
Thiftorien dit que le commerce qui fe fait dans
l'intérieur de la Chine eft fi grand , que celui de
l'Europe ne peut lui être comparé. Un commerce
purement intérieur paroîtra bien défectueux à ceux
qui croient que les nations doivent commercer avec
les étrangers pour s'enrichir en argent 5 mais ils
n'ont pas remarqué que la plus grande opulence
peflible confîfte dans la plus grande jouiffance
poflible , & que cette jouiffance a fa fource dans
la reproduction perpétuelle des richeffes de la terre,
qui affurent les revenus de la nation & du fou-
verain.
L e tranfport des différentes marchandifes eft
très-facile a la Chine , par la quantité de canaux
dont chaque province eft coupée 5 la circulation
& le débit y font très-prompts : tout eft en mouvement
dans les villes & dans les campagnes ? les
grandes routes font auffi fréquentées que les rues
de nos villes les plus commerçantes, & tout l'empire
ne femble être qu'une vafte foire.
On reproche aux chinois un défaut de bonne foi !
dans le commerce. Ils ne fe contentent pas, dit
o n , de vendre le plus cher qu'ils peuvent , ils
falfifient encore leurs marchandifes. Les voyageurs
ont fortement établi en Europe l'opinion de ce brigandage
chinois s mais ceux qui ont fait ces relations
ont confondu fans doute le négoce qui fe
fait dans le port de Canton avec les européens,
négoce où l'on a cherché à fe tromper de part
d'autre, avec le commerce qui fe fait entre les fujets
de l'empire. Le gouvernement qui s'intéreffe
peu au négoce étranger, y tolère les repréfailles
frauduleufes , parce qu'il eft difficile d'affujettir au
bon ordre des étrangers de 3000 lieues, qui dif-
paroiffent aufli-tôt qu'ils ont débité leut marchandifes
: on fait d'ailleurs que de tout temps à la
Chine la bonne foi & la droiture ont été recommandables
dans le commerce : c'eft un des principaux
objets de la morale de Confucius, morale
qui fait loi dans cet empire.
Le commerce extérieur des chinois eft très-borné
; Canton, Emouï, Ningpo, villes maritimes,
font les fëuls ports où l'on charge pour l'étranger.
Leurs voyages fur mer ne font pas de longs
cours 5 ils ne paffent guères le détroit de la Sonde
: leurs embarquemens ordinaires font pour le
Japon, pour Siam, pour Manille & Batavia.
Les commerces éloignés font peut-être plus
nuifibles que favorables à la profpérité des nations
qui s'y livrent. Les marchandifes qu'on va
chercher fi loin ne font guères que des frivolités
fort chères , qui entretiennent un luxe très- préjudiciable.
De grandes nations qui font ce commerce
dans toutes les parties du monde, ne fournirent
des exemples de profpérité que dans les
profits particuliers de leurs commerçans.
C H A P I T R E I I I .
1M o r a l e t o l i t i q u e d e l a C h i n e ,
L é g i s l a t i o n p o s i t i v e .
Il n'y a point de peuple civilifé fans morale &
fans politique 5 mais prefque par-tout elles font di-
vifées, accommodées au climat & aux circonftan-
ce s , ou modifiées par les idées , les vues, les
affections particulières des légiflateurs.
De-là cette prodigieufe variété dans les moeurs,
les loix & la politique des différens peuples^ qui
ont exifté ou qui exiftent fur la terre 3 de-là les
variations continuelles de chaque peuple dans fes
moeurs, fes opinions , fa politique , fon gouvernement
, fon adminiftration 3 de-là enfin le peu de
Habilité & de durée des empires.
Les chinois feuls n'ont point féparé la morale
de la politique, & fe font élevés a une morale 8c
à une politique indépendantes du climat & des cir-
conftances, 8c q u i, fondées fur la loi naturelle ,
n'ont reçu aucune influence du caractère , des
idées ou des vues particulières des légiflateurs.
