
» la population eft la moins nombreufe, font pré-
» cifement celles où la confeétion des chemins ,
~ par la nature du pays & du fol, exige des tra-
„ vaux immenfes qu'on ne peut exécuter avec un
„ petit nombre de bras, fans y employer peut-être
» plus d'un fiècle. Dans les provinces même les
„ plus peuplées, il n’eft guères poflible d'exécuter
a, des parties de chemin conlidérables fans écrafer
a, les peuples, en leur demandant trop de jours
„ de corvée : enfin il exilée, entre les ouvrages
„ faits par corvée 8c les ouvrages d'art qu'ils _né-
„ celfitent, une proportion qu’il feroit impoflïble
» ou inutile de palier.' Cette proportion eit déter-
„ minée par les fonds annuels deftinés aux ou-
aa vrages d’art. L’on hâteroit fans fruit la conf-
oa million des ouvrages de corvée, fi l’impoffibi-
aa lité d’avancer en même proportion les ouvrages
» d’art lailïoit les chemins interrompus & inu-
aa tiles au public. Les corvées ont fublillé, -parce
„ qu’on a été effrayé de la dépenfe qu’entraine-
ai roit la conftruétion des chemins à prix d'argent;
aa qu’on a cru qu’un état épuifé par les profulions
aa de plufieurs règnes, par des gue’rres trop fré-
aa quentes , & chargé d’une malle enorme de det-
aa tes , ne pourroit fupporter cette nouvelle char-
„ ge /ce nouvel impôt ; parce qu’il a femblé plus
aa aifé de demander au peuple Un travail gratuit
aa que de l’argent qu’il n’avoit pas. Mais on ou-
aa blioit que la corvée eft une impofition dix fois’
=a plus forte 8c bien plus inégalement répartie &
aa plus accablante que la taxe qui en tiendrait
aa lieu ; qu’une impofition dont le montant fe per-
aa çoit pour être employé au loin, eft auffi oné-
„ reufe que l'eft peu celle dont le produit affeété
aa au paiement des journaliers feroit employé fur
aa le lieu même de la perception, 8c tournerait
aa toute entière au profit des cultivateurs ; &
aa qu'enfin il ne faut demander à ceux qui n’ont
aa que des bras, ni l’argent qu’ils n’ont pas , ni
aa ces bras, qui font l’unique moyen qu’ils aient
aa pour fubfifter , eux & leur famille.a».
Telles font les raifons qui avoient légitimé Ledit
de fuppreffion des corvées, & qu’on n’a point
détruit lorfqu’on les a rétablies. Ges motifs , fi
contraires aux corvées, ne font pas les feuls qu’on
puiffe leur oppofer. Nous croyons pouvoir^ en
ajouter quelques autres que ce mémorable édit
n’avoit point fpecifiés. ' • ' ;
Les piqueurs & tous les fous-ordres des ingénieurs
des ponts 8c chauffées étant pris’ parmi les
habitans des campagnes, 8c pavés, ont un intérêt
manifefte à faire durer le travail des chemins. Chargés
de le conduire, le moyen le plus fimple de
l’empêcher de finir, eft de manquer de farveil-
lance, de le laiffer mal faire, afin qu’on foit obligé
de le recommencer, ou de le faire fi mauvais que
l’entretien en devienne continuel. Un autre moyen,
qu’ils emploient pour arriver au même but, eft
d’établir des cabarets où les corvoyeurs fe raffem-
blent, 8c dépenfent, au lieu . de travailler , un
argent qui revient aux piqueurs, dont les cabâre--
tiers ne font quelesagens & les pretes-noms. Tous
ces abus font réformés dès qu'ils font apperçus >
mais ils fe renouvellent , malgré les défenfes & les
punitions , & le mal qu'ils font au peuple n en
refte pas moins fait. < On fait venir des paroiffes de loin à la corvee>
tandis qu'on éloigne celles qui font près des ateliers
3 & cet ordre de chofes, tout injufte qu rt
paroît , fe trouve fondé en raifon , & impoffible
à réformer. Les liftes fur lefquelles fe fait la répartition
des tâches, font infidèles 3 & 3 quand
elles ne le feroient pas, le principe qui fert de bafe
à l'afïiette de la corvée étant vicieux , ne peut
opérer que des injuftices. Les amendes, les em-
prifonnemens décernés contre les délinquans font
des punitions également dangereufes & nuifibles a
l'état. Les riches cultivateurs , aux approches de
la corvée 3 diminuent le nombre apparent de leurs
domeftiques & de leurs chevaux ; 8c le fardeau
dont ils s'allègent par cette rufe y retombe fur les
pauvres. On a plus d'égard, dans^ la fixation des
tâches 3 au nombre d'habitans «qu'à la richeffe ou
au produit du territoire de chaque paroiffe. Si 1 on
vouloit fe fervir de la taille, Comme de mefure a
1 l'impofîtion de la corvée, fa répartition eft elle-
même trop inégale , pour que ce moyen ne multipliât
pas les injuftices.
