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Pofons deux queftions bien précifes &
très-communes. Le Commerce eft-il toujours
la caufe de la profpérité d’un état?
du moins en eft-il toujours l’effet & par
conféquent la preuve infaillible ?
D ’après la tourbe des auteurs , on ne
pourrait faire qu’une feule réponfe. Elle
feroit affirmative. Nous voyons au contraire
avec évidence qu’il en faut faire deux & que
la fécondé fera négative.
Oui, 11 vous parlez du Commerce entier
& parfait, qui comprend toutes les claflès
de la fociété, c’eft-à-dire, les produâeurs
des matières premières, les fabriquants des
marchandifes , les voituriers qui les tranf-
portent , les marchands qui les achettent
pouf les revendre, les artiltes & les artifans
qui nous en font jouir.
Il eft évident que l’accroillèment & la
perfection des dépenfes & dès travaux de
l’autorité fuprême, en faveur des grandes
propriétés communes : l’accroillèment & la
perfection des avances foncières & des foins
paternels des propriétaires pour la profpé-
rité de leurs héritages : celles du favoir &
de l’aifance, des chefs d’exploitations rurales
pour la multiplication des récoltes : celle
des moyens & de l’induftrie , des manufacturiers
pour l’amélioration de leurs ateliers :
celles des fonds & de l’intelligence des né-
gocians pour étendre leurs fpéculations &
pour èn affurer les bons effets : celle enfin
de l’adreflè & de l’émulation de tous les
ouvriers pour nous procurer des jouiffances
plus utiles & plus agréables , font en même
temps la caufe , l’effet & le ligne infaillible
de la profpérité générale d’un empire,
puifqu’elle n’eft elle-même que le réfultat de
ces profpérités particulières , qui s’opèrent
l’une par l’autre, de grade en grade, par
l’influence des travaux utiles des premières
claflès de la fociété fur ceux des autres.
Mais la fécondé réponfe n’eft pas moins
jufte, non fi vous parlez comme le vulguaire
du fimple trafic ou négoce aétuel de tels
ou tels acheteurs - revendeurs, ou même
comme on fait fouvent de l’établilîèment
aétuel de telle ou telle manufacture locale,
de l’état floriffant aCtuel de telle ou telle
efpèce d’ouvriers.
O U R S
Diftinguez deux fortes de dépenfes pour
l’état en général & pour chacun de fes membres
en particulier. Les unes font des dépenfes
productives , qui font augmenter la
valeur des fonds & des revenus, les autres
font des dépenfes purement ftériles qui ne
vous font jouir qu’une fois , fans accroître
ni les capitaux ni les rentes, ces idées font
feciles à faifir.
Il exifte une régie bien fimple & bien
connue, qui détermine la quotité des dépenfes
purement ftériles qu’on peut fe permettre
, c’eft précifément celles des revenus
ordinaires, clairs & liquides, après l’acquittement
de toutes les charges nécellàires à
l’entretien & aux réparations du fonds qui
lès produit.
Ne dépenfer annuellement que fes revenus
annuels; prélever d’abord fur ces revenus
tout ce qu’exige la confervation du
capital ; c’eft la loi-la plus jufte & la plus
utile pour toute adminiftration publique ou
privée.
Confacrer pour l’amélioration de fes fonds
à quelques dépenfes productives une portion
même de ce revenu quitte '& net , qu’on
pourroit employer à fes jouiflànces perfon-
nelles fans détériorer fa fortune ; c’eft un
aCte de fageffe pour foi-même & de bien-
faifance pour fa poftérité.
Mais dépenfer uniquement pour jouir ,
plus que fes revenus, en détériorant fon capital
, c’eft un excès, puifqu’on paflè la
mefure naturelle; & cet excès eft précifément
le luxe, fi fouvent & fi mal défini par tant
d’écrivains qui prétendoienf faire connoître
l’excès, même fans avoir cherché quelle eft
la mefure.
Le luxe public & privé multiplient donc
les dépenfes qui fe font uniquement pour
jouir une fois , ils les multiplient au-delà
des revenus quittes & difponibles qu’on y
peut employer, ils les multiplient au préjudice
des avances productives qu’on devrait
deftiner à l’amélioration de fes fonds ,
à l’accroiflèment futur de fes revenus.
Leur effet infaillible eft au vrai de multiplier
pour un temps certaines manufactures,
certains négoces, certains ouvrages , qui
fervent à fatisfaire le faite Si les fantaifies
des
P R Ê L I M
desdiflipateurs. Mais cette profpérité n’eft
que locale , partielle & momentanée.
