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Machiavel & fes difcours fur la première décade de
Tite-Live enfeignent à tromper & à faire du mal. Machiavel
a vu que des fouverains de fon temps excelloient
à tromper, & il a dit : il faut tromper,. & fur cela au
lieu de méprifer le fyftême de Machiavel & la conduite
de ces princes, nous nous fommes mis à révérer
les vues profondes & les perfidies favantes de Louis X I,
de Ferdinand le catholique, de Charles-Quint, comme
nous avons admiré les conquérans & les rois guerriers.
Dans les réfléjcions fur Tite-Live, l’auteur écrivoitpour
des nations dégénérées qu’il vouloit ranimer ; il s'efforce
de les rappeller linon à la vertu, du moins à l’énergie antique
par l’exemple des Romains ; mais il eft en général
trop indifférent au vice & à la vertu ,au jufte &. à Fin—
jufte, à la tyrannie & au gouvernement modéré, il
donne à tous indiftinélement des armes & des confeils;
il enfeigne à réuffir dans le mal comme dans lë bien. Il
lui importe peu qu’on foit jufte & bon, tout ce qu’il veut,
c’eft qu’on foit grand, c’eft-à-dire, fort, & fur-tout
que l’on foit habile ; mais la force fans juftice excite
Tindignation & pouffe à la révolte ; la perfidie excite la
..défiance ; & qu’eft-cg^ qu’une force contre laquelle tout
le monde eft révolté ? qu’eft-ce qu’une habileté dont tout
le monde fe défie ? Voilà ce que le beau »énie de Machiavel
devoit Rattacher à éclaircir, à développer, à
rendre fenlible. Comment le voir de fang-ffoid prendre
la défenfe du fratricide de Romulus, & affurer que ce
prince ou ce brigand ne pouvoit pas fe difpenfer d’un
tel crime, parce qu’il faut que le fondateur d’une république
foit feul & ne puiffe éprouver de contradiélion?
comment regretter avec lui Jarareté desfcélérats illuftres,
.des tyrans habiles, des faétieux impunis , & le défaut
d’énergie capable de produire de grands crimes ? comment
partager fon indifférence fur le bien & le mal ?
31 Voulez-vous, dit-il, qu’une ville étende au loin
n fa domination? n
Non, je ne le veux pas, -& c ’efl pour l’avantage
même de cette ville que je ne le veux pas.
u Les moyens fè réduifent.à deux, la douceur &
n la force, w
Remarquez qu’il vous en laiffe le choix, & qu’il ne
-vous dit rien de. plus pour vous engager au parti de
la douceur qu’au parti de la force; dans l’un & dans
l’autre cas vous pouvez également compter fur lui, il
ne vous refufera pas le fecours de fes lumières, il vous
conduira également au fiiccès.
« Si vous prenez le parti de la douceur, ouvrez toutes
» vos portes aux étrangërs ».
Ici on lie peut qu’applaudir.
« Si vous prenez celui de la force , ,détruifez
» toutes les villes voifmçs.......Rome fut fidelle à ces
» principes. »
Et Rome fut violente, injufte .05 odieufe. -Une telle
république mérite
Que l’orient contre elle à l’occident s’allie,
Que cent peuples unis des bouts de l’univers ,
Panent pour la détruire & les monts & les mers.
Et c’tft ce qui devoit le plus -naturellement arriver. Si
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le contraire a eu lieu , c’eft par un concours de caufes
qui ne nous font pas affez connues; car, commô nous
avons eu plus d’une occafion de le remarquer, ce n’eft
peut-être pas ùn médiocre défaut dans nos meilleurs
livres politiques, tels que ceux de Machiavel & de
Bodin , de Montefquieu même, de voir toujours fi évidemment
que les évènemens ont dû être tels qu’ils ont
été, e’eft une manière de prédire le pajfê dont on ap-
pe'rcevroit le ridicule s’il n’avoit pas été couvert à force
d’efprit, de talent & de philofophie ; nous n’avons
prefque jamais en effet toutes les données néceffaires
pour affeoir un jugement certain de ce qui dèvoit
arriver : à égalité d’efprit & de talent, on pourrait
donner une autre explication tout aufîi probable des
mêmes évènemens; & fi toutes les données qui nous
manquent, nous étoientfournies à la fois,.file degré
d’influence de chaque caufe dans le concours de toutes*
nous étoit afîigné aveç préc’fion , nous aurions avec
les mêmes faits, des réfoltats politiques tout différent.
