tendu toute notre vie. Il n’en eft pas ainfi, lorfqü’il
Vagit de former des notions générales qui embraf-
fent, fans exception, un certain nombre d’individus.
Il n’y a que la méditation-la plus profonde &
d’étendue de connoiffances la plus furprenante qui
puiffentnous conduire fûrement. J’éclaircis ces principes
par un exemple : nous dilons, fans qu’il arrive
à aucun de nous de fe tromper, d’une infinité d’objets
de toute efpece , qu ils font de luxe ; mais qu’efi-ce
que ce luxe que nous attribuons fi infailliblement à
-tantd’objets? Voilà la queftion à laquelle onnefatis-
fait avec quelqu’exaâitude, qu’après une difcuflion
que les perfonnes qui montrent le plus de jufteffe
dans l’application du mot luxe, n’ont point faite, ne
font peut-être pas même en état de faire.
•Il faut définir tous les termes , excepté les radicaux
, c’eft-à-dire ceux qui défignent des fenfations
fimples ou les idées abftraites les plus générales. F.
V article Dictionnaire. En a-t-on omis quelques-
uns ? le vocabulaire eft incomplet. Veut-on n’en excepter
aucun ? qui eft-ce qui définira exactement le
mot conjugue, -fi ce n’eft un géomètre ? le mot con-
jugaifon, fi ce n’eft un grammairien ? le mot arjmuth ,
fi ce n’eft un aftronome ? le mot épopée, fi ce n’eft un
•littérateur? le mot change , fi ce n’eft un commerçant ?
le mot vice , fi cen’eft un moralifte? le mot hypojla-
f e , fi ce n’eft-un théologien ? le mot mètaphyjique, fi
ce n’eft un .philofophe ? le mot gouge , fi ce n’eft un
homme verfé dans les arts ? D’où je conclus que , fi
l’académie françoife ne réuniffoit pas dans fes affem-
blées toute la variété des connoiffances & des ta-
lens , il feroit impoflible qu’elle ne négligeât beaucoup
d’expreflions qu’on cherchera dans fon dictionnaire
, ou qu’il ne lui échappât des définitions
fauffes , incomplètes, abfurdes, ou même ridicules.
Je n’ignore point que ce fentiment n’eft pas celui
de ces hommes qui nous entretiennent de tout & qui
ne fa vent rien ; qui ne font point de nos académies;
qui n’en feront pas, parce qu’ils ne font pas dignes
d’en être ; qui fe mêlent cependant de défigner aux
places vacantes ; qui, ofant fixer les limites de l’objet
de l’académie françoife , fe font prefqu’indignés de
.voir entrer dans cette compagnie les Mairans , les
Maupertuis, ôc les d’Alemberts, ôc qui ignorent que
la première fois que l’un d’eux y parla, ce fut pour
reâifier la définition du terme midi. On diroit, à les
entendre, qu’ils prétendroient borner la connoiffan-
ce de la langue ôc le diâionnaire de l’académie à un
très-petit nombre de termes qui leur font familiers.
Encore, s’ils y regardoient de plus près ; parmi ces
termes, en trouveroient-ils plufieurs , tels qu’arbre,
animal, plante , fleur, v ice , vertu , vérité, force,
l o i , pour la définition rigoureufe defquels ils fe-
roient bien obligés d’appeller à leur fecours le philofophe
, le jurifconfulte, l’hiftorien, le naturalifte ;
en un mot celui qui connoit les qualités réelles ou
abftraites qui conftituent un être t e l, & qui le fpéci-
fient ou qui l’individualifent, félon que cet être a des
. femblables ou qu’il eft folitaire.
Concluons donc qu’on n’exécutera jamais un bon
vocabulaire fans le concours d’un grand nombre de
talens , parce que les définitions de noms ne different
point des définitiorfë de chofes (Voye^l’art. D éfinition)
^ que les chofes ne peuvent être bien définies
ou décrites que par ceux qui en ont fait une
longue étude. Mais, s’il en eft ainfi, que ne faudra-
t-il point pour l’exécution d’un ouvrage où, loin de
fe borner à la définition du mot, on fe propofera d’ex-
pofer en détail tout ce qui appartient à la chofe ?
Un Diâionnaire univerfel ôc raifonné des Sciences
ôc des Arts ne peut donc être l’ouvrage d’un homme
feul. Je dis plus ; je ne crois pas que ce puiffe être
.l’ouvrage d’aucune des fociétes littéraires ou favantes
qui fubfiftent, prifes féparément ou en corps.
