qués. L'habitude, l'opinion, & fur-tout un ref-
peét aveugle pour l'antiquité , firent illufion aux
peuples j ils crurent qu'il ne leur étoit plus permis
de réformer les abus s parce que ces alyis fe
trou voient très-anciens. La raifon nous apprend
néanmoins qu'il n'eft point de droits qui doivent
fubfifter contre l'utilité des nations.
Rien n'ouvrit fur-tout un champ plus vafte aux
abus du pouvoir que le préjugé, qui confondit
fans celfe le fouverain avec la fouverainetè , le roi
avec la nation. On fentit qu'un pouvoir abfolu
réfidoit néceffairement dans toute fociété : on en
conclut que les peuples avoient dépofé fans ré- ,
ferve, entre les mains de leurs chefs, tous les
droits, toute l'autorité dont ils jouiffoient eux-
mêmes. Ainfi le roi & la nation furent pris pour
des mots fynonimes j les aétions, les démarches,
les imprudences mêmes du fouverain furent regardées
comme celles de la nation j les biens de
l'une furent regardés comme appartenants à l'autre
, & peu à peu les peuples & leurs poffeffions
devinrent le patrimoine de leurs monarques î ceux-
ci en difpofèrent à leur gré $ ils fe difpenfèrent
de confulter leurs fujets fur les chofes qui étoient le
plus en droit de les intéreffer. Un monarque fage
peut s'identifier avec fa nation, mais fous un autre
point de vue j & c'eft alors qu'il dira comme un
roi de la Chine : La faim de mon ■ peuple ejl ma
faim ; le péché de mon peuple ejl mon propre péché.
Dans prefque toutes les fociétés, les chefs furent
les feuls diftributeurs des récompenfes , des
grâces, des titres, des honneurs, des richeffes 5
en un mot, ils difpofèrent de chacune de§ eho-
fes qui excitent les defirs-de tous les hommes 5 &
il ne faut pas être furpris qu'ils aient fi facilement
réuffi à divifer & fubjuguer leurs fujets. Il leur
fut aïfé d’affocier à leurs complots une foule d'hommes
féduits, aveuglés par des intérêts perfonnels.
Une nation fans pouvoir n'aura que peu d'amis j
elle n'a rien à donner. C 'eft pourtant de là nation
que découlent le pouvoir & les richeffes que le
fouverain lui-même poffède; c'eft de la nation
que partent les bienfaits , les honneurs , les récompenfes
& les grâces que , pour le bien de l'ét
a t , le fouverain doit répandre fur ceux qui de
fervent. Mais , par un abus vifible, on confondit
toujours le distributeur des grâces avec la nation
qui en eft la fource véritable. Le prince devint'
l'objet unique fur lequel tous les yeux fe fixèrent.
Pour refpeéter l'autorité , les peuples ont be-
foin de la voir environnée d'un grand appareil.
L a pourpre & les faifceaux dans les républiques
, une pompe plus majeftueufe encore
dans la monarchie éblouirent les yeux, & en im-
pofèrent au vulgaire. Afin de rendre leur pouvoir
plus révéré , les defpotes ne fe montrèrent communément
à leurs fujets qu'avec un fafte propre
3 les étonner. On leur rendit des honneurs divins,
comme aux repréfentans de la divinité. Moins
les yeux font familiarifés avec les objets, plus ces
A B U
objets frappent l'imagination, & on inventa le cérémonial
& Tétiquette. Nul monarque n'eft un dieu
pour celui qui le voit tous les jours. C e qui eft
impénétrable •& caché, eft toujours refpeété. Les
rois profitèrent de ces difpofitions pour fe rendre
plus rédoutables > ils ne fe montrèrent que rarement
j & , femblables aux dieux qu'on ne voir
point, du fond d'un palais impénétrable , ils dicr
tèrent leurs volontés à des courtifans. q u i, deve-^
nus des efpèces de prêtres, les firent paffer au
vulgairë.
