
C H E R T É ,, f, f. mot formé du mot cher, qui I
lui-même vient du latin carus , lequel lignifie pré-
tieux j eftimé , rare, d'une grande valeur,
i cherté eft l'état du prix des marchandifes, des
denrées 3 au-deflus de celui qu'elles ont d'ordinaire
dans le commerce,
Le mot cherté renferme une idée complexe des
différentes valeurs que les objets commerces peuvent
recevoir du temps & des circonftances, de
là rareté de ces objets, & du plus ou moins d'abondance
& de circulation du numéraire dans les
lieux où ils font vendus.
Pour bien connoître toute l'extenfîon du mot
cherté 3 il faut donc favoir que le prix des marchandifes
en argent le règle, non-feulement fur
l'abondance ou la rareté de ces marchandifes, fur
le defir ou le befoin qu'ont les vendeurs de s'en
défaire ; mais encore fur l'envie & les moyens
qu'ont les acheteurs de fe les procurer.
La variété des circonftances qui déterminent ces
prix, fait éprouver à la valeur des marchandifes,
des alternatives plus ou moins fréquentes : tantôt
elles coûtent beaucoup , & c'eft alors cherté
tantôt elles coûtent fort peu, ce qui proprement
eft vil prix. Leur prix moyen naturel eft le jufte
milieu de ces deux extrêmes.
Quand, par des raifons juftes & naturelles ,
eu par des caufes factices & illégitimes, les marchandifes
fe vendent dans tout un pays fort-au-
defTus du prix moyen , c'eft cherté générale.
Mais quand un marchand, une compagnie de
trafic , à la faveur d'un privilège exclufif, peut
vendre dans un lieu les objets de ce trafic, au-
deffus de la valeur qu'ils ont actuellement ailleurs
, & q u i, fans ce monopole, exifteroit dans
le lieu même où ils introduisent le prix exceffif,
c’ eft cherté particulière.
Il y a encore une diftinClion à faire entte cherté
& cherté , & il eft très-important en politique de
ne pas s'y méprendre, pour éviter de tomber dans
des erreurs fort dangereufes par leurs conféque-
ces. C a r , fuivant les caufes qui la produifent, la
cherté peut être nuifîble ou avantageufe ; & quoiqu'il
convienne, dans certains cas , d'en prévenir
l’évènement ou d'en arrêter les progrès , ce fe-
roit, dans d'autres, ne pas connoître fes intérêts
que de s'y oppofer , que de ne pas même la favô-
rifer de tout Ton pouvoir. -
Si la cherté eft due à des accidens imprévus &
Fortuits , à l'intempérie des faifons, par exemple,
c'eft un mal & un mal involontaire; fi elle eft
l'effet des manoeuvres du monopoleur intrigant
& protégé , elle n'en eft pas moins facheufe pour
celui qui l'éprouve. Il n'eft donc pas douteux que,
dans ces deux c a s , un bon gouvernement ne
doive fe montrer attentif & prompt à difliçer la
çherté qu'il n'a pu prévenir, & foigneux de reparer
fes funeftes defordres.
Mais lorfque la cherté n'eft que le bon prix
confiant, amené par la concurrence des acheteurs,
dans un pays qui jouit de la liberté du commerce,
& où les marchandifes & les denrées ne manquent
point, elle .peut être regardée comme une
caufe de bien-être pour ce pays, & & elle mérite
la proteétion du gouvernement.
La cherté qui fuit la difette eft mifère, celle qui
fe montre avec l'abondance eft riçheffe. C'eft dans
ce dernier cas qu'on dit avec raifori que cherte
foifonne , parce qu'elle reproduit & multiplie les
objets de vente dont elle haufle le prix.
Cherté foifonne eft un ancien proverbe diète
comme tous les autres par l'expérience & le bon
fens ; mais on peut dire que le bon fens a plus
contribué à la formation de cet adage qu'à celle
de tout autre. Il fait voir en effet que cette espèce
de cherté, qui n'eft au fond que le bon prix ,
fruit de la liberté du commerce, eft toujours fuivi-
de l'abondance, & ce réfultat accufe hautement
d'erreur ou d'aftuce frauduleufe toutes les précautions
que l'adminiftration réglementaire de certains
pays a prifes de tout temps pour en empêcher
l'effet, fous prétexte d'entretenir cette abondance
dans les villes, & par-tout où fe porte la
foule du peuple qui met néceflairement les denrées
& les fubfiftances à l'enchère, par le concours
d'une multitude de befoins réunis.
