
pas d’argent. On a cru qu’un impôt levé de cette
manière ne pourroit jamais être détourné de fa
vraie deftination. Le fouvenir de notre ancien
droit féodal a achevé de décider pour la corvée en
nature, qui parut n’être qu’une renovation. Et par
une confequence fans doute trop rapide, on penfa
que l’ordre des citoyens déjà chargé des corvées féodales
devoit être aufli aflujetti à la corvée des chemins.
Il faut donc rendre aux adminiftrateurs qui fe
déterminèrent pour cette manière de conftruire &
d’entretenir les Ghemins, la juilice de croire que
ce fut avec les meilleures intentions qu’ils prirent
ce parti. Mais il faut également convenir que le
défaut de plulieurs connoiffances pratiques, qu’il
ne leur étoit pas facile de fe procurer, put feul
les empêcher d’appercevoir qu’ils tomboient dans
une erreur bien dangereufe pour la profpérite publique.
Cinq obfervations importantes & claires
Yont démontrer, fans réplique, cette trille vérité.
1°. La corvée cri nature eft un impôt3 qui porte
directement fur ceux qui n’ont que peu ou point
d'intérêt a Vemploi qu’on en fait.
Nous avons remarqué que la principale utilité
des chemins eft pour les propriétaires du produit
net de la. culture, & que la grandeur de cette utilité
eft en raifon de la grandeur de leurs propriétés
: or ce ne font pas les propriétaires & encore
moins les grands propriétaires que l’on fait aller à
la corvée.
2°. Cejt un impôt qui ne porte que fur une partie
de ceux quon y a cru contribuables.
Les paroifles limitrophes des chemins en fup-
portent feules le fardeau, qui fe trouve par - là
même infiniment plus lourd pour elles.
50. Cefi un impôt qui , dans les paroiffes qui en
font chargées 3 eft nécessairement réparti avec une
inégalité invincible (i). -
Nous nous en rapportons là-deflus à tous ceux
qui ont été dans le cas de diriger cette affligeante
répartition.
A°. Ceft un impôt qui coûte réellement a ceux qui le
fupportent 3 en fommes pécuniaires 3 en journées
d’hommes & danimaux , en dépériffcment de voitures
, au moins le double du travail qui en ré fuite.
On eft fouvent obligé de commander des paroifîes
dont le clocher eft éloigné de trois lieues
de l’attelier-, & qui renferment des hameaux qui
en font à plus de quatre lieues. On a vu travailler*
à la corvée 3 dans plus d’une province, de mal->
heureux payfans qui demeuroient à cinq lieues du
chemin qu’on les contraignoit de taire. On fent
combien peu d’heures, dans leur journée , de pareils
travailleurs peuvent donner aux chemins. Le
temps fe perd, les hommes & les animaux fe fa-,
tiguent, & les voitures elfuient mille accidens,
par des chemins de traverfe impraticables, avant
d’être arrivés fur le lieu du travail. Il faut en répartir
de bonne heure , afin de retourner chez foi ,
dans le court intervalle qui refte, l’ouvrago
fe fait avec la lenteur & le découragement inévitable
chez des hommes qui n’en attendent point
de falaire. De pareilles journées ne valent pas une
heure d’un homme payé, qui craint qu’un autre
ne le fupplante & ne lui enlève fon gagne-pain >
pas une demi-heure d’un foldat bien nourri, qui
travaille au milieu de fes camarades fous les yeux
de fon fupérieur, & qui eft jaloux de fe diftin-
guer. Cependant elles coûtent autant que des journées
utilement employées, à ceux qui en font les
frais & qui en fouffrent.la fatigue.