L’académie françoife ne fourniroit à une Encyclopédie
que ce qui appartient à la langtie & à fes ufa-
ges ; l’académie des înferiptions & belles-lettres, que
des connoiffances relatives à l’Hiftoire profane, ancienne
& moderne, à la Chronologie, à la Géographie
& à la Littérature ; la Sorbonne, que de la Théologie,
del’Hiftoire facrée,& des Superftitions ; l’académie
des fciences, que des Mathématiques, de l’Hif-
toire naturelle, de la Phyfique, de la Chimie, de la
Medecine, de l’Anatomie, &c. l’académie de Chirurgie
, que l’art de ce nom ; celle de Peinture , que la
Peinture, la Gravûre, la Sculpture, le Deffein, l’Ar-
chiteâure, &c. l’Univerfité, que ce qu’on entend par
les Humanités, la Philofophie de l’école, la Jurif-
prudence , la Typographie, &c.
Parcourez les autres fociétés que je peux avoir
omifes, ôc vous vous appercevrez, qu’occupées
chacune d’un objet particulier , qui eft fans doute
du reffort d’un diâionnaire univerfel, elles en négligent
une infinité d’autres qui doivent y entrer ; 6c
vous n’en trouverez aucune qui vous fourniffe la généralité
de connoiflances dont vous aurez befoin.
Faites mieux ; impofez-leur à toutes un tribut ; vous
verrez combien il vous manquera de chofes encore ,
& vous ferez forcé de vous aider d’un grand nombre
d’hommes répandus en différentes claffes, hommes
prétieux,mais à qui les portes des académies n’en font
pas moins fermées par leur état. C ’eft trop de tou9
les membres de ces favantes compagnies pour un
feul objet de la fcience humaine ; ce n’eft pas affez
de toutes ces fociétés pour la fcience de l’homme en
général. .
Sans doute, ce qu’on pourroit obtenir de chaque
fociété favante en particulier feroit très-utile & ce
qu’elles fourniroient toutes avanceroit. rapidement
le Diâionnaire univerfel à fa perfeâion. Il y a même
une tâche qui rameneroit leurs travaux au but
de cet ouvrage ôc qui devroit leur être impofée. Je
diftingue deux moyens de cultiver les fciences : l’un
d’augmenter la maffe des connoiffances par des dé-
cou v ertes ; ôc c’eft ainfi qu’on mérite le nom d’in-
venteur : l’autre de rapprocher les découvertes & de
les ordonner entre elles, afin que plus d’hommes
foient éclairés, & que chacun participe, félon fa portée
, à la lumière de fon fiecle ; ôc l’on appelle auteurs
clajjiques, ceux qui réuflîffent dans ce genre qui n’eft
pas fans difficulté. J’avoue que , quand les fociétés
favantes répandues dans l’Europe s’ocuperoient à
recueillir les connoiflances anciennes ôc modernes y
à les enchaîner, & à en publier des traités complets
& méthodiques, les choies n’en feroient que mieux j
du moins jugeons-en par l’effet. Comparons les qua^
tre-vingts volumes in-40. de l’académie des fciences
, compilés félon l ’efprit dominant de nos plus
célébrés académies, à huit ou dix volumes exécutés,
comme je le conçois, ôc voyons s’il y auroit à choi-
fir. Ces derniers renfermeroient une infinité de matériaux
excellens difperfés dans un grand nombre
d ouvrages, où ils reftent fans produire aucune
fenfation utile , comme des charbons épars qui ne
formeront jamais un brafier ; ôc de ces dix volu->
mes, à peine la collection académique la plus nom-
breufe en fourniroit-elle quelques-uns. Qu’on jette
les yeux fur les mémoires de l’académie des inferip-
tions, & qu’on calcule combien on en extrairoit de
feuilles pour un traité feientifique. Que dirai-je des
Tranfaâions philofophiques, & des Aâes des curieux
de la nature ? Auffi tous ces recueils énormes commencent
à chanceler ; & il n’y a aucun doute que
le premier abréviateur qui aura du goût ôc de Pha-
bilete ne les faffe tomber. Ce devoit être leur der-t
nier fort.
