
Ja peine à l'abandonner , tant Jes préjugés établis
par l’impreflion des fens ont pour nous d'empire.
t En e ffet, la Durance a toujours un volume
d’eau, fort confidérable. Ayant environ trois lignes
de pente par toife , fon principal courant eft conf-
tamment rapide. Ses eaux ne font jamais limpides.
Elle a dans fon lit des amas énormes dè cailloux
arrondis, qui paroilfent partager fon inhabilité.
Enfin , dévaftant fucceflivement chacun de fes
bords, tantôt elle engloutit des terres labourables
, & tantôt elle en rend de nouvelles à l’agriculture.
Tous les anciens auteurs ont parlé de la Durance
comme d’un torrent extrêmement rapide j mais il
n’en eft aucun qui ait^exprimé d’une manière plus
précife les effets des eaux, d’après l’impreffion
qu’eljes font généralement, que Tite-Live , à 1 occafion de l’expédition d’Annibal. Voici fes
paroles.
•* De toutes les rivières qui ont leur fource dans
les Alpes,il n’en eft point qui foit plus difficile à
paffer que la Durance. Lamaffe d’eau qu’elle roule,
eft immenfe, & cependant elle n’eft pas navigable.
Elle n’a pour ainfi dire point de bords.
Elle occupe à la.fois plufîeurs lits , fans en avoir
jamais de permanens. Il s’y forme à tous moyens
de nouveaux gués & de nouveaux gouffres,
de manière que les piétons mêmes n’y ont pas de
paffages fixes. Comme d’ ailleurs elle entraîne des
cailloux arrondis, elle n’offre à ceux qui y entrent,
qu un fond fugitif & qu’une traverfe dangereufe. »
D’après un affez grand nombre d’expériences
faites dans plufîeurs endroits du lit de la Durance, il
fuit que cette rivière parcouroit,dans un tems où
fes eaux étoient baffes, & où non-feulement elles
ne charrioient pas du gravier, mais où ellesétoient
légèrement troublées, dix pieds par fécondé dans
un grand nombre de points de fon cours. Or , il eft
démontré que cette viteffe eft fort fupérieure à
celle qui eft neceffaire pour charrier du gravier,
il eft donc certain que le tranfport du gravier ne
dépend pas précisément de la rapidité des eaux.,
& que la Durance n’ en charrie point lorfqu’elîe
eft dans fon état ordinaire. Mais on peut fe convaincre
aifément que, lors même que cette rivière
eft fort enflée, elle ne tran-porte pas loin le gravier.
Parmi un grand nombre d’ôbfervations particulières
que je pourrois citer pour prouver ce que
fe viens d’ avancer, je n’en choifirai qu’ une, dont
les détails m’ont été fournis à Ville-Laure.
La Durance couloit dans un lit affez étroit , vis-
à-vis duPuyj mais une partie de fës eaux, au
tems des crues, fe dirigeant du pôté de Ville-
Laure, caufoit à ce dernier territoire des dommages
confidérables. A l’origine de ce courant'particulier
on établit, fur ùne affez grande é.tendué,_un
lit de fafcines, qu’on couvrit de cailloux Cette
barricade , fi foible, a réfifté pendant lin grand
nombre d’années à l’impémofité des eaux.} elle ne
s’eft abaiffée que parce que le bois dés fafcines
s'eft pourri. Au refte, il eft bon d’avertir que
les fafcines étoient plus nuifibles qu’utiles à la
fiabilité de cette efpece de levée , parce que le
bois, ayant une moindre pefanteur fpécifique que
l’eau, devoit tendre à s ’élever, & c . Mais ii y a une
obfervation générale qui prouve fans réplique ,-que
la Durance charrie très-peu de cailloux. Son couis
eft connu depuis plus de deux mille a n s d e p u i s
lors elle ne s’ eft jamais écartée des étabîiflemens
formés fur fes r iv e s , & elle a toujou*s eu Ion
embouchure à une petite diftance d'Avignon. Il
eft certain qu’on voit dans un grand efpace , avant
qu’elle entré dans le Rhône, que les àterriff mens
ne font formés que de cailloux confïdérablermnt
plus petits que ceux qu’on obferve fupérieurement
dans toute l’étendue de fon lit. Si tous ces gros
cailloux étoient charriés par e lle , on les verroic
à fon embouchure } s’ ils n’y parviennent pas ,
c’ eft une preuve que leur mouvement progreflif
eft extrêmement lent. <
Si on m’objeêloit que ces cailloux entrent dans
le Rhône, on feroit également embarraffé pouf
favoir ce qu’ils deviennent; car on ceffe d’en trouver
dans le lit de ce fleuve à peu de diftance de
Tarafcon. D’ailleurs, on fait que le Rhônè en
charrie lui-même, & on reconnoît, immédiatement
au deffous de l’embouchure de la Durance ,
à la grande quantité de granits qui font dans les
aterriffemens , que cette, rivière ne les a pas
fournis.