y0. Enfin la corvée en nature eft un impôt qui ,
détournant les cultivateurs dè leurs travaux pro-ï
duBifs , anéantit avant leur naiffance les productions
qui auroient -été le fruit de ces travaux 3 Cf
qui 3 par cette déprédation, par cet anéanti(fement
forcé de productions 3 coûte aux cultivateurs , aux
propriétaires & a l'état 3 cent fois peut-être la valeur
du travail des corvoyeurs. _
Ce n’eft que dans nos villes, ce n’eft qu’au fein
de la plus profonde ignorance des travaux champêtres
, qu’on avoit pu fe former l’idée de prendre
d ordonnance les journées , les voitures & les animaux
de travail de ceux qui exploitent les terres,
de ceux qui font naître l’impôt du fouverain, les
revenus des propriétaires , la dixme du facerdoce ,
les falaires de tous les ordres de citoyens, la fub-
fiftance de la nation entière. Ce n’eft, difons-nousi
qu’au fein de la plus profonde ignorance qu’on a
pu s’imaginer d’employer le 'travail fi précieux de
ces pères nourriciers de l’efpèce humaine à la
conftru&ion des chemins f & cela dans les mortes
faifons de l’agriculture ! Ceux qui ont inventé cette
expreffion, croyoient fans doute, que le travail de
la terre fe bornoit à femej & à recueillir. Us ne
favoient pas que, excepté les grandes gêlée§ , qui
h) La répartition de la corvée entre tous ceux qui par état y font aifujettis, ne fe faifant quâ raifon •du nombre des
individus, fans avoir aucunement égard à leur aifançe ou à leur misère, la communauté la plus riche , a quantité
égale d?hafeitans , ne fournit pas plus de travail qu’une paroiffe pauvre. La même tache eft donnée au malheureux journalier
& au bourgeois opulent. Il eft aifé de fentir que ce qui n’eft pour celui-ci qu un poids léger, devient pour le
premier un faix accablant, d’autant que l’évaluation de cette tâche ne repréfente pas quelquefois pour 1 un la dixième
partie de fes importions, tandis qu’elle excède toujours de beautoup le taux -de la wiWe. de 1 autre, Sç peut fouvent re
Cfpuver huit ou dix fois plus çpnûdérablç.
he font pas des temps propres à travailler aux chemins,
& qui font même confacrées à une multitude
de travaux indifpenfables pour les fermiers ,
tout le refte de l’annee eft employé à la préparation
des terres i qu’il faut que tous les jours l’entrepreneur
de culture-examine le temps qu’il fait,
pour fe déterminer fur le lieu & la nature du travail
qu’il doit commander. Telle terre veut être
labourée dans la plus grande chaleur ; telle autre
dans un temps fombre ; telle autre dans un jour
tout-à-fait humide j telle autre-avant ou après la
pluie, &c. Il ne feroit pas poffible au plus habile
cultivateur de dire, deux jours à l’avance, s’il
aura pu n’aura pas un prefîant befoin de fon atte-
lier le furlendemain.
Comment donc des gens 'qui n’entendent rien
à fon art & à fa phyfîque, pourroient-ils lui pref-
crire des jours de morte faifon ? Quand, par ha-
fard, ils rencontreroient jufte pour un. ou deux
feulement, comment le feroient-ils pour tout un
pays, où, du côté d’une haie à l’autre , la différence
de la nature du fol oblige un laboureur à
forcer de travail, tandis que fon voifin ne peut
rien faire ? Il y a des terres qui ne peuvent plus
recevoir un bon travail, lorsqu’on a manqué le
moment favorable ; la récolte de ces terres devient
alors extrêmement foible, quelquefois nulle j comment
évaluer de pareilles pertes ? Telle journée de
laboureur vaut la fubfiftance d’une famille, & plus
de cent écus de revenu à l’état. Sur vingt atteliers
qui feront commandés pour la corvée} & qui fe- .
ront une dépenfe de dix piftoles & un travail de
cinquante francs, on peut évaluer qu’il y en a dix
qui perdent des journées de cette efpèce ; par
conféquent l’état y fait une perte évidente de fix
mille pour cent (r).
