
CHEMIN. On défigne par ce nom toute voie
libre & ouverte ,, qui mène (Tun lieu à un autre.
Les chemins fe divifent en différentes efpèces i leur
importance détermine leur largeur, & cette largeur
indique la claffe à laquelle ils appartiennent.
Par une loi du 6 février 1776 , on a partagé 4es
.grands chemins de France en quatre claffes : ceux
qui traverfant tout le royaume, mènent de U capitale
aux principales villes & ports, forment la
première, & ont de largeur 42 pieds & dans les
bois 60, ; ceux qui communiquent entre les grandes
villes des différentes provinces forment la
deuxième & ont 36 pieds} ceux qui communiquent
entre les principales villes dune même province
, forment la troifîème & :ont 30 pieds 3 ceux
enfin qui, fervent aux petites villes & bourgs à
communiquer enfemble, forment la quatrième &
ont 24 pieds. Toutes ces largeurs fönt celles du
chemin, non compris les foffés ni l'empâtement
des talus de leurs glacis. Pour diftinguer plus facilement
ces chemins, on pourroit convenir de
pommer les premiers , chemins ./ranfois y les féconds,
chemins royaux 3 les troifièmes', chemins
provinciaux y & les quatrièmes , chemins, urbains.
Sous les règnes de Louis XIV & de Louis XV,
on a donné aux chemins beaucoup plus de largeur 5
ceux de la première claffe qu'on a conftruit alors,
avoient 60 pieds de largeur, &-aux environs de
la capitale jufqu’à 80, & 100 dans les bois, &
ils conferverent ces dimenfions. Ce font ces quatre
efpèces de routes feules qui forment, ce que
pous entendons par le mot grands cfaemins. Les feuls grands chemins font une partie de l'ad-
miniftration générale du royaume. G eft a ce titre
que, formant une branche de l'économie politique
, nous en traiterons particuliérement & fous
ce feul afpeCt dans cet article. Ainfi nous^ nous
bornerons à indiquer feulement qu’il exifte trois
autres efpèces de chemins d'un ordre inférieur} fa-
voir, les chemins de bourg à ville , les^ chemins de
bourg à bourg, &les chemins qm mènent |pdes
habitations ifolées ou à des cultures féparées ,
qu'on -peut nommer chemins ruraux ou vicinaux. L'adminiftration de ces fortes de chemins• n'eft fondée
fur aucun fyftême général : elle dépend des
diverfes coutumes des provinces, de différens droits
féodaux, d’ufages purement locaux, & c'eft peut-
être la raifon principale pour laquelle, maigre leur
extrême utilité, ils font prefque par-tout dans le
plus mauvais état. Cependant c'eft fur ce s routes
fi négligées que s'exécutent les premiers tranfports
de tous nos comeftibles & des principaux objets
de première néceffité, qui fe trouvent renchéris
pour la confommation , par la difficulté de leur
tranfport. Il feroit fans doute à defirer pour la
profpérité du royaume que l'adminiftration, en
détruifant tous les abus qui refultent des droits
divers & de la variété des ufages relatifs à ces
chemins , les comprît dans fon département ,
& les affujettît à des réglemens uniformes &
généraux dont elle pût furveiller T exécution; Sans grands chemins , point, de grande culture >
..ppint de grand commerce g point, d’arts au - delà
des arts les plus groffiers, point de civilifation.
Tout tient à la difficulté ou a. la facilité des communications.
l es moeurs, les efprits comme les
corps ont befoin de fe frotter pour fe polir : un
peuple refte barbare , tant que les individus qui
le . compofent .font forcés de vivre ifplés & manquent
des moyens de communique^ entr'eux. Les
chemins font à l’état ce que les veines font au
corps humain'5 les uns caüfent & entretiennent,
les échanges, la circulation, doublent la richeffe &
la puiffànce ; les autres portent le fang, entretiennent
le mouvement & la vie. Détruire les chemins
d’un grand état, c'eft couper les veines _ d'Her-
cule. . .
