
qu’on en attendoit, je me bornerai à remarquer la
reffemblance de ce projet avec celui que l'abbé
Coyer nous a développé dans les Bagatelles morales
, fous le titre de la Pierre pfiilofopkale ; projet
par lequel il propofoit une taxe fur chacun de
nos vices principaux, & cela, difoit-il, pour iou-
lager le peuplç. Le plan configné dans le pro Atis
roule principalement fur ces différentes idées ; fa-
voir, que la corvée eft bonne à abolir} que la no-
bleffe & le clergé doivent être exempts de la taxe
qu'on établiroit en fa place pour fubvenir aux
frais de conftruCtion des chemins 5 cependant l’au- .
teur preffé peut-être par une conviction intérieure
que l'affemblée à laquelle il préfentoit fon ouvrage
ne lui permettroit pas d'expofer au grand jour, &
voulant concilier, s'il étoit poffible, les prétentions
réciproques des trois, ordres auxquels, il partait,
tâchoit par fon plan de faire venir au fecours du
tiers état différentes claffes de la nobîefle, en lès
foumettant aux impôts ci-delTus, dont le produit
eût contribué à diminuer la charge du prix total
de la confection des chemins qu'il penfoit devoir
rejetter fur le peuple C e projet, qui pouvoir être
ailleurs un excellent bill conciliatoire , ne nous
femble pas ackniffible pqur en faire une loi générale
du royaume. Nousefpérons prouver combien
font mal fondés les prétendus privilèges de la nobleffe
de du clergé que cet auteur s’efforçoit de
maintenir ; 8c fi nos preuves font juftes, le plan
qu'il propofoit manquoit par les principes.
Au refte, n’ayant pas publié les calculs du produit
des impôts qu'il imaginoit, ni ceux des frais
qu'entraîneraient les chemins , on ignore même
dans quel rapport les deux ordres privilégies au-
roient dû, & pu participer à leur conftruCtion. Ne
s’ étant occupé que des moyens toujours trop fa-
' ciles de trouver de l'argent pour fuppléer -au défaut
de la corvée , il avoit vraifemblablement cru
qu'on ne pouvoit manquer d’ouvriers libres pour
le travail, & il fe repofoit fur eux de l'exécution
de fon projet 5 mais la difficulté de ce problème
politique n'eft pas tant de trouver de l ’argent
pour payer la façon des chemins, que des bras ;
car c’ eft avec des bras plus encore qu’avec de
l’argent qu’ils peuvent fe faire. En attendant notre
examen des prérogatives de la nobleffe & du clergé
, nous allons rechercher fi l’on peut raifonna-
blement fe flatter qu’avec de l’ argent on trouvera
les ouvriers néceffaires pour achever & entretenir
nos chemins.
C e moyen de les faire par des ouvriers fibres &
payés feroit, fans contredit, le plus fimple & le
meilleur , file royaume en pouvoit fournir autant
qu'il en feroit befoin. C ’eft ce qu’avoit fuppofé
peut-être trop légèrement le refpeCtable auteur de
rédit du fuppreffion des corvées. C ’eft ce qu’a
penfé avec auffi peu de vraifemblance une claffe
d’écrivains connus fous le nom d économisés 5 mais
la vérité eft que l’expérience qui ne s’accorde pas
toujours avec les tranquilles fpéculations du cabinet,
eft venue nous détromper, & qu’il eft certain
que , dans les temps ou l’on a fait ufage de
cette reffource avec le plus d'aCtivité , on n’a pu
réuifir à former plus de 600 ateliers de cinquante
hommes. La faifon interdit le travail des chemins
pendant 4 ou y mois, & ne laiffe de jours difpo-
nibles dans l'année, déduCtion faite des jours de
fetes, de gêlée, de pluie, &c. au plus que 170
journées de travail : ces 30,000 ouvriers -formeraient
enfemble 5, 100,000 journées, qui évaluées
à 13 fous, prix moyen*, ne rendroient que pour
3,315,000 liv. de travail, au lieu d'en donner
pour 7,68 5,000 livres , comme cela feroit nécef*
faire pour l'achevement total des routes dans 40 années.
Lorfqu'on a voulu former de grands atteliers
aux ponts de Tou rs, de Moulins, d'Orléans., on
a toujours eu beaucoup de peine à raffembler 4 à
500 ouvriers } il s'eft paffé des mois entiers avant
de les completter, & ils étoient formés de gens
de toutes les provinces : il n'y a pourtant jamais
; eu plufieurs de ces fortes d'atteliers fubfiftant enfemble.
