
N u m é r o II*
Opinion mitoyenne, txpofée par M. 'Hume.
Il eft très-ordinaire parmi les peuples gui ignorent
la nature du commerce , de défendre l’exportation
dès commodités, & de vouloir conferver
parmi eux tout ce qu’ils croient utile ou précieux.
Ils ne confidèrenc pas que par cette dérenfe, ils
agiffent directement contre leurs intentions, & que
plus il s’exportera de quelque denrée que ce Toit ,
plus on en cultivera dans le pays, & qu’ils en auront
toujours la première offre.
C’eft un fait convenu des fçavans, que les anciennes
loix d’Athènes rendoient l’exportation des figues
criminelle ; ce fruit étant fuppofé d’une efpèce fi
parfaite dans l’Attique, que les Athéniens le trou-
voient trop délicieux pour la bouche d’un étranger.
Cetté défeufe ridicule étoit une choie fi férieufe,
qife c’eft de-là que les délateurs ont été parmi eux
appelles Sycophantes, de deux mots Grecs qui
lignifient figue & déceleur. J’ai fouvent entendu dire
que plufieurs anciens aCtes de notre parlement, ont
été diètes par la même ignorance dans la nature
du commerce. Jufqu’à ce jour , dans un royaume
voifin, la fortie du blé eft prefque toujours défendue
, pour prévenir, comme on dit, les famines,
quoiqu’il foit évident que rien ne contribue davantage
aux famines fréquentes qui affligent fi fouvent ce
fertile pays.
La même jaloufîe à l’égard de l’argent a auffi
prévalu parmi plufieurs nations : on avoir beloin
de la raifon & de l’expérience pour convaincre les
peuples que ces défenfes ne fervent qu’a tourner,
le change contr’eux , & à produire encore une plus
grande exportation.
On peut dire que ces erreurs font groffières &
palpables j mais à l’égard de la balance du commerce
, parmi les nations même qui l’entendent le
mieux , une forte jaloufîe prévaut encore .* elles
craignent toujours que tout leur or & leur argent
ne les quittent. Cette crainte cependant me paroît
entièrement dépourvue de fondement dans prefque
tous les cas. J’appréhenderois auffitôt de voir tarir
toutes nos foitrces & nos rivières , que de voir ^argent
abandonner un royaume, où il y a du peu- :
pie & de l’induftrie. Confervons foigneufement ces I
derniers avantages , & nous n’aurons jamais à craindre
de perdre le premier.
I l eft aifé de remarquer que tous les calculs
touchant la balance du commerce font fondés fur
des fuppofitions & des .faits incertains. On convient
que les regiftres de douanes ne font pas un fondement
fuffifant pour en pouvoir raifonner. Le prix
du change n’eft guère meilleur , a moins que de
le comparer avec celui de toutes les nations , &
de connoître auffi les proportions des différentes
fommes remifes , ce que l’on peut affilier hardiment
être impoffible. Tout homme, qui a raifonné fur
ce lu jet, a toujours prouvé fa théorie , quelle qu’elle
, fiât , par des faits & par de.s calculs , & par tta
détail de toutes les commodités que l’on envoie à
Fétrapger.
Les écrits de M. Gée frappèrent la nation d’une
terreur univerfelle , quand on vit qu’il démontroit
clairement par un détail .de particularités , que la
balance étoit contr’elle pour une fomme fi confî-
dérable , que dans cinq ou fix ans elle devoit
refter fans un fehelino- : mais heureufement vingt
ans fe font depuis écoulés, avec une guerfe étrangère
très-coùteufe j & cependant on fuppofé communément
que l’argent eft encore plus abondant
parmi, nous , que clans aucune autre époque des
temps qui ont précédé.
