d’être inftruit dès fon enfance , & fe gouvernant en
toute autre chofe félon les opinions les plus modérées
; il crut qu’il étoit de la prudence de fe prefcrire
par provifion cette réglé, parce que la recherche
fucceffive des vérités qu’il vouloit favoir, pouvoit
être très longue , & que les avions de la vie ne fouf-
frant aucun délai, il falloit fe faire un plan de conduite
; ce qui lui fit joindre une fécondé maxime à la
précédente, qui étoit d’être le plus ferme & le plus
réfolu dans fes actions qu’il le pourroit, & de ne pas
fuivre moins conftamment les opinions les plus dou-
teufes, lorfqu’il s’y feroit une fois déterminé , que
fi elles euffent été tres-aflurées. Sa troifieme maxi-
me fut de tâcher toujours de fe vaincre plutôt que
la fortune, & de changer plûtôt fes defirs que Tordre
du monde.
Defcartes s’étant aflîiré de ces maximes , & les
ayant mifes à part avec les vérité? de fo i , qui ont
toujours été les premières en fa créance, jugea que
pour tout le refte de fes opinions il pouvoit librement
entreprendre de s’en défaire. En cela il a eu raifon ;
liiais il s’eft trompé lorfqu’il a crû qu’il fuffifoit pour
cela de les révoquer en doute. Douter fi deux & deux
font quatre , fi l’homme eft un animal raifonnable ,
c ’cft avoir des idées de deux, de quatre, d’homme,
d’animal, de raifonnable. Le doute laifle donc fub-
fifter les idées telles qu’elles font ; ainfi nos erreurs
Venant de ce que nos idées ont été mal faites, il ne
les fauroit prévenir. Il peut pendant un tems nous
faire fufpendre nos jugemens ; mais enfin nous ne
fortirons d’incertitude qu’en confultant les idées qu’il
n’a pas détruites ; & par conféquent fi elles font vagues
& mal déterminées, elles nous égareront comme
auparavant.Le dtw/^edeDefcartes eft donc inutile:
chacun peut éprouver par lui-même qu’il eft encore
impraticable ; car fi Ton compare des idées familières
& bien déterminées, il n’eft pas poffible de douter
des rapports qui font entr’elles : telles fon t, par
exemple, celles des nombres. Si Ton peut douter de
tout, ce n’eft que par un doute vague & indéterminé,
qui ne porte fur rien du tout en particulier. -
Si Defcartes n’avoit pas été prévenu pour lès
idées innées, il auroit vu que Tunique moyen de fe
faire uii nouveau fonds de connoiffances , étoit de
détruire les idées mêmes, pour les reprendre à leur
origine, c’eft-à-dire aux fenfations. La plus grande
obligation que nous puiiîïons avoir à ce philofophe,
c’eft de nous avoir laifle l’hiftoire des progrès de fon
efprit. Au lieu d’attaquer directement les fcholafti-
ques, il repréfente le tems où il étoit dans les mêmes
préjugés ; il ne cache point les obftacles qu’il a eus
à furmonter pour s’en dépoiiiller ; il donne les réglés
d’une méthode beaucoup plus fimple qu’aucune de
celles qui avoient été en ufage jufqu’à lui, laifle entrevoir
les découvertes qu’il croit avoir faites, &
prépare par cette adreffe. les efprits à recevoir les
nouvelles opinions qu’il fe propofoit d’établir. Je
crois que cette conduite a eu beaucoup de part à la
révolution dont ce philofophe eft l’auteur.
Le doute introduit parDefcartes,eft bien différent de
celui dans lequel fe renferment les Sceptiques. Ceux-
ci , en doutant de tout, étoient déterminés à refter
toujours dans leur doute; au lieu que Defcartes ne
commença par le doute , que pour mieux s’affermir
dans, fes connoiffances. Dans la philofophie d’Arif-
to te , difent les difciples de Defcartes, on ne doute
de rien, on rend raifon de tout, & néanmoins rien
n’y eft expliqué que par des termes barbares & inintelligibles,
& que par des idées obfcures & confufes;
au lieu que Defcartes, s’il vous fait oublier même
ce que vous connoifliez déjà , fait vous en dédommager
abondamment,. par les connoiffances fubli-
mes auxquelles il vous mene par degrés ; c’eft pourquoi
il? luiappliquent ce qu’Horace dit d’Homere ;
Non fumttm ex fulgore, fed ex fimo dure lucern
Cogitât 9 ut fpeciofa dehinc tniraculapromat. .
