
Françoife donna dans la fuite le fien fur le Q d ,
relève fur-tout dans le Tajfe ce défaut de fleurs &
d’agrémens ; de forte qu’on pourroit dire de lui à
cet égard, ce que dit M. de Voltaire fur un autre
fujet : » qu’il lui arriva la même chofe qu’à M. de
»> Langeais , qui étort pourfuivi par fa femme au
w parlement de Paris pour caule d’impuiffance, &
» par une fille, au parlement de Rennes, pour lui
» avoir fait un enfant. Il falloit qu’il gagnât une
w des deux affaires; il les perdit'toutes deux.«
On peut dire cependant que le Tajfe les a gagnées
toutes deux. Il n’a ceffé en effet de gagner
dans la poftérité; il eft généralement reconnu aujourd’hui
, en tout pays, que le Tajfe ne manque point
de fleurs & d’ornemens, & que ces ornemens ont
rarement le défaut que Boileau a défigné par le clinquant
du Tajfe. La JérufaUm délivrée a eu , comme
les grands poèmes de l’antiquité, l’avantage de fournir
des tableaux aux peintres , des fujets à tous les
arts. & à tous les talens ; elle a fa t faire à Qui-
nault le poëtrie immortel d'Armide, comme l’Ariofte
lui a fait faire celui de Roland ; elle a fait faire à
EXjnchet même celui de Tancrède; elle eft enfin au
nombre des cinq ou fix poèmes épiques dont les
premières nations du monde, tant anciennes que
modem îs., ont à„fe glorifier. Le rang entre ces divers
poèmes épiques s’afligne diverfemeïit, félon le goût
du leéieur. M. de Voltaire, ap.ès avoir. parlé d’Ho-
Kiere & de Virgile, ajoute:
D? faux brilïans, trop de magie
Mettent le Tajfe un cran plus bas £
Mais que ne tolère-t-on pas
Pour Armide & pour Herminie ï
on pourroit ajouter, & pour Clorinde > mourant
de la main , et fous les yeux: de Tancrède fbn
amant , & pour Olinde & Sophronie , dont les
fenti mens font fi tendres & fi purs, & pour Renaud
l’Achille de ce poème, &c..
Le mot de Boileau tiroit d’autant plus à confé“ ;
quence*,'que ce n’étoit qu’un mot, &- qu’on ne pou'
voir le difcüter. O.i le regardoit comme un résultat
général, comme un -jugement abfôlu. Boileau, s’eft
expliqué- depuis, dans un difeours tenu peu de temps:
avant fa m o r t o u il confirmé ce jugement; mais
en convenant que le -Tajfe ( ce font ces terra, s ) était
un génie- fublims, étendu, heiirmfctnsnt né pour cire
poàc, & grand poète : un tel aveu, ponvoit fervir de
padéport à. bien des critiques. Celles que fait, ou
plirck qu’annonce Boileau-, font générales ; & comme,
elles ne font point ^appliquées à des exemples, elles
ne peuvent être réfutées. Ce difeours de Boileau' eft
rapporté clans’ l’hiftoire. de l’académie Françoife par
M. l’abbé d’O livet, qui- Pavoit entendu..
Le P. Bouhours, autre critique févère, eft en
général de l’avis de Boileau fur le Tajfe ; & comme I-
ir motive fa critique , c mine il liappli ;ue à des t
exempleson peut i abonner avec ou contre, lui 1
II relève, par exemple , ce vers du dix-neuvîèm“
chant, oh , en pariant de la mort du féroce A n
gant, le Tajfe dit:
Minaccuwd morendo, e non languia.
» Qu’il menace, dit-il ; que fes dernières paroles-
», aient quelque chofè de fier, de fiiperbe & de ter~
» rible,
Superbi , formidabili , feroci ,
Gli ultimi mod fur, F ultime voeu
» Cela convient au eara&ère d’Argant. . . . ; mars
» de n’être point foible loi fqu’on fe meurt, e non
» languia, c’eft ce qui n’a point de vrailemb'ance. . . .
