L’ordre qui fe fait appercevoir dans les grandes parties de l’Efprit des Lois, ne régnépa$
-moins dans les détails : nous croyons que plus on approfondira l’ouvrage, plus on en fera
■ convaincu. Fidele à fes divifions générales, l’Auteur rapporte à chacune les objets qui
fui appartiennent exclufivement ; & à l’égard de ceux qui par différentes branches api
l eft des Nations auxquelles le Commerce eft defa-
vantac'eux ; ce ne font pas celles qui n’ont befoin
de rien, mais celles qui ont befoin de tout : paradoxe
que l’Auteur rend fenfible par 1 exemple de
la Pologne, qui manque de tout, excepté de ble,
'& qui parle commerce qu’elle en fait, prive les
Payfans de leur nourriture pour fatisfaire au luxe
des Seigneurs. M. de Montefquieu, à l’occafion
des lois que le Commerce exige, fait l’hiftoire de
fes différentes révolutions ; & cette partie de fon
livre n’eft ni la moins intéreffante, ni la moins cu-
rieufe. Il compare l’appauvriffement de l’Efpagne,
par la découverte de î’Amérique , au fort de ce
Prince imbécille de la Fable, prêt à mourir de faim,
•pour avoir demandé aux Dieux que tout ce qu’il
toucheroit fe convertît en or. L’ufage de la mon-
noie étant une partie confidérable de l’objet du
Commerce, & fon principal infiniment, il a crû
devoir, en conféquence, traiter des opérations fur
la monnoie, du change, du payement des dettes
publiques, du prêt à intérêt, dont il fixe les lois
& les limites, & qu’il ne confond nullement avec
les excès fi juftement condamnés de l’ufure.
La population & le nombre des habitans, ont
avec le Commerce un rapport immédiat ; & les
mariages ayant pour objet la population, M. de
Montefquieu approfondit ici cette importante matière.
Ce qui favorife le plus la propagation, eft
là continence publique ; l’expérience prouve que
les conjonûions illicites y contribuent peu, & même
y nuifent. On a établi avec juflice, pour les
mariages , le confentement des peres ; cependant
on y doit mettre des reftri&ions : car la loi doit en
général favorifer les mariages. La loi qui défend
le mariage des meres avec les fils, eft ( indépendamment
des préceptes de la Religion) une très-
bonne loi civile ; car fans parler de plufieurs autres
raifons, les côntraftans étant d’âge très-différent
, ces fortes de mariages peuvent rarement
avoir la propagation pour objet. La loi qui défend
le mariage du pere avec la fille, eft fondée fur les
mêmes motifs ; cependant (à ne parler que civilement)
elle n’eft pas fi indifpenfablement néceffaire
que l’autre à l’objet de la population, puifque la
vertu d’engendrer finit beaucoup plus tard dans les
hommes ; auffi l’ufage contraire a-t-il eu lieu chez
certains peuples, que la lumière du Chriftianifme
n’a point éclairés. Comme la nature porte d’elle-
même au mariage, c’eft un mauvais gouvernement
'-que celui oii on aura befoin d’y encourager. La
liberté , la fureté, la modération des impôts, la
proscription du luxe, font les vrais principes &
les vrais foûtiens de la population ; cependant on
peut avec fuccès faire des lois pour encourager les
mariages,, quand, malgré la corruption, il refte
encore des refforts dans le peuple qui l’attachent
à fa patrie. Rien n’eft plus beau que les lois d’Au-
gufte pourfavorifer la propagation de l’efpece; par
malheur il fit ces lois dans la décadence, ou plutôt
dans la chûte de la République ; & les citoyens
découragés, dévoient prévoir qu’ils ne met-
troient plus au monde que des efclaves : auffi l’exécution
de ces lois fut-elle bien foible durant tout
le tems dès Empereurs payens.Conftantin enfin les
abolit en fe faifant Chrétien, comme fi le Chrif-
jüaaifme avoit pour but de dépeupler la foç ié té ,
en confeillant à un petit nombre la perfeétion du
célibat.
L’établiffement des hôpitaux, félon l’efprit dans
lequel il eft fait, peut nuire à la population, ou la
favorifer. Il peut, & il doit même y avoir des hôpitaux
dans un Etat dont la plûpart des citoyens
n’ont que leur induftrie pour reffource , parce que
cette induftrie peut quelquefois être Ihalheureule ;
mais les fecours que ces hôpitaux donnent, ne doivent
être que pauagers, pour ne point encourager
la mendicité & la fainéantife. Il faut commencer
par rendre le peuple riche, & bâtir enfuite des hôpitaux
pour les befoins imprévus & preffans. Malheureux
les Pays oii la multitude des hôpitaux &
des monafteres, qui ne font que des hôpitaux perpétuels
, fait que tout le monde eft à fon a ife , excepté
ceux qui travaillent.