La différence des terres & de leur culture met
une extrêmç inégalité dans l'impofition de la corvée.
La même province offre des pays d'herbages
, des terres labourables bonnes, médiocres ,
mauvaifes, voifines ou éloignées des cotes. Les
pays d'herbage ne font point peuplés : un*fermier
de- 6ooo liv. de rentes poflede à peine un cheval
& un valet : lés côtes font plus peuplees ^ mais
les terres y rapportant fouvent plus d une récolté-
par an, ont plus fouvent & plus long-temps be-
foin de leurs cultivateurs , que d'ailleurs la mer
emploie encore à la pêche & & la navigation. Les
bonnes terres éloignées des côtes.font, a produit
égal, exploitées par moins de monde & d animaux
que les médiocres, & la corvée s'appefantit fur
ceux qui cultivent ces dernières. Les mauvaifes
terres demandent plus de temps, de travail & de
monde pour leur culture , donnent de moindres
produits, & cependant leurs colons font ceux qui
reçoivent le moins de foulagement.
Enfin, c'eft relativement aux journaliers que la
Corvée eft le plus dur & le plus injufte de tous
les impôts : au moins les cultivateurs , foit propriétaires
, foit fermiers, retirent qüelqu avantage
de la confeétion des chemins, quoique, pour^ces
derniers fur-tout, ces avantages ne foient peut-etre
pas en proportion bien exaéte avec le prix qu’ils
leur coûtent} mais de quelle utilité peut etre un
grand chemin au miférablè journalier ? N ayant de
propriété que fes bras, condamne a marchera pied
toute fa vie, comment ce fantaffin, chargé de fa
coignée , auroit - il befoin d'une grande route è
Par-tout où'fon individu peut paffery là eft fon
chemin ; il n'aura jamais ni .chevaux ni voitures,
& un fentier eft pour lui tout auffi commode que
la plus grande , la plus belle route de France. On-
objectera que les denrées- qu’il confomme-, devenues
à plus bas prix par la facilité des communications,
lui vaudront un gain procuré par les chemins.
Mais ce gain fera-t-il en proportion avec le
nombre des journées gratuites qu'il aura été force
de donner au-public en travaillant à ces routes ? Si
le prix des denrées diminue-, celui de fa journée
ne baiffera-t-il pas ? -Si les denrée« hauffent de
prix, fon falaire augmentera-t-il d'une quantité
relative ? On l'a très-vainement prétendu. L'ex
périence, plus forte que les beaux raifonnemens,
a fait voir que le travail manquoit à cette claffe ,
ou qu’elle étoit forcée de le livrer au rabais dans le
temps de cherté. Vrais efclaves de la fociété , le
défaut abfolu de propriété, & la néceffité non
moins abfolue de vivre livreront toujours les journaliers
, pieds & poings liés, à la merci des propriétaires
, qui, dans les tems de cherté, peuvent ,
a leur gré faire travailler plus ou moins : ainfileur
vie dépend trop réellement ou de l’avarice, ou de
l'humanité des riches. -
Je ne fais pourquoi quelques écrivains, qui ont
eu la cruauté de fe faire les apôtres de la corvée
gratuite, ont affe&é d’affurer qu'elle n'étoit qu'une
impofition très-légère. D'après l'état de population
des années 1770, 1771, 1772, communiqué par
les intendans, il refulte que la France ^ contient
8y8 habitans par lieue quarrée: M. l'abbé Expilly
n'en compte que 734 > prenons entre ces calculs le
terme moyen de 800 5 fuppofbns que la liçue quarrée
ne foUrniffe que yoo corvéables , & que fur ce
nombre on n'en envoie réellement que 100 à la
corvée ( fuppofition fort au-deffous de la vérité ) :
fi la-corvée exige douze jours, de travail par an ,
chaque lieue quarrée fournira donc douze cents
journées ; fi elle eft générale , le royaume emploiera
par an les journées de 36,600,000 d'hommes
: n'eftimons la journée qu'à dix fous , prix
moyen, peut-être trop inférieur au prix vrai, il
en réfulte un impôt annuel de 18,000,000 livres.