Tout ceci prouve que les provinces n’ont
guères plus de journaliers qu'il ne leur en faut 5
& en effet, il eft tout fimple qu'ils; y foient en
proportion avec l'ouvrage. Privés des fecours de
ces journaliers , il a fallu dans tous les grands tra-
, vaux recourir aux troupes, ou faire Commander à
prix d'argent les habitans des campagnes. Haufi
; fez , dira-t-on , le prix de vos journées , & vos
! atteliers feront bientôt complets } je veux le croire r
I mais qu'en réfultera-t-il ? L'ouvrage des • chemins-
fe fera chèrement, & tout l'ouvrage de main-
d'oeuvre du royaume ceffera de fe faire. De quelle
quantité d’ailleurs augmentera-1-on le prix de la
journée des travailleurs aux chemins pour completter
leurs atteliers ? Sera-ce d'un tiers ? alors l'efi
pace de chemin qui auroit coûté 6,000,000 liv. en
coûtera 8 , ou fi l’on ne peut dépenfer par an que
ces 6,000,000 de liv. on fera un tiers moins de
chemin , & ceux qui auroient dû être achevés dans
40 ans ne le feront que dans cinquante-trois : la
nation perdra pendant 13 ans les bénéfices qu'ils
devroient lui procurer. C e ne feroit - là que le
moindre des maux que cauferoit ce hauffement de
prix : les journaliers fi utiles, fi néceffaires dans
les campagnes, attirés par cet e^édènt de prix ,
en abandonneraient les ouvrages, 8c occafionne-
roient par cette défertion des pertes inapréciables;
Les habitans des villes , qui peuvent faire des fa-
crifioes encore plus étendus que l'adminiftration
haufferoient à leur tour le prix de la journée au-
delà de celui fixé pour le travail des chemins , en
feraient délaiffer les atteliers , & forceraient par
cette contre-manoeuvre à le hauffer au pair de celui
qu’ils auroient fixé; cette concurrence fatale,
cauféeparle befoin abfolu d'ouvriers dont la claffe-
feroit trop peu nombreufe en raifon du travail „
ferait imefource de mouvemens extraordinaires dans-
le prix des chofes. de première néceffité ; mouve-
. mens, toujours funeftes, & que la France a Apas
l’expérience de ces derniers temps, trop appris à
redouter: L'équilibre, qui exifte naturellement entre
l’ouvrage & les ouvriers, ne peut être dérangé
brufquement, fans qu'on faffe fouffrir, fans donner
des convulfions au corps politique.
Ces atteliers de chemins n'offrant de travail que
durant quatre à cinq mois, on ne pourrait fon-
ger à former des atteliers permanens, fans fe jetter
dans des frais qui détruifent .toute poflibilité de
fe fervir de ce moyen. Le défaut de voitures fub-
fifteroit encore pour ce s atteliers momentanés ou
permanens 5 il faudrait recourir à des entrepreneurs,
à une adminiftration, sjil ne s'en prefen-
toit pas, ou à l’ufage de commander les voitures
du pays. , t .
D'après tout ce que j’ ai dit précédemment, on
peut apprécier ces divers obftacles. Puifque le travail
des chemins , pour être achevé dans les temps
convenables, exigerait de 55 a 6o,opo ouvriers ,
qu'on en peut à peine raffembler 30,000, & qu il
faudrait encore créer pour les voitures, outils,
une adminiftration coûteufe & compliquée, il eft
clair qu'on ne, doit pas penfer a faire conftruire,
par un moyen auffi onéreux a 1 état, les chemins
dont il a befoin.
Après avoir anâlyfé tous les projets donnés
jufqu'ici pour la confection des chemins , il nous
refte à prévenir, à réfuter une objeCtion que font,
naître tous ceux qui fuppofent 1 abolition de la
corvée gratuite. Prefque tout le monde eft convaincu
de la nêteffité de cette abolition ; mais les
doutes, les fcrupules s'élèvent en foule , lorfe
qu'on parle de la remplacer par une impofition qui
en tienne fieu. Les hommes, je ne fais pourquoi,
redoutent plus les impôts directs que les indirects :
vrais enfans , il femble qu'en matière de finance il
faille les tromper pour qu'ils foient tranquilles 5
ruinez-les par des fubventions obliques tortueufes,
qui ne faffent pas précifément fortir de leur coffre
l'argent qui y eft entré', mais qui empêché d'y
entrer une autre quantité bien plus forte, ils les
fupporteront avec la moitié moins de murmures }
leur patience > il faut l'avouer, tient beaucoup à
leur peu de lumières ; la corvée en nature les écrafe,
( on a prouvé qu'elle leur coûtoit 36,000,000 I. )
8c ils ne favent trop s'il vaut mieux, pour l'anéantir
, payer une modique rétribution, ( celle qui
feroit néceffaire n'excéderoit pas 8,000,000 fiv. )
que de continuer d'être ruinés par elle.
