
Sîle joug eft frôp pefant, on s*écarfefa; on formera
des établiflemens a diftançe des leurs ; on aura
pour fecoürs les naturels du pays & toutes les
autres nations qui s’appuyeront les unes les autres
contre la plus puiflante.
Beaucoup d’obftacles réunis empêcheront telle
& telle efpece de commerce dans tel & tel endroit ;
on découvrira d’autres lieux , d’autres branches de
commerce nouvelles, & peut-être plus lucratives*
Si l’on demande quelles aflurances on peut avoir
que les chofes fe pafleront ainfi ; je dirai que ces
efpérances font fondées fur une grande vérité qu’on
ne peut méconnoître, la force puiflante de l ’intérêt
particulier , & fur l’expérience mille fois répétée
de tout ce que l’intérêt & la liberté réunis ont
fait faire aux hommes de difficile & de grand.
Ce ne font pas en effet les lo ix ., les réglemens,
les privilèges , les compagnies qui ont inventé &
perfectionné les arts & les fciences , découvert des
mondes inconnus , rendu plus facile & plus fréquente
la communication des hommes entr’eux,
étendu l’aftronomie, la navigation, le commerce, &c.
Tout cela eft l’ouvragé de la liberté , de l’induf-
trie agiflante , quelquefois foiblement protégée,
communément abandonnée à elle-même , plus fou-
vent encorè traverfee dans les entreprifes , & triomphant
de mille obftacles.
■ Ce ne font pas des compagnies qui ont décou- !
vert l’Afrique & l’Amérique ; ce n’eft pas une
compagnie à privilège excïufif qui a doublé le Cap
de Bonne-Efpérance ; Magellon n’étôit pas gagé
par une compagnie. Le maire , après avoir pafïe le
détroit? qui porte fon nom & perdu les trois quarts
de fon équipage dans la mer du Sud , arriva à
Batavia , voit fon vaifleau confifqüé, & meurt en
prifon pour avoir donné atteinte au privilège de la
compagnie Hollandqife.
Qu’on y prenne garde , les compagnies & les
privilégiés ne font jamais qu’à la pifte de l’induf-
trie. Un commerçant particulier fe meuti s’agite
dans l’enceinte ou fa fortune & fon état actuel le
tient renfermé. Il parvient bientôt à l’étendre. Il
cherche .& découvre de nouvelles routes à la richeffe,
& les fuit avec ardeur. Il porte fes fpéculations au
Nord , au Midi , en Afie., en Amérique 5 des vaif-
ïeaux volent à fes ordres , & apportent de toutes
les parties de la terré des objets de defirs & de be-
foins pour les hommes & des richefles pour lui.
A fon exemple d’autres hommes induftrieux fui-
vent la routé qu’il a tracée , ou s’en ouvrent de
nouvelles j le commerce s’étend & fleurit. Alors
s’éveille le privilège , q u i, comme un vil frêlon ,
vient occuper la cellule & dévorer le miel de
l ’abeille laborieufe. Alors fe forment les affocia-
tions exclusives. Alors on tâche de prouver au gouvernement
que cette plante née toute feule à 1 ombre
de la liberté , qui a déjà jetté des racines étendues
, qui eft vive & vigoureufe , va fe deffécher
fi on ne lui donne pas un nouveau genre de culture.
On dit que le commercemanquera de capitaux 5
qu’il lui faut des grands écabliflèmenS, des coffipâ
toirs , des flottes , des privilèges de tous les
genres., &c.
Si l’on ne perfuade pas une chofe aufli peu vrai-
femblable , on obtient au moins des adminiftra-
teurs qu’ils agiftènt comme s’ils en étoiént per-
fuadés.
La compagnie s’élève donc ; bel édifice en appa-
rence , mais qui a toujours une étendue plus grande
que Celle de fes fondemens, & dont la chiite instruit
bientôt ( ceux qui veulent s’inftruire ) du peu
de confiance , qu’on devoit avoir aux grandes pro-
méfiés: de ceux qui l’ont conftruit.
Voilà l’hiftoire de toutes les compagnies à privilège
exclufifj toutes fe font établies fur les débris
du commerce • particulier , floriffant déjà fans
privilège , & par la feule influence de la liberté.
Le commerce particulier avoit donc déjà furmonté
ou commencé de furmonter Ces difficultés qu’on
prétend devoir lui être infurmontables. Il pourra
donc les vaincre aujourd’hui.