Le falaire des animaux. & voitures , le prix des
outils - fournis gratuitement & ufés par les cor-
voyeurs , les amendes , garnifons , emprifonne-
mens y &c. dont il faut compter les frais , tout
cela forme bien' fans doute un nouvel impôt au
moins égal au premier. Voilà donc au rabais un impôt
réel 8c annuel de 36,000,000 livres : fi l'on
veut que la corvée ne foit commandée que dans la
moitié de la France, elle fera toujours au plus bas
prix un impôt de 18,000,000 liv. & pourquoi ?1
pour conftruire, par le moyen le plus ruineux &
le plus injufte , des chemins qu'il faudra fans ceffe
réparer, parce qu'il eft impoffible d'en faire de
bons par la voie de la corvée gratuite.
Si nous pouvions craindre d'être accufés d'exagérer
le mai de cette corvée que nous blâmons
avec tous les vrais patriotes, la manière dont un
ancien miniftre de nos finances peint ce fléau feroit
bien propre à nous raffurer. « La corvée, dit
*> M.Necker, eft un impôt particulier fur la claffe
»> d’hommes qui a le plus befoin d’encouragemens,
” impôt inégal en lui-même, parce qu’il fe prélevé
” en journées, 8c que le prix du temps varie félon
” les degrés d’induftrie ; impôt qui bleffe enfin ,
>> parce qu’il donne à l’homme l’apparence d’un
« efclave, en l’obligeant de payer en travail ce
” qu’il voudroit acquitter en argent, cette image
». de la propriété »».
Les. reproches raifonnables, car on en eleva
une foule d’ineptes , contre l’édit de fuppref-
fon des corvées, portèrent fur ce que l’impofi-
tion établie pour fubvenir à la confeétion des
chemins feroit arbitraire, puifque le feul con-
feil du roi feroit juge <Je fa quotité ; fur ce que
le produit de cette impofition pourroit être détourné
en temps de guerre, 8c les chemins négligés
; fur ce qu’elle pourroit devenir une des charges
permanentes du peuple lorfqu’on rétabliroit les
corvées ; fur ce qu’il étoit phyfîquement impoffi-
ble de trouver la quantité d’ouvriers qu’il feu-
droit pour entretenir les routes déjà faites , ouvrir
8c achever, dans les temps convenables, les
routes projettées 8c néceffaires, 8c pour les travaux
que les ouvrages d’art exigeraient pendant
ce-temps.
L’expérience a trop prouvé'la légitimité de ces
reproches, 8c un peuple qui n’a jamais ceffé de
faire des facrifices au gouvernement, a bien droit
de craindre, j’oferois prefque dire, d’exiger qu’on
ne faffe pas tourner à fa perte la généralité qu’à
s’eft toujours empreffé de montrer.
Il me femble qu’un plan qui feroit difparoîtrë
tous les defauts qu’on a reprochés à celui qui étoit
créé par l’édit de fuppreffion des corvées, feroit
peut-etre admiffible. Êft-ce trop nous flatter que
d’imaginer avoir trouvé cet heureux plan ? Qu'on
nous pardonne , au moins en faveur du fujet que
nous traitons, ces légères illufions de l'amour propre
, qui peuvent nous tromper fur le mérite de
notre projet. Avant de le développer, nous allons
anaiyfer tous ceux qu’on a donnés pour opérer la
confeétion des chemins : fi nous n’en propofons
pas un meilleur, en parvenant à démontrer que
parmi tous les autres il n'en eft aucun d'admiffi-
ble , nous n'aurons pas fait un travail entièrement
inutile , puifqu’il doit répandre une grande lumière
fur là queftion agitée. Quelques-uns de ces projets
ont paru fi féduifans , qu’ils avoient ufurpé
les fuffrages d’une partie de la nation ; plus I’il-
lufion qu'ils ont faite a été grande, plus nous
leur devons de les foumettre à Un examen très-
apptofondi.
L’idée fi fauÇe 8c fi répandue que les romains
n’ont fait leurs chemins qu’à l’aide de leurs légionnaires
, a enfanté celle de confacrer nos troupes
à la conftrqétion des nôtres. Quand il feroit vrai
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