» La fermeté de l’ame n’em; êche pas que le corps
» n e s’affoibliffe.. . . ; cependant le non hngiiia
» qui va au corps, exempte Àrgant de la to- com-
» mune , & détruit l’homme en élevant le hères. »
Cette critique nous paroît minurieuie, fé\ ère, &.
même injufte. Le Tajfe ne dit point que le corps.
d’Argant ne s’affoiblit pas , puifqu’il a dit plufieurs.
fois le contraire :
Gia nette f cm? fbrçe i l furor langue. . .»
Tancndi chèl -vedea col braccio e fatigue
Girar i colpi ad or piu Isnti, &c.
Il parle du dernier caraélère aue lame d’Arganfe
■ imprime fer fon vifage,. & il dit que c ’ e f t un ca-
raéïère de co’ere , de menace, & non de langueur*.
C ’eft ainfiqu. Sallufte dit de Catilina, que mort ou
mourant-,. il c o n f e r voit l’air de fierté qu’il avoit en
vivant :: ferociam anima quant h ibuerat viyus , in
vultu reùnens. C eft ainfi que Velleius Paterculus dit
d’un général des. Samnites vai eu, qu’i f avoit plus.
: l’air d’un vainqueur que d’un mourant : vï&oris ma-
gis quàm ■ morientis vuhum pnzfercns. C’eft ainfi que-
■ le même TJJ& dit d’un autre Sarrazin , que, tout
r mort quM eft, il menace encore les chrétiens :
E morte anco minaccia.
Ce qui vraifemblablëment n-’a point déplu à Racine l
qurdans le récit du combat & de la mort des Frères
ennemis , dit, en parlant de Polinice
Tout mort qu’il eft, Madame, il garde fa colère^
Et Ifon diroit q u ’ e n core il menace fon frère. .
Son- vifage, où. la mort, a répandu fes traits,
Demeure. plus terrible , & plus fier que jamais.
Il eft peut-être affez • remarquable que le P. Bou*-
hours approuve ' dans Sidoine Apoll nair.e un trait
à-peu-près du même genre,, & qui eft expiimé par
un jeu de- mots :.
Ammoque fuperjunt
Jam props peflanimam»
r r A C i A O
Armide dit à Renaud ; je ferai-ce qit il vous plaira,
ou votre écuyer, ou votre b o u c lie rmais çes. mots
■ d’écuyer ou-de bouclier, forment dans l’Italien un
jeu de mots, que le P. Bouhours ne paffe point au
Tajfe :
Saro quai pût vorrai Scudiero o fcudo.' i
Le cardinal Palavlcini, dont le P. Boühonrs rap-i
porte le feniiment fans l’improuver, bîâmoit le Tajfe i
d’avoir dit, qu’au ccmmencerrient d’une bataille les;
nuées difparurent, le ciel voulant voir fans voile les
grandes a étions qui alloient fe faire :
E fen^a vélo
Volft tnirar 1 opre grandi il cielo.
Si c’eft le ciel matériel, dit Je cardinal. Palavicini ,
•il ne voit rien ; fi ce font les habitans du c iel, ils
■ voient à travers les nuages.
Il nous femble que cette manière de crit-quer tend
à détruire toute poëfie.
Le P. Bouhours nous paroît reprendre avec plus
de juftice les morceaux fuivans, comme affrètes & :
trop peu convenables à la fi nation.' :
Tancièdé ayant tué Clorinde fans là conhbîfrë ,
apoftroçhe la main qui vient de frapper- fon ^amante ,
& lui dit : » perce donc aufli mon fein ! . . . . mais
n peut-être^qu’accquiiimée à des aérions atroces, bat-
3> .bares , m regarderois çemme un bienfait une mort
w qui finiroit mes douleurs : »
Pqffa pur quejlo petto, e fieri feempi
Col. jbrro, tuo crudel fa del mio cor».
Ma forfe, ujata à fatti atroeï ed empi
Sdmi puià dar morte* al mio dolore.