M. de Montefquieu n’a encore parlé que des lois
humaines. Il paffe maintenant à celles de la Religion
, qui dans prefque tous les Etats font un objet
fi euentiel du gouvernement. Par-tout il fait
l’éloge du Chriftianifme, il en montre les avantages
& la grandeur, il cherche à le faire aimer ; il
lbûtient qu’il n’eft pas impoffible, comme Bayle
l’a prétendu, qu’une fociété de parfaits Chrétiens
forme un Etat fubfiftant & durable. Mais il s’eft
cru permis auffi d’examiner ce que les différentes
Religions (humainement parlant) peuvent avoir
de conforme ou de contraire au génie & à la fitua-
tion des peuples qui les profeffent. C ’eft dans ce
point de vûe qu’il faut lire tout ce qu’il a écrit fur
cette matière, & qui a été l’objet de tant de déclamations
injuftes. Il eft furprenant fur-tout, que
dans un fiecle qui en appelle tant d’autres barbares,
on lui ait fait un crime de ce qu’il dit de la tolérance
; comme fi c’étoit approuver une religion ,
que de la tolérer ; comme fi enfin l’Evangile même
ne profcrivôit pas tout autre moyen de le répandre
, que la douceur & la perfuafion. Ceux en qui
la fuperftition n’a pas éteint tout fentiment de com-
paffion & de juftice, ne pourront lire, fans être
attendris, la remontrance aux Inquifiteurs, ce tribunal
odieux , qui outrage la Religion en paroifii
fant la venger.
Enfin après avoir traité en particulier des différentes
efpeces de lois que les hommes peuvent
avoir, il ne refte plus qu’à les comparer toutes en«
femble, & à les examiner dans leur rapport avec
les choies fur lefquelles elles ftatuent. Les hommes
font gouvernés par différentes efpeces de lois ; par
le droit naturel, commun à chaque individu ; par
le droit divin , qui eft celui de la Religion; par le
droit eccléfiaftique, qui eft celui de la police de la
Religion ; par le droit c ivil, qui eft celui des membres
d’une même fociété ; par le droit politique ,
qui eft celui du gouvernement de cette fociété ;
par le droit des gens, qui eft celui des fociétés les
unes par rapport aux autres. Ces droits ont chacun
leurs objets diftingués, qu’il faut bien fe garder de
confondre. On ne doit jamais régler par l’un ce
qui appartient à l’autre, pour ne point mettre de
defordre ni d’injuftice dans les principes qui gou-<
vernent les hommes. Il faut enfin que les principes
qui prefcrivent le genre des lois, &: qui en cir-
conlcrivent l’objet, régnent auffi dans la maniéré
de les compofer. L’efprit dç modération doit, ai^»
•partienhent à plufieurs divifions à la fois , il a placé fous chaque divifion la branche qui
lui appartient en propre ; par-là on apperçoit ailément, & fans confufion , l’influence que
les différentes parties du fujet ont les unes fur les autres , comme dans un arbre ou fyftè-
me bien entendu des connoiflances humaines, on peut voir le rapport mutuel des Sciences
& des Arts. Cette comparaifon d’ailleurs eft d’autant plus jufte , qu’il en eft du plan qu’on
peut fe faire dans l’examen philofophique des lois , comme de l’ordre qu’on peut obferver
dans un arbre Encyclopédique des Sciences : il y reliera toûjours de l’arbitraire ; & tout
ce qu’on peut exiger de l’Auteur , c’eft qu’il fuive fans détour & fans écart le fyftème qu’il
s’eft une fois formé.
Nous dirons de l’obfcurité qu’on peut le permettre dans un tel ouvrage, la même choie
que du défaut d’ordre ; ce qui feroit obfcur pour les leêleurs vulgaires, ne l’eft pas pour
ceu* que l’Auteur a eus en vûe. D ’ailleurs l’obfcurité volontaire n’en eft point une : M. de
Montefquieu ayant à préfenter quelquefois des vérités importantes , dont l’énoncé abfolu
& direél auroit pû bleffer fans fruit, a eu la prudence louable de les envelopper, & par cet
innocent artifice , les a voilées à ceux à qui elles feroient nuifibles , fans qu’elles fulfent perdues
pour les fages.
