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établi cette jurifprudence qui exempte les propriétaires
nobles, eccléfiaftiques & privilégiés , de
contribuer à la conftruCtion & à l’entretien des
chemins. Mais les ordonnances des intendans né
font pas des loix du royaume , & ne fçauroient
avoir de force contre ces loix fubfiftantes & non
abrogées.
D ’après la citation de ces-'loix fi juftes 8c fi anciennes,
on peut juger-de la folidité des allégations
employées pour faire abolir l’édit du mois de
février 17 76 , qui ordonnoit la fuppreflion des
corvées dans tout le royaume. Ces allégations
étoient fondées fur le prétexte que cet édit por-
toit atteinte à la franchife naturelle de la nobleffe
8c du clergé, comme fi la nobleffe 8c le clergé
éuffent été exempts des contributions néceffaires
à la conftruétion 8c à l’entretien des chemins ,
tandis qu’ ils y étoient nommément 8c expreffément
compris].
Lorfque M. Turgot commença fon entreprife
en Limoufin, il la vit appuyée par le voeu public.
Lorfqu’ il l’eut exécutée , il fut uiiiverfellement
applaudi. Le fuccès, perpétué pendant douze années
, contribua beaucoup à fa réputation j il fer-
vit peut-être à lui frayer le chemin du miniitère :
8c ce n’eft que lorfqu’il voulut faire à la nation
entière le bien qu’il avoit fait à trois, provinces^
dont fon intendance étoit compofée , que l’onJ
s’avifa tout-à-coup de changer d’ opinion à la cour
& à la ville , 8c que le peuple du Limoufin,
de l’Angoumois & de la balle - Marche £arut
relier prefque feul à bénir les vues & les bienfaits
de M. Turgot. Cette fingulière révolution,
qui tient à plufieurs caufes dont l’examen ne peut
qu’être utile, n’ell pas un des traits hilloriques
les moins propres à cara&érifer notre fiècle j à
l’empêcher de s’enorgueillir du grand progrès de
lumières dont.il fe vante , ou du moins à empêcher
de faire beaucoup de fonds fur le pouvoir de
ces lumières pour l’utilité publique.
Mais fi les limoufins ont été conllans dans
leurs applaudilfemens pour l’abolition des corvées,
8c fi leur fuffrage à cet égard eft impofant, parce
qu’ils ont elfayé long-temps de l’un & de l’autre
régime , ils avoient été d’abord moins faciles à per-
fuader.
Il leur paroifloit fi étrange que leur intendant
fît un grand travail, & prît beaucoup de mefures
& de peines pour leur épargner celle de faire gratuitement
les chemins , qu’ils ne pouvoient s’imaginer
qu'il n’ y eut pas quelque piège caché fous
cette opération.
Il eft vrai que la.forme que M. Turgot avoit été
obligé de prendre étoit affez compliquée, & demain
doit d’être développée avec foin ; qu’elle exigéoit
même l’expérience pour pouvoir être bien comprifë
d’un peuple peu éclairé. La crainte que le gouvernement
ne détournât à un autre ufage les fonds
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deftinés aux chemins, étoit' la feule objection au
projet de les faire à prix d’argent, qui ne fût
malheureüfement pas abfurde, 8c la feule qui eût
empêché M. Trudaine, alors chargé de cette ad-
miniftration j de prendre depuis long - temps ce
parti.
M. Turgot. imagina de profiter de l’inftruCtion
donnée en 1737 aux intendans, 8c qui les auto-
rife à faire exécuter, par des ouvriers payés , les
tâches des paroiffes qui ne s’en feroient pas acquittées
, & à impofer enfuite la valeur de ce travail
fur la paroiffe. Il propofa aux paroiffes qui
avoient des tâches à remplir, de délibérer pour,
les faire faire à prix d’argent par adjudication au
rabais, & de s’obliger , par leur délibération , à
en folder la dépenfej leur promettant d’avoir égard,
dans le département des. impofitions, à cette dé-
penfe qu’elles auroient faite, comme dans le cas
d’une grêle ou dans celui d’une conftruCtion de
presbytère , & de leur accorder en conféquence
une modération fur l’impofition ordinaire, égale
à la valeur de la fomme qu’elles auroient payée
pour les chemins.
