des deux premiers officiers, MM. Jacquinot et Lottin,
qui avaient exécuté comme moi le voyage de la Coquille
, j aurais souvent hésite à les consigner dans
mon jo u rn al, dans la crainte d’encourir le risque
d’exagération. Malgré cette garantie, j ’ai glissé souvent
sur des circonstances bien critiques de notre
navigation , pour ne pas ennuyer le lecteur par la répétition
trop fréquente d’incidens q u i, tout graves et
décisifs qu’ils étaient pour nous, seraient devenus
d’une monotonie fâcheuse dans le cours du récit.
Sans m’exposer au reproche de présomption, je crois
pouvoir assurer que peu de capitaines eussent poursuivi
, dans toute son etendue , le plan queje m’étais
tracé d avance, au travers des obstacles , au milieu
des revers contre lesquels j ’ai eu à lutter. Satisfaits
des grands travaux déjà accomplis, combien, après
les désastres essuyés a Tonga-Tabou, n ’auraient-ils
pas repris la route de nos ports de mer, ou du moins
ne se seraient-ils pas bornés à des relâches sans dangers
sur quelques-unes des îles de l’Océanie!
J ’ai suivi une autre m a rch e, malgré les pertes essuyées,
malgré la démoralisation évidente de la plupart
des hommes de l’équipage ; j ’ai poursuivi avec
une constance opiniâtre, d’autres diront avec une
aveugle témérité, les travaux que j ’avais entrepris.
Il ne fallut rien moins que les fatales fièvres de Vanikoro
pour m’empêcher de remplir dans toute son
intégrité le plan de campagne de l’Astrolabe : encore
n ’auraisqe pas renoncé au passage du détroit de Tor-
l ès , si l’équipage presque entier n’eût été atteint par
ce fléau. Avec la moitié de mes hommes j ’aurais tenté
l’aventure; reste à savoir si j ’aurais réussi.
Certes, en agissant ainsi, je ne me dissimulais point
toute l’étendue des dangers que je courais ; je savais
qu un seul instant pouvait amener la ruine complète
de l’Astrolabe, et cet instant se représenta plus d’une
fois sous la forme la plus terrible et en apparence la
plus inévitable. Mes compagnons et moi nous employâmes
alors tous les moyens que la prudence et
le courage peuvent inspirer à l’homme, pour nous
tirer de ces mauvais pas. Mais je dois avouer que
nous ne dûmes souvent notre salut qu’à un heureux
hasard ; mes compagnons , ils me l’ont dit depuis,
comprenaient bien que je jouais à chaque instant le
tout pour le to u t, et pas plus que moi ils ne se faisaient
illusion sur les dangers de notre vie hasardeuse.
Mais, dans la position où je me trouvais, je ne
croyais pas qu’il me fût permis d’en choisir une autre.
Doué d’un caractère fier et peu souple, animé d’un
profond mépris pour les moyens qui conduisent aux
faveurs , dépourvu de protecteurs , sans aucun créd
it, sans p rô n eu rs, je n ’avais dû ju sq u e -là mon
avancement qu’aux efforts les plus pénibles , et quelquefois
à d’utiles services rendus aux sciences. Je
comptais sur plus d’un jaloux, et je sentais qu’il me
fallait faire dix fois plus qu’on n ’eiit demandé à tout
au tre , pour avoir le droit d’élever la voix.
Dans ce calcul, ce n’était point à moi que je pensais.
Je me trouvais déjà magnifiquement traité pour
le seul fait d’avoir pu obtenir une mission aussi glo