die aux unités de lieu & de tems : il à fut elle le me-
me avantage que la Poéfie fur la Peinture. La tragédie
n’eft qu’un tableau ; ¥épopée eft une fuite de tableaux
qui peuvent fe multiplier fans fe confondre.
Ariftote veut avec raifon que la mémoire les em-
braffe ; ce n’eft pas mettre le génie à l’étroit que de
lui permettre de s’étendre auffi loin que la mémoire.
Soit que Vépopée fe renferme dans une feule a&ion
comme la tragédie , foit qu’elle embraffe une fuite
d’aûions comme nos romans ; elle exige une con-
clufxon qui ne laiffe rien à defirer ; mais le poëte dans
cette partie a deux excès à éviter; favoir, de trop
étendre , ou de ne pas affez développer le dénouement.
Voyt%_ D é n o u e m e n t . | . , r
L’aéHon de ¥ épopée doit être mémorable & interef-
fante, c’eft-à-dire digne d’être préfentée aux hommes'
comme un objet d’admiration , de terreur, ou
de pitié : ceci demande quelque détail. ;>.v >Y
Un poëté qui choifit pour fujet une a&iori dont
l’importance n’eft fondée que fur des opinions particulières
à certains peuples, fe condamne par fon
choix à n’intérelfer que ces peuples, & à voir tomber
avec leurs opinions toute la grandeur de fon
fujet. Celui de l’Enéide, tel que Virgile pouvoit le
présenter, étoit beau pour tous les hommes ; mais
dans le point de vûe fous lequel le poëte l’a envifagé,
Il eft bien éloigné de cette beauté univerfelle; auffi
le fujet de l’Odyffée comme l’a faifi Homere (abf-
traftion faite des détails), eft bien fupérieur à celui
de l’Enéide. Les devoirs de roi, de pere, & d’époux
appellent Ulyffe à Itaque ; la fuperftition feule appelle
Enée en Italie. Qu’un héros échappé à la ruine
de fa patrie avec un petit nombre de fes concitoyens,
furmonte tous les obftacles pour aller donner une
patrie nouvelle à fes malheureux compagnons, rien
de plus intéreffant ni de pliis noble. Mais que par un
caprice dudeftin il lui foit ordonné d’aller s’établir
dans tel coin de la terre plutôt que dans tel autre ;
de trahir une reine qui s’eft livrée à lu i, & qui l’a
comblé de biens, pour aller enlever à un jeune prince
une fènime qui lui eft promife ; voilà ce qui a pû
intéreffer les dévots de la cour d’Augufte, & flater
un peuple enivré de fâ fabuleufe origine, miais ce
qui ne.peut nous paroître que ridicule ou révoltant.
Pour juftifier Enée, on ne ceffe de dire qu’il étoit
pieux ; c’eft en quoi nous le trouvons puliltanimë :
la piété envers des dieux injuftes ne peut être reçue
que comme une fi&icaa puérile, ou comme une vérité
méprifable. Ainft ce que l’aftion de l’Enéide a
de grand eft pris dans la nature, ce qu’elle a de petit
eft pris dans le préjugé.
L’aâion de Y épopée doit donc avoir une grandeur
& une importance univerfelles, c’eft-à-dire indépendantes
de tout intérêt, de tout fyftème, de tout préjugé
national, & fondée fur les fentimens & les lumières
invariables de la nature. Quidquid délirant
reges plcBuntur achivi, eft une leçon intéreffante pour
tous les peuples & pour tous les rois ; c eft 1 abrégé
de l’Iliade. Cette leçon à donner au monde, eft le
feul objet qu’ ait pû fe propofer Homere ; car prétendre
que l’Iliade foit l’éloge d’Achille, c’eft vouloir
que le paradis perdu foit l’éloge de fatan. Un
panégyrifte peint les hommes comme ils doivent
être ; Homere les peint comme ils étoient. Achille
& la plupart de fes héros ont plus de vices que de
vertus, & l’Iliade eft plutôt la fatyre que l’apologie
de ia Gre*ce.
Lucain reft fur-tout recommandable par la har-
dieffé avec laquelle il a choifi & traité fon fujet aux
yeux des Romains devenus efclaves, & dans la cour
de leur tyran.
Proxima quidfoboles, dut quid merutn ntpotes
In regntim nafci ? P avide num gtfjinùis arma ?
Teximus an jugulas ? Aluni pana timorts
In nojlrd ceryiee fedet ............................ ...
Ce génie audacieux avoit fenti qu’il étoit naturel à
tous les hommes d’aimer ta liberté, de détefter qui
l’opprime, d’admirer qui 4a défend : il a écrit pour
tous les ftecles ; & fans l’éloge de Néron dont il a
fouiilé fon poëme, on le croiroit d’un ami de Caton.
La grandeur & l’importance de l’àâiôri dè ¥épopée
dépendent de l’importance & de la grandeur de l’exemple
qu’elle contient : exemple d’une paflion per-
nicieufe à l’humanité ; fujet de l’Iliade : exemple d’une
vertu confiante dans fes projets, ferme dans les
revers, & fidelle à elle-même; fujet de l’Odyffée,
&c. Dans les exemples vertueux, les principes, les
moyens , la fin, tout doit être noble & digne ; la
vertu n’admet rien de bas. Dans les exemples vicieux
, un mélange de force & de foibleffe, loin de
dégrader le tableau, ne fait que le rendre plus naturel
& plus frappant. Que d’un intérêt puiffant naik
fent des divifions cruelles ; on a dû s’y attendre, &
l’exemple eft infructueux. Mais que l’infidélité d’une
femme & l’imprudence d’un jeune infenfé. dépeuplent
la Grece & embrafent la Phrygie, cet incendie
allumé par une étincelle infpire une crainte falutai-
re ; l’exemple inftruit en étonnant.