De cette manière, chaque paroiffe limitrophe
des routes fe trouvoit engagée directement envers
l’adjudicataire de fa tâche. 11 n’y avoit point de-
fonds libres, dont aucune autorité pût s’emparer,.
Il n’y avoit qu’une créance exigible d’un particu-r
lier entrepreneur contre une paroiffe. La" totalité-
de la valeur des adjudications de la province s’a-
joutoit à la maffe des impofitions ordinaires, 8c
fe trouvoit repartie fur toutes les paroiffes, au
marc la livre de la taille j & celles qui avoient fait,
l’avance , étant déchargées par forme de modération
du montant de ce'Éte avance, fe trouvoient
ne payer en réfultat que leur quote - part de la
contribution générale.
[ Cette méthode paroît préférable à celle qu’on
a fuivie dans la généralité de Caen, en ce qu’elle
évite un inconvénient de plus , qui eft celui de
ne faire fupporter la charge des chemins qu’aux
paroiffes qui en font" limitrophes. Il n’y avoit, il
eft vrai, que ces paroiffes limitrophes qui fuffent
affujetties à la corvée, parce qu’il n’y avoit. qu’elles
dont on pût exiger un travail en nature. Mais >
dès qu’il s’agit d’une contribution en argent, il
eft jufte qu’elle foit repartie fur tous ceux qui
profitent de l’ufage qu’on en fait > & c’eft ce qui
arrive au moyen de l’arrangement adopté dans for
généralité de Limoges ],
Nous ne devons pas chercher à .diflimuler, &
M. Turgot favoit mieux que perfonne, que cette
forme étoit imparfaite. La répartition de l’impofî-
tion pour les chemins, proportionnellement a la
taille, avoit, il eft vrai, l’avantage de faire porter
cette dépenfè publique fur toutes les paroiffes, au
heu que la corvée ne pouvoit s’exiger que de celles
voifines de l’attelier. Elle avoit celui d’étendre
la contribution fur les habitans des villes tail-*
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labiés, dont plufieurs étoient exempts de corvée.
C’étoit toujours un bien de diminuer ainfi le
fardeau en le partageant j mais c’étoit encore éluder
trop l’application des principes de droit naturel
& de ceux du droit civil 8c politique de la
France, qui difent que les propriétaires de tous
les ordres doivent contribuer à fa conftruCtion 8c
à l’entretien des routes 3 8c peut-être faut-il avouer
que ce défaut confidérable, dans le plan que les
circonftances forcèrent alors M. Turgot de préférer,
a pu faciliter beaucoup le fuccès de fon
opération.
Cette opération ne fut d’abord que tolerée
par le confeil & parles cours. M. Turgot la fit,
fans autorifation fpéciale , par fés feules ordonnances
particulières î elle n’avoit donc qu’un degré
très-incomplet de légalité } cependant elle fut
généralement louée, parce qu’elle ne choquoit les
préjugés d’aucune perfonne puiffante. L’édit par
lequel le roi, fur l’avis de M. Turgot devenu mi-
niftre, voulut dans la fuite, par une forme régulière
& avec la plénitude de fon pouvoir, rendre
univerfelle l’abolition des corvées, & revenir aux
antiques 8c plus équitables maximes de la monarchie
fur la manière de pourvoir à la confe&ion des
chemins, a excité de vives réclamations , préci-
fément parce qu’il étoit plus jufte & plus légal ;
parce qu’il dépoffédoit le clergé, la nobleffe 8c
les privilégiés, d’une exemption que nos anciennes
loix leur refufent, & qui, fans leur avoir été
attribuée par aucune loi poftérieure , s’étoit trouvée
établie, de fait, avec l'ufage de conftruire les
chemins par corvée..