Il faut le dire i c i i l y a bien de la différence entre
douter & douter ; on doute par emportement & par
brutalité , par aveuglement & par m alice, & enfin
par fantaifie, & parce que Ton veut douter; mais on
doute aufli par prudence & par défiance, par fageffe
& par fagacité d’efprit» Les Académiciens & les
Athées doutent de la première façon, les vrais Philo-
fophes doutent de la fécondé. Le premier doute eft un
doute de ténèbres, qui ne conduit point à la lumière,
mais qui en éloigne toûjours. Le fécond doute naît
de la lumière, & il aide en quelque façon à la produire
à fon tour. C ’eft de ce doute qu’on peut dire
qu’il eft le premier pas vers la vérité.
Il eft plus difficile qu’on ne penfe de douter. Les
efprits bouillans, dit un auteur ingénieux, les imaginations
ardentes ne s’accommodent pas de l’indolence
du feeptique ; ils aiment mieux hafarder un
choix que de n’en faire aucun , fe tromper que de
vivre incertains : foit qu’ils fe méfient de leurs bras ,
foit qu’ils craignent la profondeur des eaux, on les
voit toûjours lufpendus à des branches dont ils fen-
tent toute la foibleffe, & auxquelles ils aiment mieux
demeurer accrochés que de s’abandonner au torrent.
Ils affinent tout, bien qu’ils n’ayent rien foigneufer
ment examiné ; ils ne doutent de rien, parce qu’ils
n’en ont ni la patience ni le courage : fujets a des
lueurs qui les décident, fi par hafard ils rencontrent
la vérité, ce n’eft point à tâtons, c’eft brufquement
& comme par révélation : ils font entre les dogmatiques
, ce que font les illuminés chez le peuple dévot.
Les individus de cette efpece inquiété ne conçoivent
pas comment on peut allier la tranquillité d’efprit
avec l’indécifion.
Il ne faut pas confondre le doute avec l’ignorance.’
Le doute fuppofe un examen profond & defintéreffé ;
celui qui doute parce qu’il nè connoît pas les raifons
de crédibilité, n’eft qu’un ignorant.
Quoiqu’il foit d’un efprit hien fait de rejetter l’af-
fertion dogmatique dans les queftions qui ont des
raifons pour & contre, & prefqu’à égale mefure, ce
feroit néanmoins agir contre la raifon, que de fufpendre
fon jugement dans des chofes qui brillent deL
la plus vive évidence ; un tel doute eft impoffible
il traîne après lui des conféquences funeftes à la fo-
ciété, & ferme tous les chemins qui pourroient conduire
à la vérité.
Que ce doute foit impoffible , rien n’eft plus évident
; car pour y parvenir il faudroit avoir fur toutes
fortes de matières des raifons d’un poids égal
pour ou contre : o r , je le demande, cela eft-il pof-
fible ? Qui a jamais douté férieufement s’il y a une
terre, un foleil, une lune, & fi le tout eft plus grand
que fa partie ? Le fentiment intime de notre exiftence
peut-il être obfcurci par des raifonnemens fubtils &
captieux ? On peut bien faire dire extérieurement à
fa bouche qu’on en doute, parce que Ton peut mentir
; mais on ne peut pas le faire dire à fon efprit.'
Ainfi le pyrrhonifme n’eft pas une feCte de gens qui
foient perluadés de ce qu’ils difent ; mais c’eft une
feCte de menteurs : aufli fe contredifent-ils fouvent
en parlant de leur opinion,, leur coeur ne pouvant
s’accorder avec leur langue, comme on peut le voir
dans Montaigne , qui a tâché de le renouveller au
dernier fiecle.
- Car après avoir dit que les Académiciens étoient
différens des Pyrrhoniens, en ce que les Académiciens
avoiioient qu’il y avoit des chofes plus vraif-
femblables les unes que les autres, ce, que les Pyrrhoniens
ne vouloient pas reconnoître, il fe déclare
pour les Pyrrhoniens en ces termes i or l'avis, dit-
il , des Pyrrhoniens efl plus hardi, & quant & quant
m
plus vraisemblable. Il y a donc des chofes plus vTaif-
iêmblables que les autres ; & ce n’eft point pour dire
un bon mot qu’il parle ainfi, ce font des paroles qui
lui font échappées fans y penfer, & qui naiffént du
fond de la nature, que le menfonge des opinions ne
peut étouffer.