Je me raflure encore contre la crainte des difficultés
que peut éprouver dans l’Inde le commerce
libre , par une confidération générale qui mérite
d’autant plus d’être développée , qu’elle peut être
utile à faire connoître les vices de tous les établiflemens
contraires à la liberté du commerce.
L e s ‘difficultés font évaluables en argent , &
celui qui peut en mettre le plus à les vaincre , en
triomphe fiîremènt. Or le commerce particulier a
bien plus de reffources pour cela, parce qu’il fait
moins d’autres frais inutiles. Il faut qu’une compagnie
paye des directeurs, des fyndics., des gouverneurs
, des employés fans nombre. Elle fe croit dans
la néceflïté de rëpréfenter. On fubftitue le fafte &
la dignité à la fimplicité du négociant. Le commerce
libre épargne ces dépenfes , en grande partie
nécefïàires aux compagnies. O r ce qu’il épargne
.ainfi , il l’emploie à vaincre les difficultés , ou à
fe contenter d’un moindre profit.
Si le commerce de la compagnie des Indes a
été à charge jufqu’ici , ce n’eft pas qu’il n’air
donné , & qu’il ne donne même encore des bénéfices
bien capables d’exciter l’induftrie des négo-»
cians ; mais ces bénéfices ont été abforbés par des
, frais immenfes : en effet, on voit que les frais or-
! dinaires montent à près de 10 millions pour un
commerce d’environ 15 millions" de retour ; c’eft-
à-dire, que ces frais font de plus de 70 pour cent
! du fonds du commerce. Que le commerce particulier
épargne feulement 3 o ou 40 pour cent de
ces frais, qu’il les emploie à ouvrir & applanir la
! route qu’il veut faire, il n’y a point d’obftacle qui
puiffe l’arrêter.
Une autre différence à l’avantage du commerce
libre , & qui met le commerçant particulier en
état de furmonter les difficultés , eft qu’il eft exempt,
au moins en grande partie , des pertes que les compagnies
effuyent par la négligence ou par l’infidel-i
lité de leurs chefs mêmes 8c de leurs admiaiftrateurs.
Parmi!
Parmi ceux qui font leurs affaires , qui achettent
ou vendent pour elles , qui font dépositaires de
leurs effets, qui en reçoivent des falaires à quelque
titre que ce fo it, il y en a toujours un grand nombre
qui facrifient les intérêts de la compagnie au
leur , qui caufent fouvent des pertes d’autant plus
grandes, que l’entreprife eft plus confîdérable.
Or ce genre de pertes ne tombe que rarement
fur les particuliers , dans le cas d’un commerce
libre. Un négociant voit par les yeux ; ce font fes
enfans , fes pareils , fes ' aflociés qui l’aident Alans
fes entreprifes j tous font également intéreftes à
ménager les fonds du commerce qui leur appartiennent
, & à multiplier les profits qu’ils doivent
partager. Quant aux fubalternes ils font veillés
déplus près* Comme ils ont à répondre de leur
conduite à peu de perfonnes & quelquefois à une
feule , la malverfation eft furement punie. La proie
6ti on d’un directeur prévenu foutient quelquefois
un fripon , dans un pofte important, contre le bien
des affaires d’une compagnie. Un négociant chaffe
fon commis fans tant de façons. Cette juftice prompte j
êc éclairée maintient l’exaélitude & la fidélité , retranche
.des eaufes de déprédations , augmente les
profits du commerce,, & par conféquent les moyens
de vaincre les difficultés qui peuvent le traverser.
Nous pouvons fortir des ces généralités , & ap-.
pliquer à la compagnie tout t e que nous . venons
de voir , fans que ' perfonne puifle contefter la :
jufteffe de cette application. On petit le dire , puif
que c’eft une chofe connue. La compagnie n’a
jamais fait a fon profit plus de la moitié du .commerce
de l’Inde. Un,vaille au de 900 tonneaux n’emporte
pas communément plus de 5 00 tonneaux en
marchandifes pour le compte de la compagnie à
fon départ d’Europe. Je ne dirai rien de tout ce qui
peut fe pafler dans l’Inde & en Chine de contraire à
fes intérêts. Au .retour , la pacotille des officiers &
employés fait une grande . partie du .chargement.