Le cérémonial & l'étiquette font des barrières
que la flatterie a placées autour des rois , afin
d'éloigner les peuples de leurs chefs. La bafTeffe
& le préjugé femblent s*être efforcés de tout
temps d'éléver les monarques au-delfus dq$la condition
humaine. Homere donne fans celfe aux rois
le titre de nés des dieux ; la fable les fuppofa inf-
truits par des divinités. Quoi de plus propre à
nourrir leur orgueil que ces rêveries aftrologiques,
d'après lefquelles on imagina que le ciel étoit fans
ceffe occupé du fort des rois > que les aftres an-
nonçoient leur naiffance & leur fortune j que les
éclipfes préfageoient leurs fucc.ès ou leurs défaites
> que les comètes étoient les avant-coureurs
de leur mort. La nature entière fembla s'intéref-
fer aux deftinées de quelques mortels que le ha-
fard avoit placés à la tête des nations.
Si vous multipliez les forces d'un homme , au
point qu'il n'ait plus rien à efpérer ou à craindre
en ce monde des êtres qui l’entourent, il fe croira
bientôt un être d'un ordre différent $ il n'aura
point d'intérêt à modérer, fes paffions j il deviendra
méchant, & il n'aura point de motif pouf
travailler au bonheur de fes femblables.
Au refte, les auteurs qui ont écrit fur les vertus
néceffaires aux rois , font allés trop loin : féduits
par un enthoufiafme. plus louable qu'éclairé ,
ils ont exigé d'eux des talens fi fublimes , des
qualités fi rares, des connoiffances fi vaftes , qu'il
eft prefqu'impoflible à un mortel de les raffem-
bler ; ils ont voulu que les fois fuffent des dieux 3
exempts des foiblelfes de notre nature. Les
prnees font des hommes fouyent plus remplis de
mifères que tous les autres ; ne leur demandons
que des vertus humaines. Il n'eft point, je l'avoue
, de proportion entre les vertus ou lés vices
du fouverain, & ceux; des fujets 5 les mauvaifes
difpofitions des premiers font" des millions d'infortunés
, leur vertus répandent au loin le bonheur
; les Amples citoyens ne peuvent faire ni un
grand bien ni un grand mal. Si les princes ont de
la droiture, de la fermeté & fur-tout de la jufti-’
ce , ils auront toutes les qualités que nous avons
droit d'en attendre , toutes les qualités requifes
pour les empêcher d'abufer de leur pouvoir. La
bonté, fans la juftice , ne peut être dans un fouverain
une qualité utile relativement à fes fujets ;
très-fouvent elle devient une cruauté pour eux.
Un prince, à qui la bonté de fon coeur ôte la
force de réfifter à ceux qui l'entourent, peut être
aufli dangereux qu'un tyran.
Comment on peut prévenir £ abus du pouvoir.
C 'eft une expérience éternelle , dit l'auteur de;
YEfprit des loix, liv. X I , chap. 4 , que tout homme
qui a du pouvoir eft porté à en abufer 5 il va
jufqu'à ce qu'il trouve des limites. Qui le diroit !
La vertu même a befoin de limites.
Pour qu’on ne puilfe abufer du pouvoir , continue
Montefquieu , il faut que , par la difpofition
des chofes, le pouvoir arrête le pouvoir j c'eft-à-
dire, qu'il faut que, par la co.nftitution ou les
loix fondamentales de l'é ta t, les pouvoirs remis,
chacun en différentes mains, fe tempèrent, fe répriment
, fe balancent les uns les autres, & trouvent
mutuellement un frein capable dé les arrêter
; ils doivent fe furveiller, & ne fe réunir que
pour concourir unanimement au bien de l'état.
Mais fi tous les pouvoirs font dans une même
main j fi la même perfonne ou lé même corps de
magiftratüre a toute la puiffancé fouveraine 5 s'il
réunit la puiffancé légiflative & la puiffancé exécutrice
, qui l'empêchera d'abufer de ce pouvoir
abfôlu ? qui l'empêchera de faire des loix tyranniques
pour les exécuter tyranniquement ? L'abus
eft encore bien plus à craindre , lorfque la puif-
fance de juger n'eft pas féparée de la puiffancé
legiflative & de l'exécutrice 5 le juge alors légifla-
teur peut devenir oppreffeur , par k vice même
de la conftitution , qui n'a point établi de force
réprimante capable d'arrêter fes deffeins tyranniques.
S i , dans la plupart des états de l'Europe,
le gouvernement eft modéré , c'eft à la répartition
convenable & , à l'équilibre des pouvoirs qu'on en
eft redevable.