• Républicains, înfulaires, habitans des montagnes
, préférez-vous la liberté à la richeffe, au
luxe ,*aux plaifirs qui les fuivent, à la poîiteffe des
moeurs, à la culture de l’efprit qu'ils produifent 5 N'ayez point de grands chemins, n'ouvrez pas cette
facile voie aux conquérans. Les grands chemins
font une chaîne dont on enveloppe tout un peuple,
& avec laquelle on refte le maître de tous
fes mouvemens. Confentez donc à refter , ou du
moins à nous paroître ou féroces^ ou barbares y ne vous croyez point outragés , en recevant ces
dénominations qui dénotent des vertus qui vous
font néceffaires. & qui nous manquent, qui font
votre gloire & votre fureté , & qui ferqient notre
malheur 5 n'afpirez point à nos arts 3 à notre goût,,
à nos plaifirs > ceffez de prétendre à nos fciences ,
à nos taléns, à nos grâces } ne foyez jaloux ni de
l'éclat qui nous environne , & que nous répandons
au loin, ni de l’efpèee de bonheur que nous
avons fu nous procurer, & laiffez-nous au fein de
la corruption perfectionner tous les jours.: l'art d’adoucir
& d'embellir la vie } mais employez tous
vos foins à vous compofer un bonheur plus agrefte,
plus fimple & toüt différent du nôtre, ou renoncez
aux délicieufes jouiffances que vous attendez
de la liberté.
Les grands chemins importent efïentîellement
non-feulement à la richeffe & à la puiffànce d'un
grand état, mais encore à fa défenfe. C'eft par
eux que la France peut porter, en peu de teins
& à peu de frais toutes fes forças de fon centre
à fa circonférence. Mais fi contre fa maxime éternelle
& très-fage, de porter d'abord le théâtre de
la guerre chez fes ennemis , elle fe yoyoit réduite
à la fâcheufe néceffité de fe défendre chez elle ,
on pourroit craindre, a-t-on dît, que fes grands
chemins n'ajoutaffent une facilité de plus aux moyens
de fes ennemis. Cette crainte affez frivole
ne peut compenfer ni même balancer en rien les
avantages qu'elle retire de fes routes, parce qu'au
befoin on détruit en peu d'heures, devant l'ennemi
tous les chemins qui pourroient lui fervir. Cette
objection a fait "naître la queftion de lavoir fi les
chemins dévoient, près des côtes & des frontières
, leur être parallèles , ou fe diriger perpendiculairement
vers l'intérieur. Il me Tenable que le
parallélifme des routes, fuivant l'état de la queftion,
feroit dangereux, parce que, fur les côtes
comme fur les frontières, il laifferoit à un ennemi,
d'ailleurs affuré de fes derrières , la facilité
de s'étendre, de ravager, ou de faire contribuer ,
tandis -que fi le chemin va de la circonférence au
centre, il n'ofe pénétrer dans l'intérieur, parce
qu'il allongerait fes flancs , les laifferoit en prife ,
& que les partis qu'il ( lancerait ainfi en avant
pourraient être facilement coupés.
On a porté les écarts du pyrrhonifme jufqu'à
douter de l'utilité des chemins. On s'eft enfuite
partagé fur les moyens de les conftruire & de les
entretenir. Nous tacherons d'indiquer ceux qui pa-
roiffent être les moins onéreux au peuple &: à l'état.
Dans le choix de ces moyens , nous chercherons
fur-tout à être utile au peuple } car le fervir,
c'eft fervir l'état. Plus cette grande queftion d'économie
politique a été fouvent & diverfement
agitéeI plus il importe a la patrie que les opinions
flottantes fur un objet fi* intéreffant puiffent être
enfin fixées d'une manière irrévocable. Nous la
préfenterons donc fous toutes fes faces , afin de
mettre Tes vrais juges en état de prononcer fur
elle. Des loix nouvelles publiées avec tout l'appareil
delapùiffance & de la majefté royale, ayant détruit
les anciens réglemens fuivis pour la confection
des chemins, & bientôt après ces loix nouvelles
ayant été non abrogées , mais fufpendues,
il réfulte au moins de ces variations qu'eiles prouvent
tacitement & l'infuffifance de toutes ces loix
& les défauts de tous les fyftêmes enfantés pour
les fuppléer.