Cette perte retombe en entier fur le produit net
de la culture, comme nous l’avons démontré &
comme nous pourrons le démontrer ; car il eft des
vérités fi importantes & néanmoins fi négligées,
que les vrais citoyens ne peuvent ni ne doivent fe
lafler de les répéter & de les repréfenter fous toutes
les faces pofflbles aux leéfceurs.
Mais il eft à remarquer que, dans le produit
. net de la culture, le fouverain a & doit avoir une
part proportionnelle. Nos ufages a&uels ont fixé
cette part aux deux feptièmes du produit net j portion
très-forte qui fourniroit un revenu immenfe
& plus que fuffifant pour les dépenfes publiques
dans, un royaume où le commerce feroit libre, &
par conféquent le territoire bien cultivé. Or, fi
le fouverain a 3 dans notre pays,! la jouiflance des
deux feptièmes du produit net de notre culture ,
il s’enfuit que lorfque, par l’effet d’un travail de
cent francs 'que l’on a fait faire par corvées aux
cultivateurs, ce produit net fe trouve diminué
de fix mille livres, le fifc public y perd pour fa
part plus de 1700 liv.
[On eftime en effet que le produit net de la culture
fe partage de manière que les propriétaires des terres
ont les quatre feptièmes, l’impôt deux feptièmes,
& la dixme un feptième. Sur un anéantiflement de
fix mille francs de produit net, caufé par la perte
du temps qu’auroient employé à la culture les colons
», qu’on en détourne pour faire fur les chemins
un travail de cent francs, il y a donc environ
ijoo liv. de perte pour le roi, 3400 livres
polir les propriétaires, & 8yo liv. pour les déci-
mateurs. Il eft évident par-là , que ces derniers qui
ont un très-grand intérêt à la conûruétion & à l’entretien
des chemins pour débiter avantageufement
leurs dixmes, & qui fouffrent une perte fi confi-
dérable par les conféquencés de la corvée , doivent
concourir, à raifon de cet intérêt, à la contribution
néceflaire pour fuppléer à la corvée & pour
accroître leurs revenus, en conftruifant & en réparant
les chemins à prix d’argent ].
Il eft encore à remarquer que cette perte énor»
me fur le produit net de la culture & fur le revenu
de la nation, réfulte d’une extinétion de
produit total, d’un anéantiflement de productions
qui auroient exifté, fi la corvée n’avoit intercepté
les. caufes de leur exiftence. Mais il ne peut y avoir
de diminution foutenue dans la mafle des productions
& des revenus, fans qu’il arrive une diminution
proportionnelle & forcée par la misère ,
dans la population. Une fomme de fix mille francs
en productions annuelles auroit fait fubfifter dix
familles , qui font d’abord condamnées à la mendicité,
à l’émigration ou au fupplice, par l’interruption
irrémédiable des travaux productifs auxquels
on enlève les corvoyeurs pour, les envoyer
fur les chemins faire un travail ftérile de la valeur
de cent francs. Bientôt ces dix malheureufes familles
ceflent de renaître fur un fol qui leur refufê
la pâture.
Qu’on calcule combien de toifes de chemin on
peut faire avec cent francs ; combien de fois il
faut répéter cette dépenfe fur les. grandes routes
de France , & l’on fe formera une idée des pertes
que caufe la corvée 5 cette contribution établie
fur ceux qui ont le moins d’intérêt à.la payer ,
inégale par fa nature dans fa répartition générale ,
inévitablement inégale dans fa répartition particulière
, difpendieufe à l’excès dans fa perception
& prodigieufement deftruCtrice des revenus des
propriétaires & du fouverain & de la population
du royaume. On concevra combien il y auroit de
\ i) Une perfçnne refpe&able a pente que cette évaluation étoit trop forte. Nous fommes parfaitement convaincus
quen cela cette perfonne s’eft trompée; mais quand on rabattroit la moitié, quand on rabatcroit les trois quarts, ne
feroit-ce rien qu’une perte de quinze cent pour cent fur un travail public î & cela ne crieroit il pas fuffifammem *u
pemède,. , A
Q£cont polit. & diplomatique. Tom. I, T 111