Abus de la confiance & de la faveur des rois. Les
hommes , toujours aveugles , ne fongent guères
au temps où ils peuvent fe trouver dans le malheur
, & les grands oublient tous que leur grandeur
peut ceffer. Il femble que ce foit une efpèce
de malédiction attachée au pouvoir , que la vanité
& l'entêtement 5 comme s'il étoit poffible & même
facile de fixer l'infconftance de la fortune, &
de s'afïurer du bonheur durant un certain nombre
d'années. D'après cette confiance infenfée ,
ceux qui font en place agiffent quelquefois avec
autant d'hardieffe & d'audace , que fi leur autorité
ne devoir jamais finir , & comme s'ils étoient
furs de ne point^ éprouver de difgraces. On ne
peut expliquer d’une autre manière la conduite
de ces miniftres qui travaillèrent à avilir & éluder
les loix, a diminuer de plus en plus la liberté des
peuples, & qui formèrent des plans de gouvernement
arbitraire. Se feroient-ils permis des violencestyranniques,
s'ils avoient réfléchi qu'ils partageraient
peut-être un jour l'oppreffion commune ?
G. eft aux princes à veiller fur Y abus de con-
■ fiance de ceux qui les entourent. Henri IV décru- ,
Vrit, par ce, moyen, une multitude de crimes ,
& il s'efforça de les réprimer > malgré fa vigueur
& fon intelligence , il ne- put les extirper tous ;
fes courtifans lui en firent même établir de nouveaux.
La méthode employée pour remplir les
places vacantes dans les tribunaux étoit fort
bonne. On tenoit un regiftre de tous les habiles
'avocats & jurifconfultes , & on en préfentoit trois
au roi qui en nommoit un. On lui confeilla de mé-
prifer ces fortes de préfentations : on lui dit quelles
gênoient mal-à-propos l'exercice de fa royauté.
Il le crut, & dès-lors les courtifans firent les recommandations
, & ils ne manquèrent pas de recommander
celui qui leur donnoit le plus. Des
hommes fans mérite remplirent les cours de judi-
cature, & l'ignorance & la corruption fouillèrent les
fiéges facrés de la juftice. Les juges qui avoient
acheté leurs places, firent voir auffi qu'ils efti-
moient moins les loix & la probité que l'argent.
L e préfident de Thou fe plaint de tous ces abus.
La plus grande infamie ceffe d'être honteufe ,
dès qu'elle eft devenue commune, & elle ne manque
pas de devenir commune dès qu'elle eft au-
torifée par la cour. Lorfque l’on ne rougit plus
d'être vicieux , le vice s'établit, & la vertu eft
regardée comme une fingularité bifarre : on lui fait
un accueil froid & méprifant.
Ge n'eft pas affez que les miniftres & les grands
officiers d'un roi foient fans reproche & au-deffus
du fale trafic des. places & des emplois, de la
protection & de la faveur > aucun de ceux qui
approchent d e la perfonne du fouverain , ne doit
fe mêler de cet odieux commerce. Le déshonneur
& les dangers peuvent enfin aller jufqu'au prince 5 &
fi les places font occupées par des gens fans mérite
, que les honneurs foient diftribués à des
perfonnes indignes , il en porte au moins une
partie du blâme. Lorfque c e t d ^ de la confiance
& de la faveur du prince eft pouffé à un certain
point, il eft connu & il'produit des murmures
univerfels. Les un| fe fâchent du tort immédiat
qu'ils en reçoivent, les autres font indignés du
tort qu'on fait au public ; & comme la chofe
en elle-même eft une injuftice & une bafTeffe ,
chacun s'en plaint. Tous ceux qui obtiennent des
places pour de l'argent, ne'font pas indignes de
les remplir j mais en général les hommes de mérite
aiment mieux languir dans la mifère que de
recourir à ce moyen.
Le prince le plus habile & le plus vertueux doit
toujours craindre ceux qui l'environnent. Vefpa-
fien , qui ne fongeoit qu'à gouverner Rome avec
fageffe , fut égaré par de mauvais ,confei!s, & il
commit une foule d'injuftices. La reine Elifabeth
avoua à fon parlement quelle avoit étéfurprife,
qu'on avoit abufé de fon autorité , & qu'on en
étoit venu à des excès criminels. Le règne d'Edouard
III , un des plus glorieux dont l'hiftoire
d'Angleterre faffe mention , fut fouillé par l'avidité
d'une maîtreffe qui vendoit tout. Tout le