C'eft fur cette morale politique qu'ils ont
réglé la vie particulière , civile - 8c domeftique
des chinois > fondé leurs loix & la conftitution de
leur gouvernement, formé leur adminiftration 8c
les claffes des citoyens : 8c la Chine conferve encore
aujourd'hui la morale, la politique, le gouvernement
, la divifîon des citoyens 8c l’adminif-
tration établies par fes anciens princes fes légiflateurs
s quoiqu'elle ait été déchirée par de longues
guerres, gouvernée par des empereurs incapables
ou méchans , infeCtée par le luxe, par la . cupidité
, par des fuperftitions dangereuses,-par le poi-
fon d'une philofophie deftru&ive de tous les principes
de la morale, & que plufieurs fois elle ait
été conquife par des nations barbares (1).
La morale 8c la politique ne forment donc à
la Chine qu'une même fcience , & toutes les loix
pofîtives ne tendent qu'à maintenir la forme du
gouvernement 5 ainfi il n'y a aucune puiffance au-
deffus de ces loix : elles font contenues dans les
livres claffiques, appellés U-king ou les cinq volumes.
Autant les juifs ont de vénération pour la
Bible, les turcs pour l 'Alcoran , autant les chinois
ont de refpeét pour l'U-king, Mais ces livres
facrés comprennent tout enfemble la religion 8c le
gouvernement de l'empire, les loix civiles & les
.loix politiques : les unes 8c les autres font diCtées
irrévocablement par la loi naturelle, dont l'étude
fort approfondie eft l'objet capital du fouverain 8c
des lettrés chargés du détail de l'adminiftration du
gouvernement.
ce A la Chine , dit Montefqüieu, les maximes
C») Obfçrvau j»ré!im, des livres claffiques de la Chine, pag. 1 , Sec,
» font indeftruétibles, elles font confondues avec
w les loix 8c les moeurs 5 les légiflateurs ont plus
» fait 'encore, ils ont confondu la religion , les
s» loix , les moeurs & les manières : tout cela fut
09 morale, tout cela fut vertu : ces quatres points
*> furent ce qu'on appelle les rites. Les légiflateurs
» de la Chine eurent pour principal objet la tran-
* quillité de l'empire : c'eft dans la fubordination
» qu'ils apperçurent les moyens les plus propres
» à la maintenir. Dans, cette idé e, ils crurent devoir
infpirer le refpeét pour les pères, & ils
” raffemblèrent toutes leurs forces pour cela : ils
» établirent une infinité de rites 8c de cérémonies
» pour les honorer pendant leur vie 8c après leur
*> mort 5 il é'toit impoffible d'honorer les pères
*> morts, fans être porté à les honorer vivans. La
*> vénération pour ies pères étoit néceffairement
» liée à tout ce qui reprefentoit les pères, les vieii-
» lards , les maîtres , les magiftrats , l’empereür ,
» ( l'être fuprême. ) MM fuppofoit un retour d'a-
» mour -pour les enfans , 8c par conféquent le
» même retour des vieillards aux jeunes gens, des
« magiftrats à leurs fubordonnés, de l'empereur
à fes fujets , & de la bonté du créateur envers
« fes créatures raifonnables. Tout cela formoit les
■ » rites , 8c ces rites l'efprit général de la naï
f tion » . ' ‘
Chez les autres nations, les.loix civiles n'ont
pour objet que là confervation des propriétés, de
l'honneur , de la vie ou de la tranquillité des citoyens
: à la Chine 3~ les loix civiles ont pour objet
la confervation des féntimens de refpeét, d'eftime,
de bienveillance & d'amitié , qui doivent unir les
citoyens 8c prévenir entr'eux toute efpèce d'injuf-
tice, de violence, de mécontentement, de rixe
8c de fujets de haine (1).
Il n'y a point de tribunal dans l'empire, dont
les décifions puiffent avoir force de lo i , fans la
confirmation du prince 5 mais fes propres décrets
ne font des loix irrévocables 8c n'ont de force
dans l'empire, que tout autant qu'ils ne portent
pas atteinte aux ufages 8c au bien public, 8c qu'a-
près un enrégiftrement dans les tribunaux fouve- ;
rains. On en peut voir la preuve dans le tom. xxve
des Lettres édifiantes, pag. 284, Les millionnaires
ne purent tirer aucun avantage d'une déclaration
de' l'empereur, qui étoit favorable à la religion
chrétienne, parce que cette déclaration n'avoit pas
été enrégiftrée & revêtue des formalités ordinaires.