D ’ailleurs chaque aCüon que fait un pyrrhônién,
ne dément-elle pas fon fyftème ? car enfin un pyr-
rhonien eft un homme qui dans fes principes doit
douter univerfellement de toutes chofes, qui ne doit
pas même favoir s’il y a des chofes plus probables
les unes que les autres ; qui doit ignorer s’il lui eft
plus avantageux de fuivre les impreffions de la nature
, que de ne pas s’y conformer. S’il fuivoit fes principes
, il devroit demeurer dans une perpétuelle indolence,
fans boire, fans manger, fans voir fes amis,
fans fe conformer aux lois, aux ufages & aux coûtu-
mes, en un mot fe pétrifier & être immobile comme
une ftatue. Si un chien enragé fe jette fur lui, il ne doit
pas faire un pas pour le fuir: que fa maifon menace
ruine, & qu’elle foit prête à s’écrouler & à l’engloutir
fous fes ruines, il n’en doit point fortir; qu’il foit
défaillant de faim ou de foifi, il ne doit manger ni boire
: pourquoi ? parce qu’on ne fait jamais une aCtion
qu’en conféquence de quelques jugemens intérieurs,
par lefquels on fe dit qu’il y a du danger, qu’il eft bon
de l’éviter ; que pour l’éviter il faut faire telle ou
telle chofe. Si on ne le fait pas, c’eft que l’efprit demeure
dans yinaûion, fans fe déterminer. Heureu-
foment pour les Pyrrhoniens, l’inftinCt fupplée avec
ufure à ce qui leur manque du côté de la conviction,
ou plûtôt il corrige l’extravagance de leur doute.
Mais il fuffit, diront-ils , que le danger paroiffe
probable, pour qu’on foit obligé de le fuir : or nous
ne nions pas les apparences ; nous difons feulement
que nous ne favons pas que les chofes foient telles
en effet qu’elles nous paroiffent. Mais cette réponfe
n’eft qu’un vain fubterfiige, par lequel ils ne pourront
échapper à la difficulté qu’on leur fait. Je veux
que le danger leur paroiffe probable ; mais quelle
raifon ont-ils pour s’y fouftraire ? Le danger qu’ils
redoutent eft peut-être pour eux un très-grand bien.
D ’ailleurs je voudrois bien favoir s’ils ont idée de
danger, de doute, de probabilité ; s’ils en ont idée,
ils connoiffent donc quelque chofe, favoir qu’il y a
des dangers, des doutes, des probabilités : voilà
donc pour eux une première marque de vérité. G’eft
lin point fixe & confiant chez eu x, qu’il faut vivre
comme les autres, & ne point fe fingularifer ; qu’il
faut fe laiffer aller aux impreffions qu’infpire la nature
; qu’il faut fe conformer aux lois & aux coûtu-
mes. Mais où ont-ils pris tous ces principes ? Scep-
tiques dans leur façon de penfer, comment peuvent-
ils-être dogmatiques dans leur maniéré d’agir ? Ce
feul point qu’ils accordent, eft un écueil où viennent
fe brifer toutes leurs vaines fubtilités.
Pyrçhon agiffoit quelquefois en conféquence de
fon principe. Perfuadé qu’il n’y avoit rien de certain
, il portoit fon indifférence en certaines chofes
aufli loin que fon fyftème le comportoit. On dit de
lui qu’il n’aimoit rien, & ne fe fâchoit de rien ; que
quand il parloit, il fe mettoit peu en peine fi on l’é-
coutoit ou fi On ne l’écoutoit pas ; & qu’encore que
fes auditeurs s’en allaffent, il ne laiffoit pas de continuer.
