St.-Jérôme ne di oit pas toujours ce
qu’il pensoit(i) , et qu’il parloit, pour
me servir de ses expressions , par économie
, il pourroit bien encore se
faire, qu’il n’eût pas dit la vérité en
cette occasion. Aussi tomba-t-il souvent
en contradiction , comme il le
fait ic i, au sujet de l’Apocalypse,
b a r, après le brillant éloge qu’il en
fa it, et que nous venons de voir , il
tut ailleurs, que St.-Denvs a fait sur
cet ouvrage une critique très exacte,
et nous avons vu que cette critique
tendoit à l’ôter à St.-Jean.
Mais puisque St.-Jérôme n’a pas
une opinion fort décidée sur cet ouvrage,
dont il porte deux jugemens
si diflérens , écoutons-le du moins comme
témoin de la créaace de son temps.
Les Eglises Grecques, dit-il , ne reçoivent,
pas l’Apocalvpse (2) , et cette Frévenfion étoit si fort à la mode, qu’il
appelle la coutume de son siècle.
Personne n’en pouvoit être mieux informé
que lui , qui avoit parcouru
presque toutes les Eglises du Monde.
Mais dire que les Eglises Grecques ne
la recevoient pas, c’est insinuer que
les Eglises Latines la recevoîent. En
tlfet, Innocent premier , Evêque de.
Home , au commencement du cinquième
siècle , la met dans son Cata-
|J gue des livres sacrés. Mais comme
il écrivoit, peu d’anné‘es après le Concile
de Carthage , qui avoit mis le
sceau de l’autorité à .l’Apocalypse, il
est possible, (pie l’Evêque de Rome
ait eu la même raison que le Concile,
savoir l’opinion et la pratiquek plus
générale de l’Eglise Latine. Commeles
Grecs, depuis le Concile de Laodicé,
s’étoient réunis pour rejeter l'Apocalypse
, les Latins , depuis le Concile
de Carthage , se di posèrent tous à la
recevoir. Dès-lors, ou vit le Monde
Chrétien tomber dans une espèce de
schisme a cet égard , et se partager
en deux grands. corp% opposés, l’Orient
contre 1 Occident. L’Apocalypse exilée
de sa patrie alla chercher asyle ehe?
les Etrangers , et prouva la vérité du
proverbe, que l’ou u’a jamais plus de
sûreté pour mentir, que lorsqu’on vient
de loin. Jean, n’ayant pu être reconnu
pour prophète eu son pays , le fut en
Occident , ét forma un parti, qui cor,-
tre-bulança l’opinion de l’Orient, et uni
le dédommagea du mépris des Asiatiques.
De part et d’autre cependant,
ils eurent des déserteurs. St. - Cyrille
d’Alexandrie vint se ranger du côté
des Latins , _et cita l’Apocalypse ,
comme un l.vre de l’Ecriture; c’est ce
S. Cyrille dont la mémoire sera bénie à
jamais parles dévots à la Vierge, pour
avoir su la maintenir dans le titre de
Mère de Dieu.
Environ ce temps-là , un Grec inconnu,
que, dans le dernier siècle, les
savans ont démasqué, se couvrit du
nom de Denys Aréopagite , et expliqua
l’Evangile de St.-Jean , et l’Apocalypse
, qui à peine pouvoient être
composés du vivant de St.-Denys.
Comme la supposition étoit grossière*
elle ne fut pas d’abord goûtée dans
son pays natal ; mais elle fit fortune
en Occident. Papes-y Conciles, Rois ,
la reçurent avec grand respect, et. le
monde Latin admira la doctrine profonde
du prétendu Denys l’Aréopagite.
Car , si les Grecs avoient l’esprit fort
inventif, les Latins l’avoient encore
plus crédule ; deux sortes de gens faits
les uns pour les autres ; les Grecs qui
fabriquoient les pièces, et les Latins
qui servoient à les débiter. Ce faux
Denys cite l’Apocalypse comme un
livre Canonique , dceit on ne doute
point, et cependant, dès les premiers
siècles de.l’Eglise , on a fort clouté s’il
étoit Canonique , ou non.
Non-seulement on ena doutépendant
les cinq premie]|ssiècles , comme nous
(1) Epis. ad. Paian. (2) Id. Epis. 123. ad Dard.
■ pavons Fait voir jusqu’ici ; mais on en
Koutoit encore dans le sixième siècle.