Rien n’eft plus amufaht fur ce fujet que les ouvrages
du ^docteur Swift, auteur qui a plus d’e f
prit que de connoiffance , plus de goût que de jugement
, plus d’humeur , de préjugé & de paflion
que de quelqu’autre qualité que ce foit. Il dit dans
fon court examen de l’état de l’Irlande , que tout
! 1 argent de ce royaume ne monte qu’à cinq cens
mille livres fterling ; que de ce fonds on en remet-
toit tous les ans près d’un million à l’Angleterre ,
& que les Irlandois-n’avoient prefque aucun moyen
de faire quelques compenfations & peu de commerce
étranger , que par l’importation des vins de
France qu’ils paient en argent comptant. La con-
féquence de cette fîtuation , que l’on doit avouer
être défavantageufe , - étoit que dans le cours de
trois ans , l’argent monnoyé d’Irlande de cinq cens
mille livres fterling , feroit réduit à moins de deux
cens mille. Aujourd’hui, fuivant ce calcul, ce fonds
doit donc abfolument être réduit à rien : cependant
je ne comprens pas comment cette opinion
de la ruine entière d’Irlande , cpii a caufé tant
d indignation à ce doCtéur , paroît continuer encore
& s’accrédite même de plus eh plus parmi tant
de gens.
Enfin la balance du commerce eft de telle nature
, que toutes les fois qu’un homme eft mécontent
du miniftère , ou qu’il a des vapeurs , elle
lui paroît toujours contraire ; & comme on ne
peut le réfuter par un détail particulier de toutes
les / exportations qui contrebalancent les importations,
il eft plus à propos de répondre ici à ces
vaines déclamations par un argument général , qui
prouve l’impoffibilité de cet événement, auffi longtemps
que nous confervons notre peuple & notre
induftrie.
Suppofons que quatre parties de tout l'argent
de la Grande-Bretagne fuffent anéanties dans une
n u it, & qu’à cet égard la nation fut réduite à la
même condition quelle étoit fous les régnes des
Henri & des Edouard ; quélle en feroit la con-
féquence ? Le prix du travail & des denrées ne tom-
beroit-il pas à proportion , & chaque chofe ne
feroit-elle pas à auffi bon marché qu’elle l’étoit
dè ce temsylà ? Quelle nation poürroit alors nous
le difputer dans le commerce avec l’étranger, ou
prétendre de naviguer , ou de vendre le produit
de fes manufactures au même prix qui nous ap-
porteroit un profit fuffifant ? Én combien peu de
.temps donc cet avantage ne nous feroic-il pas revenir
tout l’argent que nous aurions perdu-, ce
qui nous remettroit tout de fuite de niveau avec
toutes les nations voifines. A peine y ferions-nous
arrivés , que nous perdrions de nouveau cet avantage
du bon marché , du travail & des commodités
: ainfi ce flux furabondant d’argent feroit arrêté
par notre plénitude & notre réplécion.
Je fuppofe encore que tout l’argent de la Grande-
Bretagne vînt à quadrupler dans une nuit , l'effet
contraire n’arriveroit - ii pas néceffairement ? Ne
faudroit-il pas que tout le travail & les commodités
montafïent à un prix fi exorbitant qu’aucune nation
ne feroit en état d’acheter de nous ? tandis que de
l’autre côté leurs commodités deviendroient" à fi
•bon marché , en comparaifon des nôtres , qu’en
-dépit de toutes les Loix que l’on poürroit faire ,
elles entreroiertt chez nous & que notre argent en
fortiroit , jufqu’à ce que nous fuflîons redevenus
de niveau avec les étrangers, & que nous euffions
perdu cette grande fupériorité de richefïes qui nous
auroit expofés à ces défavantages.
Il eft donc évident que les mêmes caufes qui
corrigeroient ces inégalités exorbitantes, fi quelque
miracle venoit à les produire , doivent les empêcher
d’arriver dans le cours ordinaire de la nature ,
& conferver pour jamais , dans toutes les nations
voifines , l’argent proportionné à l’art & à l’induf-
trie de chaque peuple.
Toute l’eau , quelque part qu’elle fe communique
, demeure toujours de niveau. Demandez-en
au-defîus du niveau de l’élément qui l'environne,
pourvû qu’il n’y ait aucune communication entre
les deux ; de même à l’égard de l’argent, fi par
quelque empêchement matériel & phyfique ( car
toutes les loix feules feroient infuffifances j la com»
munication en eft coupée $ il fe peut cju’en pareil
cas , il fe trouve une grande inégalité d argent avec
les autres pays.- Ainfi la diftance immenfe de la
Chine & les monopoles de nos compagnies des Indes,
la raifon aux naturaliftes; ils vous diront que fi
elle avoir à s’élever;, dans un endroit , la gravité
fupérieure de cette partie n’étant pas balancée ,
doit l’abaiffer , jufqu’à ce qu’elle rencontre un con- ,
trepoids ; & que la même caufe qui réprime l’inégalité
quand elle arrive , doit la prévenir pour
■toujours , à moins de quelque opération violente
& extérieure.