Cherté foifonne fûppofe qu'on a vu & conçu que
ce n'eft point la terre ou la fource des fubfiftances
qui fe refufe à verfer l'abondance , toujours
en proportion de la demande ; mais que c'eft la
qualité de riçheffe , c'eft-à-dire l'enchère des demandeurs'
qui manque aux produits , & que le
défant d'enchère les fait difparoître. Or avoir vu
cela, c'eft avoir apperçu que la culture produi-
foit en proportion de nos travaux ; que ces travaux
étoient des frais ; que ces. frais étoient des
avances faites par le cultivateur ; qu'il ne pouvoir
faire ces avances qu'autant qu'il avoit bien vendu
les fruits de la récolte antérieure à la culture actuelle,
mère de la' récolte future , & que ce cercle
de profpérité devoit commencer néceflairement
par la cherté de la denrée.
Cherté foifonne fuppofe encore , ou pour mieux
dire nous apprend que l'induftrie des marchands
revendeurs & de tous les agens fecondaires du
commerce, qui ne vivent que fur les frais du rapprochement
des confommâtions & d e s productions,.
eft toujours attentive aux moindres indications de
la demande ou enchère qu'ils font prompts à ap-
porter les objets demandés aux lieux où eft la cherté, ,
& que le concours de ces diverfes Spéculations
provoque, amène & entretient l'abondance. ^
Cherté foifonne démontre ainfi clairement l'ignorance
ou la mauvaife foi de ceux qui cherchent à
confondre ces deux chofes oppofées, difette &
cherté, & qui, par cet exemple infidieux, approuvent
& augmentent les illufions du paifPre peuple
que le délaiflèment ou l'oppreflion réduifent à la
difette j/elle démontre encore les faux calculs du.
bourgeois intérefle, mais peu inftruit.
Tout
Tout a fes proportions fans doute, Scia nature
qui ne donne rien que par poids & par mefure de
quantité 8c de temps| 8c qui feule nous indique
les loix de la juftice & de la perpétuité ; la nature,
dis-je , défavbue les moilTons hâtives 8e les profits
défordonnés : mais à cela près Ia‘ cherté ou le bon
prix des denrées du premier befoin, eft le premier pas
indifpenfable de la marche qui mène à la profpérité.
Le bon prix des denrées eft celui qui donne au
laboureur un profit régulier, prompt & fu r , en
fus de la reftitution de fes avances de culture. C e '
profit doit être régulier , parce que fes travaux
doivent fe fuccéder régulièrement ; il doit être
prompt, afin que les frais du laboureur ne foient pas
de doubles avances en attendant la rentrée de fes
fonds i fûr enfin, puifque fon incertitude tiendroit
en fufpens tout l'approvifionnement de la fociété.
Le profit du laboureur eft le profit de tout le
monde , puifquil foutient 8c affure le revenu
des propriétaires & de l'é ta t, dont les dépenfes
font l'aliment de toute la partie de la fociété qui
ne vit pas immédiatement fur les frais de l ’agriculture
; mais il faut que cette circulation de profits
commence par celui du laboureur, afin que
ce profit puiffe arriver à un autre, 8c que chacun
profite régulièrement & conftamment par fon propre
travail.
Quand les denrées de premier befoin ont une
valeur profitable à ceux qui les ont fait naître,
l'argent, gage des échanges, ne va dans leurs
mains que pour eüjfortir pour d'autres échanges,
'ou pour le paiement du loyer des terres qui forme
les revenus.; la dépenfe ou l’emploi de cet argent
fuit dès-lors la marche progreflive des befoins ;
du pain, il va porter la valeur à la viande,' aux
befoins, aux vetemens, aux marchandifes, aux
falaires de l'induftrie ; alors la circulation de l’ argent
eft pleine & entière ; elle ne délaiffe per-
fonne, & la difette n’eft nulle part.