On peut d;re.à ces philosophes qui voient fi clairement
dans lepaffé laliaifori des caufes avec les effets, ce que
la Fontaine difoit aux aftrologues : l’état où nous
voyons aujourd’hui l’univers, méritoit bien que quelques'uns
d’eux l’euffent prévu & annoncé^que ne l’ont-
ils donc fait? Et quanta l’avenir,les caufesiontfous feprs
yeux, que ne prédifent-ils les effets i
Et par où l’un périt un autre eft conforte.
A dit -Corneille, & il efl vrai que tel efl fou vent le
réfultat de l’hiftoire dans fos principaux évènemens ;
■ cependant le rapport des effets avec leurs caufos efl
infaillible & invariable.; d’où vient clone cette, différence;
finon de ce que les caufes paroiffent être les mêmes ,
& ne font pas les mêmes, & de ce qu’aux caufos apparences
fe mêlent des caufes réelles, mais fecrétes, qui
nous échappent.
Pour appliquer «cette théorie aux Romains, il ne
faut pas toujours dire : les Romains ont pris un tel moyen ,
& ils ont réujjl, donc voilà le moyen qu’on doit employer
quand on fe propofe la même fin , car peut-*êtr.e ont-ils
réufii malgré le choix du moyen, & par d’autres caufos
tout-à-fait inconnues : il ne faut pas que l’évènement
nous en impofe, & pour profiter des leçons de l’hiftoire,
on doit y regarder d’un peu plus près, on doit remonter
à la nature des chofes, & éclaircir l’hiftoiré par la
philofophie. Le coeur humain efl affez connu pour que
nous fâchions tous que
L’injuflice à la fin produit l’indépendance ,
la fourberie la défiance \ & la violence la révolte»
Voilà-ce qui fût &. ce qui fori toujours malgré tous
les exemples contraires que l’hiftoire peut fournir ; ces
exemples ne font que des exceptions & nous annoncent
feulement qu’à cette caufe première qui eût produit infailliblement
fon effet, fe’font mêlées d’autres caufos qui
l’ont contrariée , & qui en ont arrêté l’influence. Les
Romains n’ont donc pas réufîi pour avoir détruit toutes
les villes yoifînes; car, par & nature des chofes, ce
moyen violent devoit opérer Iè foulevement de tous
les peuples, la réunion de toutes les puiffances contre
Ja puiffance Romaine : peut-être ont-ils réufîi parce
qu’ils avoient affaire à des voifins ignorans & barbares,
à des efpèces de demi-fauvages qui n’avoient les uns
avec les autres aucune liaifon, aucune correfpondance,
qui ne favoient pas s’unir ni s’entrefecourir, qui peut-
être ne favoient rien de ce qui fe paffoit chez leurs voifins.
Peut-être les Romains ont-ils réufîi parce qu’ils appli- ■
quoient à une mauvaife fin & à de mauvais moyens des
vertus & des talens qui dévoient néceffairement réuffir.
Peut-être enfin durent-ils leurs fuccès à un concours de
cirçonftances ignorées qui leur échappoient à eux-
mêmes , & dont ils n’ont pu nous inftruire ; mais ce
que nous fàvons certainement c’eft qu’il n’eft pas pof-
fible qu’ils aient réufîi uniquement pour avoir été vio-
lens, fourbes & injûftes, parce que la nature des
chofes y réfifte. li* y a indépendamment des faits, des
vérités métaphyfiques, étemelles, invariables ; quand
l’hiftoire rie me montreroit pas la fin malheureufe de
la plûpart des.tyrans, je n’en faurois pas moins qu’un
tyran efl toujours en danger , parce qu’il efl toujours
menacé par la haine publique & particulière. Les faits
qui pourraient paroître démentir cette théorie, s’expliquent
par d’autres caufes apparentes ou cachées,
connues ou ignorées, dont l’aéuoa a combattu l’influence
de cette caufe. Concluons donc que dans les
induéfions qu’on tire de Fhiftoire il faut fe défier des
apparences , remonter à l’effence des chofes, difcutër
les caufes & leur rapport avec de certains effets, pour
ne -pas rifquer de porter de faux jugemens, & d’éfa-
blir des principes pernicieux d’après quelques exemples.
Mqchiavd-a un chapitre , dont le titre efl : que
la fraude fert plus que la force pour s’élever dun état
médiocre à une grande fortune.
Et la force & la. fraude, & la grande fortune à
laquelle on parvient par l’un ou l’autre moyen ou par
tous les deux, font trois chofes très-mauvaifes & très-
eendamnables que l’auteur paroît eftimer beaucoup ;
mais paffons-lui pour un moment cette effime, &
voyons-fi la préférence qu’il donne à la fraude for la
force, efl jufte. Quoique les Romains fe foient trop
fbuvent permis la fraude, il efl certain que la force
en général a eu plus de part à leurs conquêtes que
c*eft principalement par la force qu’ils ont écrafé leurs
ennemis.