Peut-on imaginer qu’il eut jamais été poffible
par quelque loi , ou même par quelque art ou
induftrie que ce fut , de conferver en Efpagne
tout l’argent que les gallions ont apporté des Indes ?
Ou que toutes les commodités pourroient être vendues
en France pour la dixiéme partie du prix
qu’elles auroient coûté de l’autre côté des Pyrénées
, fans trouver le moyen de s’y introduire , &
par conféquent de diminuer cet immenfe tréfor ?
Quelle autre raifon , en vérité, peut-on donner du
gain que font à préfent toutes les autres nations ,
dans leur commerce avec l’Efpagne & le Portugal,
fi ce n’eft , qu’il en eft de l’argent comme d'un
fluide , qu’il eft impoffible d’amaffer au-defïus de
fon propre niveau ?
Les fouverains de ces contrées ont affez témoigné
l’envie qu’ils auroient eu de garder pour eux-
mêmes leur argent , fi la chofe eût été poffible :
mais comme tout corps d’eau peut être élevé
empêchant la communication , confervent en
Europe l’or, & fur-tout l’argent , dans une beaucoup
plus grande abondance qu’on ne les trouve
dans ce royaume.
Mais malgré cette grande obftruCtion , la force
des caufes dont j’ai parlé, eft toujours évidente. En
général il y a en Europe beaucoup plus d’habileté
& d’adrefïe qu’à la Chine , à l’égard des arts manuels
& des manufactures j cependant nous n’avons
jamais été en état de trafiquer en ce pays-là fans de
grands défavantages; & fans les remplacemens continuels
que nous recevons de l’Amérique , l’argent
tomberoit bientôt en Europe , & monterait à la
Chine jufqu’à être prefque de- niveau dans l’une &
dans l’autre contrée. Aucun homme raifonnable ne
peut douter que fi cette nation induft.rieufe étoit
auffi voifine de nous que la Pologne ou la Barbarie
,- - elle n’épuisât le furplus de ‘notre efpéce , &
n’attiràt à elle la partie la plus confidérable des
tréfors des Indes Occidentales. Pour expliquer la
néceffité de cette opération, nous n’avons pas be- '
foin d’avoir recours à une attraction phyfique. Il y
a une attraction morale réfultante des intérêts & des
paffions des hommes, qui n’eft ni moins puiflhnte ,
ni moins infaillible.
La balance peut-elle être, confervée dans les
provinces de chaque royaume entr’elles , autrement
que par la force de ce principe , qui fait qu’il eft
impoffible à l’argent de perdre fon niveau & de
hauffer ou de baifïer au-delà de la proportion du
travail & des commodités qui font dans chaque province
? Si une longue expérience ne nous raffuroit
pas à ce fujet, quel fonds de triftes réflexions ne
nous offriroit pas un mélancolique campagnard de
la province d’Yorck , dans des calculs où il fup-
puteroit & amplifierait toutes les fommes que Lon dres
tire par les taxes , les commodités , &c. tandis
qu’en comparaifon les articles oppofés fe trouveraient
fi inférieurs ? Il n’eft pas à douter que fi
l’heptarchie eût fubfifté en Angleterre , le miniftère
de chaque état n’èût été continuellement alarmé
par la crainte d’avoir contre foi la balance ;& comme
il eft probable que la haine mutuelle de ces
états eût été extrêmement violente , à caufe de leur
étroit voifinage , chaque gouvernement eût chargé
& opprimé tout commerce par des précautions
fuperflues.
Depuis que l'union de l’Angleterre & de l’E-
cofîe a fupprimé lés barrières qui les féparoient,
laquelle de ces deux nations gagne-t-elie fur Tantrè
par ce libre commerce .? Si l’Angleterre a ' reçu
Y ij