. Q u e l efclavage , quel
’m alh eu r , que,l changement y a - t - i l a craindre dans
un p a y s ou T on .v o u s efiime a u ta n t que dans votre
p a t r i e , & ckeç un am i qui a un coeur reconnoiffant l
J 'a i refpeélé l 'am itié qui vo u s lio i t a madame du
_ C h â te le t, m a is apres elle j 'ê to is un de v o s p lu s an ciens
am is . Je vous p romets que vous f e r e [ heureux
ic i a u ta n t que j e v iv ra i .
La marne du roi de Pruffe, ou fa fagefle , mais
enfin fa paffron dominanteétoit de faire des vêts
v o l
françois. A force d’efprit naturel & d’imitations de
. M. de V o lta ire , & de leçons données par ce grand
'maître, & de corrections^faites par lui, il parvint
à en faire d’àffiz paffables pour un roi & pour un
étranger. L a fu re u r de. f a i r e des vers le p à jféd o it
comme D e n ts de S y r a c u j e d.t M. de V o lta ire y i l
f a l lo it . que j e rabotaff'e continuellement. Tout poète
François qui ‘pouvoit donner au roi dé Pruffe des leçons
& des exemples de Verfificat-iôn 8c de poéfie,
& le rendre poète François l.ui-même , lui: étoit infiniment
précieux. M, d’ Arnaud que nous avions
vu auparavant, & que nous avons vu ; fur-tout depuis
publier tant d’ouvrages eftimabies dans un genre
trifte & touchant, M d’Arnaud avoit eu en Prulle une
i faveur prefque égale à celle de M. de V o lta ire , le rot
de Pruffe avoit fait pour lui des vers où il l’appcloit
XOvide Fran ço is , & où le comparant à M. de
V o l t a i r e , qui balançoit encore à recevoir fes offres
& à s expatrier, il appelle M. d’Arnaud le
foleitTevant, &'M. de V o lta ire le foleil couchant,
affeCtant, à ce qu'on-croit, dé paroître détaché de
lui pour Pengagér plus fùrement. On raconte que
quand ces vers furent apportés à M. de V o l ta i r e ,
qui étoit alors dans fon Jrt', où il avoit l'ufage de
relier long-rems, & de travailler beaucoup, il fe
leva transporté de fureur f "fe promena dans fa
chambre , nud • en . chemife, avec agitation , en
s’écriant: D e quoi f e mêls-t*il de ju g e r les ta le n s &
d'ajftgner les ran g s ? q u 'i l fe mêle de régner s ' i l enejv
capable,. Mais l’artifice du roi de. Pruffe réuffit ,
M. de V o lta ire partit peu de tems apres pour Berlin,
& l \ difgrace de M. d’Arnaud fui vit de près l’arrivée
de M. de V o lta ire en Prulle.
Pendant que M. de V o lta ire s’enîvroît de fa faveur,
la Mettrie, médecin connu par fon-libelle contre les
médecins de Paris 8c par fon athéifme, dit au rot
de Piufie, dont il étoit leCleur , & auquel il étoit en
poffeflion de tout dire , qu’on étoit bien jaloux à
Berlin de la faveur & de la fortune de M. de Volt
a i r e . L a ijfe ç f a i r e , lui dit le roi, qnprejfe Vorange,
& on la je t t e q uand on a a v a lé le j u s . La Méttcie
rendit cet apophtegme, à M. de' Volt a i r e , qui reconnut
encore Denis dcSyracufe. Je réfolus dès-lors,
dit-il, de mettre en fureté les pelures de l’orange.
De ce moment en effet il prépara de loin fon départ
de la Pruffe.
M. de V o lta ire en avoit affez de fafupêrioTité pc.'ir
acquérir par-tout des ennemis, il y joignoit des vivacités
, des traits d’humeur, de la caufticité, de
l’indifcrétion.
Le célèbre Maupcrtuis qui devoit en 'partie à
M. de Voltaire fon établifftment en Pruffe & la.
préfidence de l’académie de Berlin , le vit avec,
chagrin & avec inquiétude fe fixer auprès du roi de-
Pruffe; c’ étoit perdre la première place & être
renvoyé à la fécondé; dès ce moment, il devint
l’ennemi de de Yoltaire., d’abord fecret, puis,
déclaré*.