Cette innovation qui date de ce fiècle, n’ayant
pu s’étendre que fur le peuple, & même que fur
Celui des campagnes, les citoyens d’un rang fu-
périeur, en lui voyant faire exclusivement les chemins,
fans qu’on leur eût demandé d’jf concourir
par aucune contribution en argent, s’étoient accoutumés
à croire que la dépenfe des ouvrages
publics ne devoir point les regarder , quoique le
plus grand profit des routes fût pour eux, puif-
qu’elles fervent principalement au débit & à la
valeur des productions, 8c que ce font les grands
propriétaires 8c les décimateurs qui ont le plus de
productions à vendre. Cet état d’ufurpation avoit
dû leur paroîtré d’autant plus commode, que ce
qu’il avoit d’odieux ne p'oùvoit leur être imputé ,
8c qu’ij fe trouvoit réfulter, d’une manière infen-
fible, de l’ignorance ou de la foibleffe du gouvernement,
qui n’avoit pas fongé à réclamer, directement
pour les routes, le concours du revenu
des grandes propriétés-, ou qui n’avoit pas oféle
faire.
Les claffes diftinguées dans la fociété étant prefque
les feules dont les individus reçoivent une
éducation foignée, les feules à portée d’expofer,
de motiver, de rendre plaufible une opinion fur
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les affaires publiques, les feules qui faffent corps,
les feules qui exercent les emplois de l’adminiftra-
tiôn & les charges de la magiftrature , les feules
qui puiffent prononcer, tant dans les converfations
que juridiquement, fur les réclamations qui s’ élèvent
, 8c leur donner du poids, elles fe trouvent
juges 8c parties dans leur propre caufe. Malheu-
reufement elles n’ont point encore une notion exaCte
du lien qui attache leurs intérêts à ceux du peuple
5 & de-là vient qu’il a toujours été auffi aifé
d’aggraver les fardeaux que fupporte ce dernier,
qu’il a été difficile d’apporter la moindre réforme
aux abus dont il gémit, lorfque ceux qui, par leur
naiffance & par leur é ta t, font placés au-deffus
de lui,-ont cru en retirer le plus petit avantage.'
L ’avarice alors s’ eft couverte du manteau de la dignité,
pour conferver les ufurpations deftituées de
fondement avec autant d’opiniâtreté que les droits •
réels, 8c pour oppofer la plus forte rcfîltance aux
vues paternelles du légiflateur : c’eft: ce qu’on a
vu arriver relativement à l’ édit qui fupprime les
corvées.
C e n’ eft pas que cet édit ne fût utile à ceux même
qui fe font élevés contre lui. Ils comprendront un
jour que tous les fervices, les travaux 8c les impofitions
qu’on exige des cultivateurs de leurs domaines,
retombent fur le revenu de ces domaines ,
8c y retombent augmentés d’une furcharge d’autant
plus forte que les cultivateurs font obligés ,
| dans leurs conventions avec les propriétaires, de
s’indemnifer, non - feulement du fardeau dont ils
reffentént le poids , -mais encore de ce qu’ ils en
redoutent, & de ce qu’il peut y avoir d’arbitraire
8c d’imprévu dans fa répartition j de forte que les
propriétaires paient en réfultat , & ce qu’ il en
coûte à leurs colons, 8c l’intérêt de l’avance qu’ en
font ceux-ci, 8c Yajfurance, fi l’on peut employer
ici cette expreffion de commerce, ou la garantie
d’ un danger qu’ils appréhendent toujours, quoiqu’il
doive fouvent etre imaginaire. Si ces faits
avoient été connus de tout le monde, comme ils
le feront par la fuite, comme ils le font déjà du
petit nombre de propriétaires qui adminiftrent avec
foin leurs héritages, quelques defirs que les gens,
à qui les abus font chers, puffent avoir de fe délivrer
d’un miniftre qui les attaquoit avec autant
de courage, leurs murmures particuliers n’euffent
pu produire aucune réclamation pofitive, & l’édit
par lequel les corvees font abolies dans tout le
royaume, plus conforme au droit national que ne
l’avoient été les ordonnances de M. Turgot en
Limoufin , n’auroit pas éprouvé plus d’obftacles
qu’ elles. Mais ceux qu’ il a rencontrés , montrent
affez qu’avec le degré borné d’autorité dont uti
intendant jouit dans fa province, M. Turbot avoit
agi prudemment, en ne s’expofant, lors de fa première
opération , à aucune contradiction de la
part du clergé ni de la nobleffe , & en bornant ,
quoiqu’ à regret ,les mefures qu’ il avoit à prendre,
à l’ordre des citoyens, dont on confie plus parti