L’Auteur du difcours que j’ ai cité plus haut
difoit, « c'eft fur le propriétaire que les im-
33 pots en tout genre fe trouvent accumulés >
•w c'eft le propriétaire qui paye l'induftrie , la
» capitation de fon fermier, la fïenne, celle de fes
» domeftiques , les vingtièmes,. & c . 33 & dans la
même phrafe il fembloit douter que ce même propriétaire
payât la corvée que faifoit fon fermier,
& craindre que fa propriété fût morcelée par l'établi
ffement d'une impofition qui en tînt lieu. Cependant
, s’il eft vrai que le propriétaire paye la
capitation, l’induftrie de fon fermier , il s’enfuit
qu'il paye auffi fa corvée : tous ces impôts font
perfonnels au fermier ; & fi le propriétaire paye
l'un, il n'y a aucun motif de croire qu'il ne paye
pas les autres. Cet écrivain , ainfi que tous les
hommes dont je viens de parler, cratgnoit plus de
payer peu directement que beaucoup indirectement,
& ne tirait pas des principes qu'il établiffoit toutes
les conféquences qui en dérivoient. En parlant de
cette taxe fubftituée à la corvée, il ajourait :
«c cette contribution confondra la nobleffe , qui eft
» le plus ferme appui du trône, & le clergé,
33 miniltre facré des autels avec le refte du peuple ,
33 qui n'a droit de fe plaindre de la corvée que
33 parce que chaque jour doit lui apporter le fruit
33 de fon travail, pour fa nourriture & celle de fes
33 enfans»3. La capitation, les vingtièmes que la
nobleffe paye comme le tiers état, l’ont-ils confondue
avec cet ordre ? une taxe commune peut-
elle jamais opérer cette confufion ? quelle étrange
raifonnement ! la nobleffe n'a-t-elle pas mille distinctions
qui ont élevé entr'elle & le tiers état un
mur de féparation prefque impoffible à franchir ?
Si chaque jour doit apporter au peuple le fruit de
fon travail, il a donc droit de gémir fous le joug
delà corvée qui, loin de lui rapporter, lui coûte
& le ruine : fi elle le ruine, il la faut donc fup-
primer ; fi on la fupprime , il faut cependant faire
& entretenir les chemins : or on ne les fait & on
ne les entretient qu'avec des bras & de l'argent >
pour avoir des bras, il faut de l’argent avec lequel
' les payer, • & pour fe procurer cet argent il faut
une taxe. Tout cela eft conféquent & diamétralement
oppofé aux condufions de cet écrivain , &
pourtant déduit des propofitions mêmes qu'on a f -
feCtoit de préfenter comme les moins favorables
au fyftême de l’établiffement d'une taxe pour la
confection des chemins.
Cette taxe eft.la grande difficulté : on convient
affez qu'elle eft néceffaire & même avantageufe ;
mais on tremble de la voir rendue permanente ,
( on examinera bientôt comment on peut l’empêcher
de le devenir) on tâche de s’en délivrer pour
en rejetter le fardeau fur les autres. C e procédé eft
loin d’être patriotique. Les prétentions du clergé
& de la nobleffe à cet égard ayant été hautement
annoncées , nous pouvons, nous devons même
examiner fi , au fieu d'être des droits qu’il ne faudrait
pas bleffer, elles ne font en effet que des
prétentions fans fondement. Fouillons jufques
dans l’antiquité pour découvrir , s’il fe peut ,
' l’origine de ces droits vrais ou prétendus, 8c
fouvenons - nous que l'ami de l'humanité , que
le citoyen , en traitant de femblables fujets ,
doit f e . dépouiller de tous les préjugés qu’il
pourrait tenir de l'habitude ou du hafard de la
naiffance.
L'an /f/p de la fondation de Rome , la voie
Appienne ; l'an 512 , la voie Aurélienne, l'ara
533 j la voie Flaoemienne furent conftmites 8c