Mais quand on refufe au pain le bon prix qu’il
doit avoir, on fouftrait ce prix à tout le refte ;
les dépenfes ne roulent plus que fur des revenus
fiétifs ou fur des emprunts, qui fe confomment
en fantaifies ; toute la marche fociale fe défordon-
ne inévitablement , d'abord par le phyfique , en-
fuite par le moral : la difette defleche toutes les
clalfes déshéritées de la fociété ; la culture q u i,
fous le règne de l'ordre naturel, doubloit les produits
, double les pertes 8c le déchet dans le dé-
fordte faétice. Alors la difette réelle, c'eft-à-dire
la perte des ^récoltes, s'établit par cantons, qui
ne fauroient être fecourus par les produits de leurs
voifins, parce que la m'ifère ne peut rien acheter.
On crie à la cherté, quand il faudrait crier à la
difette, & le prix nécelfaire aü laboureur pour
retirer le profit dû à fes avances, indépendamment
même des frais de tranfport, paraît exceflif, 8c
devient infupportable à un peuple qui n’a plus les
facultés de payer, & qui fent néanmoins , parce
que c eft une loi parlante- de la nature, qu'on
(Scott, polit. fit diplomatique, Tom, J,
devrait le nourrir au moins pour fon travail.
On fait hélas ! par trop d'expériences quels
font alors les ravages que caufent l’ignorance, la
méchanceté, la peur 8c le monopole , fous le pré-
texte rebattu de précautions à prendre & d’appro-
vmonnemens â faire.
Quoi qu’il en foit, on ne fauroit trop diftin-
guer ces deux chofes, difette 8c cherté, qui non-
feulement font différentes entr’elles, mais oppos
e s , mais abfolument contraires & incompatibles.
En effet la cherté redouble le travail, ranime la circulation,
vivifie les terres en portant la chaleur
de I émulation 8c les falaires dans la fociété , au
lieu que la difette engourdit le commerce , décourage
le laboureur, anéantit la culture & ruine l'état.
Celle - ci glace d'épouvante & feme autour
d elle le froid de la mort, tandis que celle-là fait
fbrtir des hommes des pierres même. Si l’on vou-
loit parler ici le langage des poètes, on pourrait
dire que cherté eft Pyrrha , & que difette eft l ’horrible
Médufe.
La prévoyance qui craint la cherté t n'envifage
que des hauffemens de valeur fubits & imprévus,
qui dérangent tous les calculs des falaires ; 8c ,
comme chacun voudrait recevoir le plus & donner
le moins , les falariés, les rentiers 8c tous ceux
qui vivent fur des émolumens fixes, crient & fe-
ment^ le murmure 8c l'effroi fur le hautement des
denrées de premier befoin , qui bientôt augmentant
par l'effet même de ces allarmes & par les
manoeuvres des monopoleurs , devient enfin difette
; car le commerce s'effraie & nul marchand
n’ofe venir étaler fa marchandife au milieu d'une
émeute. On voit que ce genre de cherté eft ainfi
purement faâice.
Les cas fortuits naturels ne fauroient rien opérer
de femblable, quand les communications font
ouvertes ; il n’en faut pas même de bien grandes.
On ne voit pas les habitans des Alpes manquer
de pain; ceux d’ entr’eux qui émigrent ne vont
pas chercher du pain, mais des falaires ; ils ne
rapportent pas dans leur pays du pain, mais des
moyens d'en acheter, 8c il s'y en trouve, ou l’équivalent.
La cherté exceffive, c'eft-à-dire, celle qui défor-
donne l’aétion circulaire des travaux &desdépen-
fes, n'eft donc point à craindre félon l'ordre fo-
cial naturel. Elle eft à defirer, fi l'on entend pai-
ce mot une valeur haute, en proportion du prix
ordinaire des denrées, dans les pays fans débouchés
, où les hommes fe contentent de cultiver
pour vivre , ,8c de vivre pour cultiver.
La haute valeur des denrées eft le vrai thermomètre
de la profpérité publique. Leur bon prix eft
d'abord la mefure du bon entretien des avances de
tout genre 8c de la fertilité du territoire ; il montre
après cela le haut point des revenus & il en fixe la
durée ; il indique enfuite le degré de fplendeur, de
force, depuiflance de l’état, celui de fa tranquillité
des fujets, du maintien des moeurs, du progrèsde^