Être méthodique & clair, voilà la règle que je
m'efforcerai de fuivre. Dans un fujet d'adminiftra-
tion, qui a donné naiffance à tant de fyftêmes &
de débats, on doit non-feulement ne pas exiger
les ornemens recherchés de l'éloquence, que le
goût feul y. réprouverait, au moins comme fuper-
flus, mais encore pardonner les calculs un peu
fecs & les détails arides & pourtant néceffaires ,
auxquels je ferai forcé de defeendre.
Cette queftion tient par un fi grand nombre de
rapports aux matières délicates de la politique &
du gouvernement, qu'à moins d'être un adulateur
fervile , il eft impoffible de [ne pas examiner
quelquefois nos inftitutions. Le défenfeur de l'humanité
ne doit point critiquer avec amertume des
loix, des ufages qu'une adminiftration bienfaifante
femble difbofée à abroger, dès qu'on l'éclairera
fur leurs abus. Mais loin de lui la honteufe cir-
confpeCtion de ne pasidévoiler ces abus ! Loin de
lui la baffeffe de ne pas les cenfurer ! Egalement
éloignés des deux écueils de la fatyre & de la
pufillanimité, effayons de paffer entr'eux fans les
toucher.
Il femble que les grands chemins auroient dû
naître, auffi-tôt que les hommes furent parvenus
au point de pouvoir former de grandes fociétés ,
& cependant tous les monumens de l'hiftoire s'élèvent
pour contrarier cette opinion. L'Europe
contenoit depuis long-temps une population im-
menfe, des corps de peuples nombreux, de vaftes
cités, de grands états déjà parvenus à un certain
degré de civilifation, & elle ne connut les grands
chemins qu'après les conquêtes des romains. L'Afrique
renferme des royaumes très-étendus 5 &, fi
vous en exceptez l'Egypte & l'ancienne domination
de Carthage, l'Afrique n'eut jamais & n'a
point encore de chemins. L'Amérique entière, à
l'exception du Pérou , n'en avoit pas davantage ,
avant qu'elle fût devenue la proie des européens.
L'Afie, le berceau du genre humain , la plus belle ,
la plus vafte , la plus riche partie du monde n'eut
& n'aura peut-être jamais d'autres grands chemins que ceux qui, dit-on, exiftent à la Chine, empire
qui ne reffemble en rien au refte de l'Afie.
Une grande nation peut avoir des villes ,
des loix, un commerce, des arts , fans grands
chemins. Leur utile invention n'a du naître que chez
tin peuple déjà très-policé, riche, commerçant,
& voulant étendre avec fon commerce fes jouiffances
, fes commodités ou fa domination } auffi
l'attribue-t-on aux carthaginois. Les grands chemins,
tels que nous les concevons, ne peuvent fe trouver
que chez une nation extrêmement civilifée ,
tranquille, & ayant un fyftême général d'admi-
niftration intérieure bien fuivi 3 ils ne peuvent même
fubfifter chez une telle nation, que par les mêmes
caufes qui leur ont permis d'y naître. Suppofez
le pays qu'elle habite, troublé par de longues guerres
, ou civiles ou étrangères, appauvri, dépeuplé
, ne pouvant ou ne voulant plus reconnoître
les loix d’une adminiftration générale, les grands
chemins y difparoîtront , &, après la révolution
de quelques fiecles , il en faudra rechercher les vef-
tiges cachés fous les ronces de la barbarie qui aura
tout détruit.
Non - feulement ce font, ces carthaginois, que
les romains vainquirent avec tant de peine & de
bonheur, & qui nous les ont dépeints avec les couleurs
infidèles d'une haine immodérée , auxquels
femble appartenir la gloire d'avoir les premiers
fenti l'utilité des grands chemins ; mais c'eft à ces
mêmes peuples dont l'Afrique doit à jamais déplorer
la ruine, qu'eft due celle d'avoir perfectionné
leur invention ; car il paroît qu'ils eurent des voies
pavées. Sans doute ils créèrent une police & des
loix relatives à la conftruCtion , à l'entretien , à la
fûreté de ces routes : mais il ne nous refte aucune
notion de ces réglemens. Les romains , en détruifant
Carthage, vouliirent anéantir jufqu'à fa mémoire
} & l'un des peuples qui a figuré avec le
plus de gloire fur la terre, eft devenu , par la ja