Après y avoir férieufement réfléchi, je trouve que
l’pbjet particulier d’un académicien pourroit être de
perfectionner là branche à laquelle il fe feroit attaché,
ôc de s’immortalifer par des ouvrages qui ne
feroient point de l’académie, qui ne formërôieht
point fes recueils, qu’il publieroit en fon nom ; mais
que l’académie devroit avoir pour but de raffembler
tout ce qui s’eft publié fur chaque matière , de le di-*
gérer , de l’éclaircir , de le ferrer, de l’ordonner &
d’en publier des traités où chaque chofe n’occupât
que l’efpace qu’elle mérite d’occuper, ôc n’eût
d’importance que celle qu’on ne lui pourroit enlever.
Combien de mémoires, qui grofliffent nos recueils ,
ne fourniroient p*as une ligne à de pareils traités !
C ’eft à l ’exécution de ce projet étendu ; non*
feulement aux différents objets de nos académies,
mais à toutes les branches de la connoiffance humaine,
qu’une Encyclopédie doit fuppléer;Ouvrage qui ne
s’exécutera que par une fociété de gens de lettres 6c
d ’artiftes, épars, occupés chacun de fa partie , &
liés feulement par l’intérêt général du genre humain,
ôc par un fentiment de bienveillance réciproque. |
Je dis une fociété de gens de lettres & d'artijles, afin
de raffembler tous les talens. Je les veux épars ; parce
qu’il n’y a aucune fociété fubfiftante d’où l’on puiffe
tirer toutes les connoiffances dont on a befoin, 6c
que, fi l’on vouloir que l’ouvrage fe fît toûjours 6c
ne s’achevât jamais , il n’y auroit qu’à former une
pareille fociété. Toute fociété a fes affemblées, ces
affemblées laiffent entr’elles des intervalles , elles ne
durent que quelques heures, une partie de ce tems
fe perd en difeumons, 6c les objets les plus fimples
tonfument des mois entiers ; d’où il arrivera, comme
le difoit un des Quarante, qui a plus d’efprit dans
la converfation que beaucoup d’auteurs n’en mettent
dans leurs écrits, que les douze volumes de Y Encyclopédie
auront paru que nous en ferons encore à
la première lettre de notre vocabulaire ; au lieu,
ajoutoit-il, que fi ceux qui travaillent à cet ouvrage
avoient des féànces encyclopédiques,' comme
nous avons des féances académiques, nous verrions
la fin de notre ouvrage, qu’ils en feroient encore à
la première lettre du leur ; & il avoit raifon.
J’ajoute, des hommes liés par Vintérêt général du genre
humain & par un fentiment de bienveillance réciproque ,
parce que ces motifs étant les plus honnêtes qui puif-
fent animer des âmes bien nées, ce font aufli les plus
durables.On s’applaudit intérieurement de ce que l’on
fait ; on s’échauffe ; on entreprend pour fon collègue
ôc pour fon ami, ce qu’on ne tenteroit par aucune
autre confidération ; 6c j’ofe affurer, d’après l’expérience
, que le fuceès des tentatives en eft plus certain.
VEncyclopédie a raffemblé fes matériaux en affez
peu de tems. Ce n’eft point un vil intérêt qui en
a réuni ôc hâté les auteurs ; ils ont vû leurs efforts
fécondés par la plûpart des gens de lettres dont ils
pouvoient attendre quelques fecours ; 6C ils n’ont été
importunés dans leurs travaux que par ceux qui n’a-
voient pas le talent néceffaire pour y contribuer feulement
d’une bonne page.
Si le gouvernement le mêle d’un pareil ouvrage,
il ne fe fera point. Toute fon influence doit fe borner
à en favorifer l’exécution. Un monarque peut d’un
feul mot faire fortir un palais d’entre les herbes ;
mais il n’en eft pas d’une fociété de gens de lettres,
ainfi que d’une troupe de manouvriers. Une Encyclopédie
ne s’ordonne point. C’eft un travail qui veut
plûtôt être fuivi avec opiniâtreté, que commencé
avec chaleur. Les entreprifes de cette nature fe pro-
pofent dans les cours, accidentellement, ôc par forme
d’entretien ; mais elles n’y intéreffent jamais
affez pour n’être point oubliées à - travers le tumulte
& dans la confufion d’une infinité d’autres affaires
plus ou moins importantes. Les projets littéraires
conçus par les grands font comme les feuilles
qui naiffent aux printems, fe fechent tous les automnés,
ôc tombent fans ceffe les pnes fur les autres aü
fond des forêts, où la nourriture qu’elles ont fournie
à quelques plantes ftériles, eft fout l’effet qu’ofi en
remarque. Entre une infinité d’exemples en tout genre,
qui me font connus, je ne citerai que célui-ci. Gn
avoit projette des expériences fur la dureté des boisi
Il s’agiffôif de les écorcèr,ôe de les laiffér mourir fur
pié. Les bois ont été écoreés, font morts fur pié^
apparemment ont été coupésj ç’eft-à-dirê que tout
s’eft fa it, excepté les^ expériences fur la dureté des
bois. Et-comment étoit-il poflible qu’elleSfe fiffent ?