L'ufage des remontrances à l'empereur a été de
tout temps autorifé par les loix de la Chine 3 8c
y eft exercé librement & courageufement par les
tribunaux 8c les grands mandarins. S'il arrivoit
que l'empereur n'eût pas d'égard aux remontrances,
8c qu'il en montrât du reffentiment, il tomberait
dans le mépris , & les noms des mandarins
qui les auroient faites, feroient immortalifés par
toutes fortes d'honneurs & de louanges. L'hiftoire
de la Chine en fournit plus d'un exemple 3 mais
les empereurs iniques & réfraCtaires y font rares.
La conftitution fondamentale de l’état eft entièrement
indépendante de l'empereur 5 la violence y
eft déteftee, 8c généralement les fotiverains y tiennent
une conduite toute oppofée 3 ils recommandent
même de ne pas leur laiffer ignorer leurs défauts.
Les cenféurs , nommés Kolis , informent l'empereur
, par des mémoires particuliers, des fautes
des mandarins 8c même des tribunaux : on les répand
aufli-tôt dans tout l'empire, 8c ils font renvoyés
au Lji-pou, qui ordinairement prononce la
condamnation du coupable. L'autorite de ces inf-
peétures eft fi étendue, que l'empereur même n'eft
pas à l'abri de leur cenfure , lorfque fa conduite
déroge aux règles 8c aux loix de l'état.
Soüs un des derniers empereurs, un général des
armées qui avoit rendu de grands fervices à l'état,
s'écarta de fon devoir & commit, des injuftices
énormes. Des accufations portées contre lui deman-
doient fa mort. Cependant, par égard pour fon mérite
8c pour fa dignité, l'empereur voulut que les principaux
mandarins s'expliquaient fur cette affaire.
Un de ces mandarins répondit comme plufieurs
autres , que l'accufé étoit digne de mort 3 mais
il expofa en même-temps fes plaintes contre un
miniftre fort accrédité, qu'il croyoit plus criminel
que le général. L'empereur qui aimoit ce miniftre,
fut étonné de l'accufation 8c n'en témoigna pas
pourtant de mécontentement. Il renvoya au mandarin
fon mémorial, après avoir écrit au bas que
fi le miniftre étoit. coupable, il falloir détailler fes
fautes-8c en produire les preuves. Aufli - tôt le
mandarin établit tous les chefs d'accufation , & fit
voir à l'empereur que le miniftre avoit abufé de
fa confiance pour tyrannifer le peuple. « C et in-
” digne miniftre, difoit il, demeurera-t-il impuni,
» parce qu'il eft allié à la famille impériale ? Votre
33 majefté peut bien dire , je lui pardonne 3 mais
« les loix lui pardonneront-elles ? C'eft l'amour de
33 ces loix facrées qui m'oblige à parler & à écrire*».
Le miniftre fut dépouillé de tous fes emplois ,
chaffé de la cour & envoyé en exil!
Il y a à Pékin fix cours fouveraines. La première
, appellée Lji-pou , veille au maintien des loix
& à la conduite de tous les magiftrats' de l'empire.
La fécondé, nommée Xou-pou, eft chargée
de l'adminiftration des finances. La troifième, dont
le nom eft Li-pou , s'occupe du maintien des coutumes
& des rites. La quatrième , qu'on appelle
Ping-pou, a le gouvernement des troupes & dirige
tout le militaire. La Hing-pou qui eft la cinquième
, eft le tribunal fuprême où l'on condamne
à mort fans appel : mais il ne peut faire exécuter
un coupable que l'empereur n'ait fouferit l'arrêt.
La fixième, nommée Kong-pou 3 eft chargée de
la direction de la marine & de FinfpeCtion de tous
les ouvrages publics.
L'empereur a deux confeils établis par les loix ;
l'un extraordinaire , compofé des princes du fong -
(1) Livres claffiques de fa Chine, tom, j , pag, 64»