Si tous les hommes étoient de ce caraCtere,
que deviendroit alors parmi eux la fociété ? O iii,
rien ne lui eft plus contraire que ce doute. En effet,
il détruit & renverfe toutes les lois, foit naturelles,
foit divines, foit humaines ; il ouvre un vafte champ
à tous les defordres, & autorife les plus grands fore
t s * De ce principe qu’il faut douter de tout, il s’enfuit
qu’il eft incertain s’il y a un être fuprème, s’il y
a une religion, s’il y a un culte qui nous foit nécef-
fairement commandé. De ce principe qu’il faut dou*
Tome Vt
ter de tout , il s’enfuit que toutes lés aérions font indifférentes
, & que les bornés facrées qui font pofées
entre le bien & le mal, entre le vice & la vertu, font
renverfées. , ;
Or qui ne. voit combien ces conféquences font
perniciéufes à la fociété ? Jugez-en par Pyrrhon lui-
même , qui voyant Anaxarque fon maître tombé
dans un précipice, paffa outre, fans daigner lui tendre
la main pour l’en retirer : Anaxarque qui étoit
imbu des mêmes principes , loin de l’en blâmer , pas-
rut lui en favoir bon gré ; facrifiant ainfi à l’honneur
de fon fyftème, le reffentiment qu’il devoit avoir
contre fon difciple.
Ce doute n’eft pas moins contraire à la recherche
de la vérité ; car ce doute une fois admis, tous les
chemins pour arriver à la vérité font fermés, on ne
peut s’aflîirer d’aucune regie de vérité : rien ne pa-
roît allez évident pour n’avoir pas. befoin de preuve
; ainfi darts cet abfurde fyftème il faudroit remonter
jufqu’à l’infini, pour y trouver un principe fur
lequel on pût affeoir fa croyance.
Je vais plus loin : ce doute eft extravagant, & indigne
d’un homme qui penfe ; quiconque s’y confor-
meroit dans la pratique , donneroit affûrément des
marques de la plus infigne folie : car cet homme douterait
s’il faut manger pour v iv re , s’il faut fuir quand
ort eft menacé d’un danger preffant : tout doit lui
paroître également avantageux ou defavantageux.
Ce doute eft encore indigne d’un homme qui penfe ,
il Tabaiffe au-deffous des bêtes mêmes ; car en quoi
l’homme differe-t-il des bêtes? fi ce n’eft en ce qu’outre
les impreffions des fens qui lui viennent dés objets
extérieurs, & qui lui font peut-être communes
avec elles, il a encore la faculté de juger & de vouloir
: c ’eft le plus noble exercice de fa raifon, la plus
noble opération de fon efprit ; or le fcepticifme rend
ces deux facultés inutiles. L’homme ne jugera point,
il s’eft fait une loi de s’abftenir de juger, & ils appellent
cela èpoque.Or fi l ’homme ne juge point, vous
concevez que fa volonté n’a plus aucun exercice ,
qu’elle demeure dans TinaCtion, & comme affoupie
ou engourdie ; car la volonté ne peut rien choifir ,
que l’efprit n’ait connu auparavant ce qui eft bon ou
mauvais ; or un efprit imbu des principes pyrrhoniens
eft plongé dans les ténèbres. Mais il peut juger, dira-
t-on , qu’une chofe lui paroît plus aimable que les autres;
Cela rte doit point être dans leur fyftème ; néanmoins
en leur accordant ce point, On ne leur accorde
pas en même tems qu’il y ait une raifon fuffifante
pour fe déterminer à pourfuivre un tel objet ; cette
raifon ne fauroit être que la ferme conviction où
Ton feroit, qu’il faut fuivre les objets les plus aimables.
Qüe conclure de tout ceci ? finôn qu’un pyrrho-
nieh réel & parfait parmi les hommes, eft dans Tordre
des intelligences un monftre qu’il faut plaindre.
Le pyrrhonifme parfait eft le délire de la raifon, oC
la production la plus ridicule de l’efprit humain. On
pourroit douter avec raifon s’il y a de véritables Sceptiques
; quelques efforts qu’ils faffent pour le faire
croire aux autres, il eft des momens, &: ces mo-
mens font fréquens , où il ne leur eft pas poffibfce
de fufpendçe leur jugement ; ils reviennent à la condition
des autres hommes : ils fe furprennent à tous
momens, auffi décidés que les plus fiers dogmatiques
; témoin Pyrrhon lui-même , qui fe fâcha un
jour contre fa foeur, parce qu’il avoit été contraint
d’acheter les chofes dont elle eut befoin pour offrir
un facrifice. Quelqu’un lui remontra que fon chagrin
ne s’açcordoit pas avec l’indolence dont il fai-
foit profeffion. Penfez-vous , répondit - i l , que je
veuille mettre en pratique pour une femme cette
vertu ? N’allez pas vous imaginer qu’il vouloit dire
qu’il ne rçnpnçoit pas à l ’amour, cè n’étoit point f$