Enfin, il feroit poflible que la Durance coulât
près de fon embouchure fur de très-gros cailloux,
fans que cela prouvât qu’elle les eût charriés} car
on verra par la fuite de ce Mémoire, que ces cailloux
arrondis font le fol naturel fur lequel la rivière
coulé.
On pourroit faire une objection fpécieufe pour
prouver que la Durance a la puiffance de charrier
beaucoup de gravier, même fort près de fon embouchure.
V oici cette objection. C ’eft un fait, que cette
rivière n’a pas de lits fixes ; qu’elle s’en forme
elle-même fouvent de nouveaux, & qu'elle comble
ceux qu’elle abandonne. O r , elle ne peut pas produire
ces effets dans tout fon cours, 8e jufqu’aupi ès
de fon embouchure, fans tranfporter même alors
des maffes énormes de graviers.
£ Pour rêpondrè à cette objcélion, il fuffit de
confidérer ce qui le paffe dans un champ où l’on
met la charrue. Le choc ouvre & déplace la terre
fans l’emporter} il creufe & comble tour-à-tour
dés filions* Voilà l’image fidelle de l'effet que
prodüifent les eaux dans le lit des rivières} &
certainement fi les chofes ne fe paffoient pas
comme je le d is , fi les maffes énormes de cailloux
q.u£ la Durance déplace dans tous les lieux
où elle.fe creufe,rie nouveaux lits étoient pouf-
fées devant elle , ces cailloux ne parviennent
pas jufq’u a foh embouchure} & pouvant former
des dépôts extraordinaires dans une feule c rue,
on verroit pour ainfi dire le lit de la rivière
s’élever continuellement , 8c il ne lui faudroit
qu’un petit nombre d’années pour combler les
vallées qu'elle traverfe.
Il y a des perfonnes qui prétendent que la Durance
approfondit fon li t , & que fes eaux étoient
autrefois plus élevées qu’elles ne le font à pré-
fent} mais cette opinion eft auffi peu fondée que
celle que nous venons de combattre.
En effet, il eft certain que tous les t rrens qui
fe jettent dans la Durance y amènent du gravier,
& cela eft produit avec d’autant plus de facilité,
qu’ une grande partie des collines qui font fur les
bords de la rivière font prelqu’entiérement formées
de cailloux roulés.
Il eft cevtain , d’un autre c ô té , qu’ il y a très-
peu de cailloux qui franchiffent i’embouchure de
h Durance : ainfi il y en entre plus qu’il n’en lôrt. Le
lit de cette rivière doit donc s’élever conftamment.
Comme il eft immenfe, les dépôts des torrens ne
peuvent devenir fenfibles qu’3près des tems très-
longs; mais fon élévation n’ eft pas moins réelle,
quoiqu’on n’en puiffe pas fixer les progrès.
On voit évidemment à Arles, que les eaux du
Rhône font beaucoup plus hautes qu’autrefois}
mais il n’y a pas , que je fâche , fur les bords de
la Durance, d’ anciens monumens qui puiffent fer-
vir à faire connnître de combien le lit de cette
rivière s’t-ft élevé depuis un certain nombre de
fiècles. • '
On v o it, dans tous les endroits où la Durance
refferrée trouve des montagnes calcaires, qu’elle
coule mène alors fur des bancs de gravier profonds.
Si elle creufoit fon li t , fes eaux peferoient
immédiatement fur les racines des montagnes voi-
fines, & non pas fur les mêmes efpèces de cailloux
qu’elle montre dans tout fon cours.