Tous'les frais du commerce font payés par elle ,
tandis qu’elle voit lui échapper une grande- partie
des profits. -Si un négociant particulier veut facrifîer
le tiers de fon gain à faciliter fon expédition , je
ne crois pas que perfonne puiffe foutenir , avec
quelque conncifïance de caufe, que le commerce
dans l’Inde lui fera impoftible. O r , en faifant ce
facrifîce , il fera encore but à but avec la co.mpa-
gnie. Le Commerce particulier & libre pourroit
donc fe fuffire à lui-même pour vaincre tous les-
obftacles, 8c triompheroit dans 'l’Inde de tous ceux
que les defenfeurs du privilège excïufif fuppofent
qü il y trouvera, qu'and' ces obftacles feroient aufli
nombreux & aufli reels qu’ils tâchent de nous le
faire croire.
Mais, pour foutenir la poffibjlité du commerce
particulier dans 1 Inde , il n’eft pas néceflaire de
pouffer aufli loin les efpérances qu’on peut fe faire
de^la liberté. Les obftacles ne font pas fl grands
qu’on les fuppofe. ■ ; ' j :
Il n eft pas queftion d’établir un commerce dans un
Commerce- Tome I . fa r t , I I ,
pays inconnu , habité par des antropophages. Les
côtes & les ifles de l’Inde font peuplées de nations
civilifées, remplies d’européens , qui y font prefque.
naturalifés , qui favent s’y faire entendre,, qui en
connoiflent les moeurs & les loix Le commerce y eft
connu. Les naturels du pays y font accoutumés. Les
divers travaux qui fourniftent des marchandifes aux
européens, foiit établis & iiè ceiïèront pas, parce que-
les acheteurs cefferont d’avoir un privilège exclufiL
Les particuliers traitelonrâvec les mêmes marchands
dû pays , qui font aujourd’hui le commerce de la
compagnie. Les comptoirs de la compagnie pourront
être , comme aujourd'hui, les points de ralliement
du commerce , & les. établiflemens françois
entretenus p ar le Roi, pourront y lervir de fauve-
garde au commerce françois. Les chefs de ces comptoirs
pourront faire dans' les' ports de l’Inde , ce que
font nos confuls auprès- des puiflances européennes
dans'les echelles du levanty & jufqites chez ces nations
de pirates , plus’féroces & plus étrangères à la
juftice & à la raifon que lès nations de l’Inde.
On laifïèroit fubfifter le nom de compagnie %
parce que, toutes les poflèfllons & tous les privilèges
dont jouit la nation, dans lé continent de l’Inde t
lui ayant été accordés fous ce nom , il y auroit lieu
de craindre que les princes du pays n’en priffent prétexte
pour révoquer leurs coileeflions , & les autres
compagnies pour troubler les particuliers françois
dans leûr commerce.
Les chefs des comptoirs , repréfentans non plus la
compagnie actuelle , mais \à c6mpagnie vraiment
Françoije de tous les négocians de la nation , veil-
: leroient à l’exécution des marchés faits entre les
françois &les gens du pays.lls auroient, pour punir
& empêcher les friponneries entre les nationnaux , la
même autorité dont ils jouiflent aujourd’hui. En cas-
de vexation , ils porteroient les plaintes du conit
merce aux princes du pays. Si les nations EuroA
péennes le traverfoient , ils s’en plamdroient en
France , &«on fàuroir bien faire ceffêr les injuftic.es
& les violences. En un mot , toutes les facilités q u e .
les établiflemens de la compagnie donnent à fon
commerce aujourd’h u i, pourroient être & fer oient,
en effet à l’ufage du commerce libre.' L’exercice,
du privilège excïufif auroit , malgré lui , frayé la.
route Nà la liberté. '
Quelle difficulté pourroit-il donc y avoir à fêta-..
bliflemenf du commerce libre , le privilège de la:-
compagnie venant à cefîer ? Le commerce excïufif
aura été une efpèce d’efîài, une préparation à la
liberté générale du commerce. Le privilège étant
fupprimé, fi le gouvernement continue de protéger le
commerce François dans l’Inde ; pourquoi ne fe trou-; ■
yeroit-il perfonne qui voulut fuivre une route deja
frayée ? Quelle raifon en empêcheroit dans la .paix ,
dans ces temps où toute l’induftrie d’une nacien eft erv
mouvement ? Sans doute que plufieurs, négocians
tourneront leurs vues fur un commerce avantageux ,
&à la-fuite de ceux-r là, plufieurs autres. Les-employés.
, les intéreffés dans l’ancienne compagnie
Hhhlr