Il y 'a certainement dans cette, idée un raffinement
&\ine.affeétation bien contraires,-au vrai langage de
la douleur.
, On "petit i encore fa:re de juftës reproches au paf-
fâgé,fu-:vant : » Q reftos.chéris Si des monftres
» en “ont fait ie-uf proie , je veux. auffi être la proie
»> des, monftres : je veux que leurs entrailles foient-
»> notre tombeau commun. 33
L’original pèfe bien davantage fur des idées défâ-
gréàbles, dont la délicateffi de notre langue exige
qu’on fupprime les détails :
A marc fpoglie
. , , .S'cgli awien che i vaghi m'tnbri fuoi
Stati fa n cibo di fer ne voglie;
Vuo che la bocca fleffa anco me ingoi
■ E ’I ventre chüda me che lor racccglie.
Dans un autre paffage encore , c’eft toujours Tancrède
qui pleure Clorinde , mais qui la pleure avec
trop d’efprit & de recherche, félon.le père Bouhburs :
-■ T . \ A S 19 y
O fajfo amato ed onovato tar/. o
Che dentro .hai le mie f amine, e fu o n il pianto ;
Non di morte Jet. tu , mà di vivaci
Cetieri albergo, ov e e ripofo amore.
33 O tombe fi chérie, fi refpeélée, qui renfermes
33 Kobjet de ma flamme, & que j’arrofe de mes lar-
-33 mes / Non, tu n’es pas le féjour de la mort; mas
33 d’une cendre animée, où l’amour repofe/33
Nous nous fervons ici, & par-tout, de la dernière
traduéf o u , celle de M. Panckoucke, la feule qu’on
ait ofé faire parcître à c ité du texte , la feule qni-
rende foe texte ftrophe par ftrophe. Nous devons
obferver que dans la traduélion de ce paffage,. la
petite antithèfe recherchée & badine de dentro c
fuorï, difparoît’“ fous cette: éxpreffion plus décente :
qui renfermes l'objet de ma flamme , & que farrofe de
mes larmes ! C’eft la même chofe, & il n’y a plus
d’anrithèfe. Philanthe, qui dans la Manière de bien
penfer du P. Bouhours , eft le défenfeur du clinquant,
fait bien plus fèntir ce défaut, par l’éloge, meme
qu’il en fait.
* 3> Quoi de plus fpiritueî, dit-il, que ce marbre
33 qui a des feux ait-dedans, des pleurs au-dehors ;
qui nYft pas •a demeure de la mort, mais qui renferme
des cendres vives, cm l’amour reoofe ?
LcS jeux d\fprit, répond Eudoxe, ne s’accordent
pas bien avec les larmes, & le P. Bouhours applique
ici le mot de Ouintîliên : fentenùolisne- flendum
êrit ?\ ;s yi
Miis veut-on voir ces deux vers, non di morte
fei tu ; &c. bien embellis1, bien corrigés f purgés
d’antirhèfes, refpirant l’amour & la douleur ? Rappelions
nous ces vers de M. de' Voltaire :
Non, ces bords déformais ne feront plus profanes ^
Ils contiennent ta cendre; &. ce trifte tombeau,
Honoré par nos chants, confacré par tes mânes,
Eft pour nous un temple nouveau.
C’eft encore avec trop d’art & d'efprit, félon le P.
Bouhours j qu’Armide fe plaint de Renaud, qui la
. quitte ? \
O tu che^ porte
Tcco parts di me, parte né- Lajf ;
O prendi /’una, o rendi lu l t r a , o morte
Da infieme ad atnbe.
On poufroit croire que ce feroient ces vers qui
auroient tait faire à Corneille ces fameux ve:s du
Cid ,
La moitié de ma vie a mis l’autre au tombeau,
Et m’oblige à venger, après ce coup funefte,
Celle que je n’ai plus, fur celle qui me refte.
s’ils u’étoier.t pas dans Guillen de Caftro :
La mit ad de mi vida
Ha muerto la otra mitad.
B b i