; C e qui a. fait croire fans doute que la Durance
apprdfondiffoit toujours plus fon li t , c’eft qu’il y
a un grand nombre de torrens qui, avant de s’ y
jeter, s’en font creufé de très-profonds dans les
collines qu’ ils traverfent. Mais il faut remarquer
que cela ne s’ obferve que fur des collines pen-
chmtes , où les cailloux font peu adhérens, & où
ils roulent pour ainfi dire d’eux-mêmes, quelque
petite que l'oit la force^qui les mette en mouvement.
En admettant que les cailloux qu’on obferve fur
les bords de la Durance ont été tranfportés par
cette rivière, foit qu'on prétende quelle creufe
fon l i t , foit qu’ on penfe qu’elle l’élève , on tombe
héceffairement dans les contradi&jons les plus palpables.
En e ffet, il eft certain que dans une infinité
d’endroits la Durance eft appuyée & coule fur
des rochers formés de cailloux roulés. O r , fi elle
creufe fon l i t , on ne devroit pas y trouver des
caiiloux , puifqu’on fuppofe qu’elle les apporte ;
& fi au contraire fon niveau s’élève toujours, elle
ne peut pas avoir formé les collines qui font fur
fes bords.
Puifque les mêmes effets répondent toujours
aux mêmes caufes, & puifque toutes les rivières
élèvent leurs lits , il fuit que les plaines formées
de cailloux roulés, qui font voifines de la Durance ,
& qui font élevées au deffus du niveau des plus
hautes eaux, n’ont pas été formées par cette ri-,
v ière, à plus forte raifon les collines qui dominent
ces plaines & offrent la même organifation doivent-
elles leur exiftence à une caufe différente.
Lorfqu’on voit depuis Maiijai, fur la rive gauche
de la Durance, dans un efpace de fept à huit lieues,
furune largeur qui en a quelquefois plus de quatre ,
des montagnes continues, uniquement formées de
cailloux roulés ou de fable, & élevées de plus dô
cent cinquante toifes fur le lit aéluel de la rivière ,
quelqu’ idée qu’on fe forme de fa puiffance , il faut
avoir un goût extrême pour le merveilleux, pour
croire que ces montagnes lui doivent leur exif-
t.ence.
Par les obfervations barométriques faites à Sifteron
& à Saint-Maxime, près de R ie z , on trouve
que ce dernier endroit eft plus élevé que l’autre
de foixante-dix toifes fut le niveau de la mer.
Ô r , les collines de cailloux roulés les plus élevées
auprès de Sifteron font inférieures au fol de la
paroiffe : donc la difpofition & la hauteur des dépôts
de la rivière feroient en fens contraire de fon
cours.
Si la Durance avoit charrié les cailloux qui font
au deffus de Sifteron, comme elle n’a pu jama;s
paffer,qu’ à travers la montagne où fe trouve le
p ont, il fiudroit néceffairement qu’elle eût laiffé
des cailloux fur fon cours, à une élévation 3U
moins approchante de celle des montagnes de
Riez. O r , c’eft ce qu'on n’obferve pas. A peu de
diftance de Sifteron les collines graveleufes qui
font fur la rive gauche de la Durance font peu
élevées, & celles qui les dominent enfuite, &:
qui s’étendent vers l’e ft, font formées de pierres
calcaires ou de marne, & elles font, dans 1 efpace
de plufîeurs lieues, de plus de foixante toifes au
d. flous du niveau des montagnes de Riez.
On dira peut être que la Durance feule n’ a pas
fourni ces amas de caiiloux roulés, & que les rivières
qui les traverfent, en ont fourni une partie ;
mais cela n’eft pas foutenable. J’ai fuivi, dans un
affez grand efpace, le V e rd on , au deffus & au
deffous de Caftellane. Tant que cette rivière paffe
dans le pays marneux on ne voit aucun cailloux
roulé au deffus de fon lit} mais , à une lieue &
demie au deffus de Beauduen, elle entre fubite-
ment dans une vallée bordée , des deux côtés, de
montagnes de caiiloux roulés , élevées de plus de
cent toifes fur fon niveau. Parmi une infinité de
preuves qui démontrent que ces montagnes cail-
louteufes ne peuvent pas être fon ouvrage , je n’en,
choifirai qu’une. Au deffous de Beauduen le Ver-
don paffe à travers une montagne calcaire contiguë
aux montagnes graveleufes & de même élévation
qu’elles : là des rochers efearpés lui fervent
de bords dans une certaine étendue, & lui forÜ
.