Parmi les ouvrages qui lui ont fourni des fecours, & quelquefois des vûes pour le lien
on voit qu’il a fur-tout profité des deux hiftoriens qui ont penfé le plus, Tacite & Plutarque
; mais quoiqu’un Philofophe qui a fait ces deux leêtures , foit dilpenfé de beaucoup
d’autres , il n’avoit pas crû devoir en ce genre rien négliger ni dédaigner de ce qui pouvoit
être utile à fon objet. La leélure que fuppofe l’Efprit des Lois, eft immenfe ; & lutage rationné
que l’Auteur a fait de cette multitude prodigieufe de matériaux , paroîtra encore plus
furprenant, quand on faura qu’il étoit prefqu’entierement privé de la vûe , & obligé d’avoir
recours à des yeux étrangers. Cette vafte leélure contribue non-feulement à l’utilité ,
mais à l’agrément de l’ouvrage : fans déroger à la majefté de fon fujet, M. de Montefquieu
fait en tempérer l’auftérité , & procurer aux le&eurs des momens de repos , foi: par des
faits finguliers & peu connus, foit par des allufions délicates , foit par ces coups de pinceau
énergiques & brillans , qui peignent d’un feul trait les peuples & les hommes.
Enfin, car nous ne voulons pas joiier ici le rôle des Commentateurs d’Homere , il y a
fans doute des fautes dans l’Elprit des Lois, comme il y en a dans tout ouvrage de génie ,
dont l’Auteur a le premier ofé le frayer des routes nouvelles. M. de Montefquieu a été parmi
nous , pour l’étude des lois , ce que Defcartes a été pour la Philofophie ; il éclaire fou-
vent , & fe trompe quelquefois , & en fe trompant même , il inftruit ceux qui favent lire•
L a nouvelle édition qu’on prépare , montrera par les additions & correélions qu’il y a
faites, que s’il eft tombé de tems en tems , il a fû le reconnoître & fe relever ; p a r - là , il
acquerra du moins le droit à un nouvel examen , dans les endroits où il n’aura pas été de
l’avis de fes cenfeurs ; peut-être même ce qu’il aura jugé le plus digne de correêlion , leur
a - t - i l abfolument échappé , tant l’envie de nuire eft ordinairement aveugle.
tant qu’il eft poffible, en diCter toutes les difpofi-
tions. Des lois bien faites feront conformes à l’ef-
prit du Légiflateur, même en paroiffant s’y oppo-
fer. Telle étoit la fameufe loi de Solon, par laquelle
tous ceux qui ne prenoient point de part
dans les féditions, étoient déclarés infâmes. Elle
prévenoit les féditions, ou les rendoit utiles en
'forçant tous les membres de la République à s’occuper
de fes vrais intérêts. L’Oftracifme même
étoit une très-bonne loi ; car d’un côté elle étoit
honorable au citoyen qui en étoit l’objet, & pré-
. venoit de l’autre les effets de l’ambition ; il falloit
d’ailleurs un très-grand nombre de fuffiages, & on
ne pouvoit bannir que tous les cinq ans. Souvent
les lois qui paroiffent les mêmes, n’ont ni le même
motif, ni le même effet, ni la même équité ; la forme
du gouvernement, les conjonctures & le génie du
peuple changent tout. Enfin le ftyle des lois doit être
. fimple & grave : elles peuvent fe difpenfer de motiver
, parce que le motif eft fuppofé exifter dans
l’efprit du Légiflateur.; mais quand elles motivent,
ce doit être fur des principes évidens ; elles ne doiv
en t pas reffembler à cette lo i, qui défendant aux
aveugles de plaider, apporte pour raifon qu’ils ne
peuvent pas voir, les ornemens de la magiftrature.
. M. de Montefquieu, pour montrer par des exemples
l’application.de fes principes, a choifi deux
jtfifférens peuples, le plus célébré de la terre, &
celui dont l’hiftoire nous intéreffe le plus, les Romains
& les François. Il ne s’attache qu’à une partie
de la Jurifprudence du premier ; celle qui regarde
les fucceffions. A l’égard des FrançoisI il
entre dans le plus grand détail fur l’origine & les
révolutions de leurs lois civiles, & fur les différens
ufages abolis ou fubfiftans, qui en ont été la fuite -
il s’étend principalement fur les lois féodales, cette
efpece de gouvernement inconnu à toute l’antiquité
, qui le fera peut-être pour toûjours aux fiecles
futurs, & qui a fait tant de biens & tant de maux.
Il difeute fur-tout ces lois dans le rapport qu’elles
ont à l’établiffement & aux révolutions de îa Monarchie
Françoife; il prouve, contreM. l’Abbé du
Bos, que les Francs font réellement entrés en con-
quérans dans les Gaiiles , & qu’il n’eft pas vrai ,
comme cet Auteur le prétend, qu’ils ayent été appelas
par les peuples pour fuccéder aux droits des
Empereurs Romains qui les opprimoient: détail
profond, exaCt & curieux, mais dans lequel il nous
eft impoffible de le fuivre, &dont les points principaux
fe trouveront d’ailleurs répandus dans dif-
rens endroits de ce Dictionnaire, aux articles qui
s’y rapportent.
Telle eft l’analyfe générale, mais très-informe
& très-imparfaite, de l’ouvrage de M. de Montefquieu;
nous l’avons féparée du refte de fon éloge.,
pour ne pas trop interrompre la fuite de notre récit.