Aléxar.dre, celui’de tous les conquérans qui a pouffé
îè plus loin fa fortune, peut avoir quelquefois employé
la rufe, mais c’eft ce qu’on apperçoit à peine
dans fon hiftoire : on le voit toujours triompher par
taudace, par la valeur , par la force.
Enfin, il eft un peu étonnant de voir un écrivain qui
parle fans ceffe d’energie & de grandeur,. préférer la
fraude à la force; c’eft qu’il trouve de la grandeur
a tromper aufîi bien qu’à vaincre, & qu’il' veut qu’on
séufliffe, n’importe pas quels moyens;
Dolus an virtus, quis in ho fie reqmrat ?.
•Mais on geut toujours vaincre , Ô£ on ne trompe qu’une
fois , du moins des gens avifés : Si tu me trompes une
fais, dit un proverbe Turc fort fenfé , tant pis pour
toi ; f i tu me trompes deux fois, tant pis pour moi.
Quand on fe détermine à tromper, il faut donc indépendamment
de toute morale, avoir bien examiné fi
l’intérêt du moment eft affez fort pour qu’on y facrifi.»
fà vie entière , pendant laquelle on fe condamne à inspirer
la défiance & à n’êtrejamais. cru. Voilà ce que
devraient pefer avec loin ceux qui fe déterminent toujours
fi facilement à tromper, & qui ne fentent pas
qu’on a toujours intérêt de conferver une bonne réputation.
» La force feule, dit Machiavel, n’a jamais foffi
n pour s’élever de la médiocrité à une grande fortune,
» la mauvaife foi feule y eft quelquefois parvenue. »
Cela peut être, car il y a des exemples de tout ; •
mais il ri’en eft pas moins vrai que l’effet naturel dé
la mauvaife foi eft de décréditer, & de nuire aux fuccès
futurs, fi elle ne nuit pas toujours au fuccès préfent.
« Xénophon, dans la vie de Cyrus, pourfuit Machiavel,
prouve évidemment la néceffité de recourir
» à la mauvaife foi. »
Xénophon eft un grand nom ; mais s’il a eu l’air de
prouver cela ( car on ne prouve pas véritablement ce .
qui n’eft pas ) il a fait un grand tort à la morale, fane
fervir la politique.
« Xénophon conclut tout Simplement qu’un prince
ii ne làuroit faire de grandes chofes fans apprendre -
n l’art de tromper. »
Xénophon , en ce cas, a tout fimplemcnt fort mal
conclu ; il s’eft fait le précepteur imprudent du vice &
de la baffeffe.
n L’hiftorien a toujours foin de remarquer que jamais
n Cyrus, fans ce talent, najiroit pu s'élever à ce haut
n dégré de puiffance. »
Il a pris là un foin bien inutile, bien funefte, bien -
indigne d’un hiftorien & d’un philofophe, & dont
Machiavel n’aaroit dû parler que pour en ^ témoigner
fon indignation ; mais bien loin de s’en indigner, u
s’y complaît, il y ajoute, il développe cette ..dodrine,
il cherche à l’appuyer par d’autres exemples, & il ne
s’apperçoit pas qu’il lui échappe des traits qui la condamnent.
« Les Latins, dit-il, te portèrent à la guerre,,
n parce qu’ils ouvrirent enfin les yeux fur la mauvaife
n foi des Romains, n Voilà es qui arrive, on cuvre'-
les yeux for la mauvaife foi , & on s’empreffe de"*
la punir.
» La mauvaife foi eft d’autant moins blâmable,'-
% qu’elle eft plus couverte, comme celle des Romains. » -
C ’eft comme fi on difoit que l’empoifonneur le plus-
eftîmabl'é eft celui qui -fait le mieux fe .cacher-
Dans le chapitre intitulé : Des fujets ordinaires dsrT
.guerres entre les Potentats, Machiavel s’exprime a:nfi rii
Ài-je deffein de faire la guerre à un prince , mal-
» gré les noeuds les plus folides formés dès long-temps
» entre nous ?^ je trouve des prétextes, j’invente des -
» couleurs pour attaquer fon ami plutôt que lui : je
» fois que fon ami étant attaqué il arrivera de deux
» chofes l’une; ou qu’en prenant là,défenfe, il me fou =»-
» nira Foccafion de le combattre ©u qu’en l’aban^ -