■ C’est Junilius , auteur Latin (1) -, .qui
■ nous en assure. Les Orientaux, dit-
,q révoquent fort en doute l’Apoca-
■ hpse’ Junilius lui-même , tout Evê-
■ que qu’il étoit, abandonne le Concile
■ de Carthage, pour suivre les Orien-
■ taux. Il met l’Apocalypse parmi les
■ livres d’une moyenne autorité , qui
■ tiennent le milieu entre les livres vrai-
■ meiit Canoniques, et lés livres certai-
■ nemeut faux (1). Cet auteur , qui a
■ beaucoup de méthode , a proposé un
■ inoyen de critique , peur discerner les
■ livres sacrés de ceux qui ne le sont-
■ pas;-.et il paroît, que l’Apocalypsene
Bai a pas ;paru pouvoir soutenir un.
■ examen trop rigoureux. Ce qui est dé
■ plus étonnant, c’est qu’il écrivoit dans
Be siècle le plus crédule , qui fût ja-
■ mais, et où l’on neparloit que de mira-
■ cles, 11 falloit avoir une tête bien sai-
■ ne , pour se préserver de la contagion,
■ jui passoit du peuple aux Docteurs.
Bln.médiocre critique devoit être un
Bpiiénomène. St.-André de Césarée
Ki’étoit pas si difficile. Il reçoit l’A-
■ oci.lypse , sans perdre son temps à
praisonner sur son authenticité, persua-
B e que les anciens ont dû foire cit
Bfxamen. Il n’en veut pas savoir davantage.
Il y a des gens qui n’aiment
|r"s la fatigue , et qui trouvent plus
■ ourt de croire sur parole que d’exa-
■ jmier. Il est inutile, dit St.-André
Bans sa Préface sur l’Apocalypse ,
B examiner l’autorité de ce livre ;
■ 'f il est certain, que nos PP. Gré-
Bmre le Théologien, Cyrille d A-.
qf andrie > ê’t avant eux , Papias ,'
■ enée, Méthode , et Hippolyte di-
f.at €IJ, plus d’un endroit, que c’est un
B're divin , et digne de foi. Il n’y a
B ue yeux choses fausses dans cette
■ »irtion. i°. Papias n’a point parlé de
Il P°<;alypse de Jean. 2°.11 est si faux,
■ »e Grégoire de Nazianze l’appelle
B C1) Juail, de.parlifo div. Ée^. l. 1. c. 4.
lin livre divin , qu’au contraire il l’exclut
formellement du Canon de l’E criture.
Mais ceux qui n’examinent
pus plus qu’André, sont exposés à se
tromper. 11 auroit pu dire également,
il est inutile de s’arrêter à l’autorité
de ce livre ; car il est cfcrfain que Grégoire
de Nazianze , Cyrille de Jérusalem
, et avant eux , Eusèbe , Caïus
etc., disent en plus d’un endroit, que
c’est un livre.apocryphe. Mais ce St.-
André avoit un commentaire tout pré't
sur (’Apocalypse , le premier ouvrage
de cette espèce chez les Grecs ; et il
n étoit pas si dénaturé , que d’étouffer
un enfant, qui devoit faire tant d’honneur
à son père. Le commeniaire est
bien pauvre , quoique l’auteur ait invoqué
St.-Jean , dès l’entrée de son
ouvrage. Il paroît, que le Saint ne l’a
pas exaucé. L ’ouvrage néanmoins fut
goûté des amateurs de l’Apocalyp e ;
et Aretas après lui en fit un semblable',
ou plutôt il 11e lit que copier sou
prédécesseur.
L ’Apocalypse s’ introduisit ainsi peu-
à-peu , sur-tout depuis que le faux
Denys l’Aréopagite, qui la niet toit au
rang des livres sacrés, commença
d’être pris par les Grecs pour le vrai
Aréopagite. St.-Maxlme , qui , dans
le septième siècle , fit valoir cet auteur
, ne manqua pas de l’en croire ,
et.bientôt quantité d’autres se déterminèrent
sur la même autorité. Mais
si l’Apocalypse faisoit des progrès en
Orient parmi les Grecs, elle trouroït
encore en Occident, .où sa domination
étoit la mieux affermie , des docteurs,
quirefusoient de s’y soumettre,
et ce fut la raison , qui détermina le
Concile de Tolède, le premier Concile
qui se soit tenu en Europe , d’en
ordonner la lecture dans les Eglises ,
sous peine d’eXcommqnication contre
les réfractaires. La plupart des Docteurs
Occidentaux , qui avoient accrédité
ce livre, dans le quatrième
(2.) Eibi. Pair. iùid. 1.2. c, 23.