Il devoit y avoir fix ans entre les premiers ordres
donnés, & lés dernieres opérations. Si l’homme fur
lequel le fouverain s’en eft repofé vient à mourir; ou
à perdre la faveur, les travaux reftent füfpendus, 6c
ne fe reprennent point, un miniftre n’adoptant pas
communément les deffeins d’un prédéceftçur, ce qui
lui mériteroit toutefois une gloire, finon plus grand
e , du moins plus rare que celle de les avoir formés.
Les particuliers fe hâtent de recueillir le fruit
des dépenlès qu’ils ont faites ; le gouvernement n’à
rien de cet empreffement économique. Je ne fais par
quel fentiment très-repréhenfible, on traite moins
honnêtement avec le prince, qu’avec (es'fiijets-. On
prend les engagemens les plus légers, & on en exige
les réeompenfes les plus fortes. L’incéftitude
que le travail foit jamais-de quelque utilité , jette
parmi les travailleurs une indolence inconcevable
; 6c pour ajouter aux ineonvéniens toute la force
poflible , les ouvrages ordonnés par les fouve-
rains ne fe conçoivent jamais fur la raifon de l’Utilité,
mais toûjours fur la dignité de la Perfonne-,
c’eft-à-dire qu’on embraffe la plus grande étendue
; que les difficultés fe multiplient ; qu’il faut des
hommes, des talens , du tems à proportion pour
les furmonter, 6c qu’il furvient prefque néeeffaire-
ment une révolution qui vérifie la fable .du Maître
d’école. Si la vie moye'nne de l’Homme n’eft pas de
vingt ans , celle d’un miniftre n’éftpas d,ë dix ans.
Mais ce n’eft pas affez que les interruptions foient
plus communes, elles font plus funeftes encore aux
projets littéraires, lorfque le gouvernement eft à la
tête de ces projets, que*quand ils font conduits par
des particuliers. Un particulier recueille àù moins
les débris de fon entreprife : il renferme fôigneufe-
ment des matériaux qui peuvent lui fervir dans un
tems plus heureux ; i f court après fes avances. L’efprit
monarchique dédaigne cette prudence. Les hommes
meurent ; 6c les fruits de leurs veilles difparbif-
fent, fans qu’on puiffe découvrir ce qu’ils font dévenus.
Mais ce qui doit donner le plus grand poids aux
confidérations précédentes, c’eft qu’une Encyclopédie
, ainfi qu’un vocabulaire, doit être commencée ,
continuée , 6c finie dans un certain intervalle dé
tems, 6c qu’un intérêt fordide s’occupe toûjours à
prolongerles ouvrages ordonnés par les rpis. Si l’on
employoit à un diâionnaire univerfel 6c raifonné les
longues années que l’étendue de fon objet femblè
exiger, il arriveroit par les révolutions, qui ne font
guere moins rapides dans les Sciences, 6c fur - tout
dans les Arts , que dans la langue , que ce diâioni
naire feroit celui d’un fiecle pane, de même qu’un v o cabulaire
qui s’exécuteroit lentement, ne pourroit
être que celui d’un régné qui ne feroit plus. Les opinions
vieilliffent, 6c difparoiffent comme les mots ;
l’intérêt que l’onprenoit à certaines inventions,s’affot
blit de jour en jour , 6c s’éteint ; fi le travail tire eii
longueur, on fe fera étendu fur des chofes momentanées,
dont il ne fera déjà plus queftion ; on n’aura rieri
dit fur d’autres , dont la place fera paffée ; inconvénient
que nous avons nous-mêmes éprouvé, quoiqu’il
ne fe foit pas écoulé un tems fort confidérable
entre la date de cet ouvrage, ôc le moment où j’écris.