L’héritier inconfidéré.d’un bien qui rapporte
dix mille livres de rente, peut eclipler
pendant trois ou quâtre ans dans le tumulte
de la Capitale , le fage propriétaire d’une
terre de trente mille livres de revenus, qui
n’en donne que vingt-quatre à fes jouiffances
perfonnelles pour en réferver fix aux améliorations
productives. Mais c’eft à condition
qu’à la fin de ce terme, l’ïnfenfé verra
fon héritage mal entretenu, dégradé par un
décret & vendu par fes créanciers, dans un
état horrible de délabrement qui l’enverra
mourir à l’hôpital.
Il en eft de même pour les empires.
Leurs adminiftrateurs peuvent par des emprunts
, par des taxes exorbitantes, dépen-
fer le fonds de l’É ta t, au lieu d’employer
Amplement fes revenus.
Dans le premier cas, vous verrez des ouvriers
, des marchands , des fourniflèurs
abonder pendant trois ou quatre ans autour
du prodigue & s’enrichir à fes dépens ;
dans le fécond , vous les verrez couvrir pendant
quelque temps la furface d’un État qui fe
ruine, fur - tout inonder les capitales & les
réfidences des fouverains dont le patrimoine
eft dans le même défordre.
Mais elle eft bien courte la durée de
cette fàuiïè profpérité du négoce & des
arts qui fervent aux jouiflànces purement
ftériles , quand elle eft fondée fur une dilapidation
continuelle des capitaux produétifs.
Au contraire la fageflè bienfauante d’un
grand nombre de pères de famille qui, retrancheraient
annuellement la cinquième partie
des revenus employés à leurs jouiffances
purement perfonnelles, pour les confacrer
en réferves Si améliorations foncières : celles
d’un gouvernement qui réformeroit fes autres
dépenfes, pour augmenter les avances vraiment
utiles feraient diminuer, pendant quelque
temps, les opérations & les profits de
la partie la plus brillante & la plus remarquable
des ouvriers, des négocians & des
manufaâuriers qui fervent le fafte & la pro-
fufion des déprédateurs. Mais ce feroit pour
affurer enluite a tous les arts une folide Sc
jufte profpérité.
Commerce. Tome\ I,
1 N A 1 R E. xxv
Elle eft encore frivole & totalement illu-
foire , celle qu’on fait .remarquer quelquefois
avec tant de jaâarice aux fouverains &
à leurs fujets , comme une augmentation
réelle, & qui n’eft dans le vrai qu’un fimple
déplacement, qu’un fimple changement de
formes , de lieux & de perfonnes.
Quand vous n’avez pas amélioré d’abord
le gouvernement même, caufe première de
tout bien, les propriétés foncières, les exploitations
rurales qui fburniflènt la maffe annuelle
des fubfiftances & des matières premières;
tout ce que vous faites pour améliorer
les manufactures, le négoce & les
autres arts eft précaire, mobile, incertain,
fouvent chimérique.
Vous divifez ce qui étoit réuni , vous
raffemblez ce qui étoit féparé, vous produifez
fous un afpeét ce qui fe préfehtoit fous, un
autre, & vous vous] imaginez avoir créé!
pure illufion , quand même vous n’auriez
employé pour opérer ces reviremens de parties
que les moyens fimples , juftes & naturels
de la libre concurrence. C’étoit bien
pis quand on les produifoit par des injonctions,
des prohibitions , des exclufions Si
des perceptions qu’on foutenoit les armes à
la main.
Autre erreur encore plus bifare, c’eft de ne
prendre pour vrai fymptpme de la puiflànce
& de la félicité d’un État que le négoce|
extérieur. ■
Il eft très-vrai qu’un empire bien orga-
nifé , qui jouiroit dans tout le refte d’une
grande profpérité , feroit probablement un
allez grand Commerce avec les autres nations.
De riches confommateurs font bien
aifes de jouir des productions variées de la
nature & des richeflès de tout l ’univers.
La multiplicité des importations & des
exportations, peut donc être l’effet de l’opulence
réelle qui marche à la fuite de la
bonne adminiftration publique & privée.
Mais auffi maintes caufes funeftes pour les
propriétaires, pour les cultivateurs, pour les
ananufaéturiers , pour le commerce intérieur
& pour tous les arts fubféquens, peuvent
accroître le négoce extérieur ; nous nous
contesterons de les indiquer.
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