Quoique la vertu heureufe foit un exemple encourageant
pour les hommes, il ne s’enfuit pas que
la vertu infortunée foit un exemple dangereux : qu’on
1a préfente telle qu’elle eft dans le malheur, fa
fituation ne découragera point ceux qui l’aiment.
Caton n’étoit pas heureux après 1a défaite de Pompée
; & qui n’envieroit le- fort de Caton tel que nous
le peint Sénequè, inter ruinas publicas ereclum?
L’aétion de ¥ épopée femble quelquefois tirer fon
importance de la qualité des perfonnages : il eft certain
que la querelle d’Agamemnon avec Achille,
n’auroit rien de grand fi elle fe pafloit entre deux
foldats ; pourquoi? parce que les fuites n’en feroient
pas les mêmes. Mais qu’un plébéien comme Marins,
qu’un homme privé comme Cromwel, Fernand-
Cortès, &c. entreprenne, exécute de grandes cho-
fes, foit pour le bonheur, foit pour le malheur de
l’humanité, fon aClion aura toute l’importance qu’exige
la dignité de Y épopée. On a dit : il nefi pas be-
foin que Vaction de /’épopée foit grande en elle-même ,
pourvu que les perfonnages foient d'un rang élevé ; &C
nous difons : il n e f pas befoin que les perfonnagesfoient
d'un rang élevé, pourvu que l'action foit grande en elle•
même. .
Il fembl’e que l’intérêt de ¥épopée doive être un
intérêt public, l’aâion en auroit fans doute plus de
grandeur, d’importance, & d’utilité ; toutefois on
ne peut en faire une réglé. Un fils dont le pere gé-
miroit dans les fers, & qui tenteroit pour le délivrer
tout ce que 1a nature & la vertu, la valeur & la piété
peuvent entreprendre de courageux & de pénible ;
ce fils, de' quelque condition qu’çn le fuppofât, ferait
un héros digne de ¥ épopée , & fori a dion mériterait
un Voltaire ou un Fenelon. On éprouve même
qu’un intérêt particulier eft plus fenfible qu’un
intérêt public, & ta raifon en eft prife dans ta nature
(?oye{ Intérêt). Cependant comme le poëme
épique eft fur-tout l’école des maîtres du monde, ce
font les intérêts qu’ils ont en main qu’il doit le,ur apprendre
à refpe&er. Or ces intérêts ne font pas ceux
de tel ou de tel homme, mais ceux de l’humanité en
général, le plus grand & le plus digne objet du plus
noble de tous les poëmes.
Nous n’avons confideré jufqu’ici le fujet de ¥ épopée
qu’en lui-même ; mais quelle qu’en foit la beauté
naturelle, ce n’eft encore qu’un marbre informe que
le cifeau doit animer.
De la compofition. La compofition de ¥ épopée embraffe
trois points principaux, le plan, les caraéle-
res, & le ftyle. On diftingue flans le plan l’expofi-
tion, lç noeud, & le dénouement : dans les caraéleres,
les paffions & la morale :• dans le ffyle, la force,
la précifion, & l’élégance, l’harmonie & le coloris.;
! -Du plan. L’expofition a trois parties, le début,
l’invocation, & l’avant-feene.
, Le début n’eft que le titre du poëme plus développé
, il doit être noble & fimple.
• L’invocation n’eft une partie effentielle de ¥épopée
, qu’en fuppofant que le poëte ait à révéler des
fecrets inconnus aux hommes. Lucain qui ne devoit
être que trop inftruit des malheurs de la patrie, au
lieu d’invoquer un dieu pour l ’infpirer, fe tranfporte
tout-à-coup au tems où s’alluma la guerre civile. Il
frémit, il s’écrie :
«Citoyens, arrêtez; quelle eft votre fureur !
»L’habitant folitaire eft errant dans vos villes;
» La main du laboureur manque à vos champs ftériles.
Defuhtque manuspofeentibus arvis.
Ce mouvement eft plein de chaleur; une invocation
eut été froide à fa place.
L’avant-feene eft le développement de la fituation
des perfonnages au moment où commence le poëme,
& le tableau des intérêts oppofés, dont la complication
va former le noeud de l’intrigue.
Dans l’avant-feene , ou le -poëte fuit l’ordre des
évenemens, & la fable fe nomme fimple; ou il laiffe
derrière lui une partie de l’aûion pour fe replier fur :
le paffé, & ta fable fe nomme implexe : celle-ci a un j
grand avantage, non-feulement elle anime ta narration
, en introduifant un perfonnage plus intéreffé
& plus intéreffant que le poëte, comme HenriIV.
Ulyffe, Enée, 6*c. mais encore en prenant le fujet
par le centre, elle fait refluer fur l’avant-fcene l’intérêt
dè 1a fituation préfente des aâeurs, par l’impatience
où l’on eft d’apprendre ce qui les y a conduits.
Toutefois de grands évenemens, des tableaux variés
, des fituations pathétiques, ne laiffent pas de
former le tiffu d’un beau poëme, quoique préfentés
dans leur ordre naturel. Boileau traite de maigres historiens
, les poëtes qui J'uivent l'ordre des tems; mais
n’en déplaife à Boileau, l’exa&itude ou les licences
chronologiques font très-indifférentes à la beauté de
la Poéfie ; c’eft là chaleur de 1a narration, la force
des peintures, l’intérêt de l’intrigue, le contrafte
des caraderes, le combat des paffions, 1a vérité &
la nobleffe des moeurs, qui font l’ame de ¥ épopée, &
qui feront du morceau d’hiftoire le plus exa&ement
fu iv i, un poëme épique admirable.
L’intrigue a été jufqu’ici ta partie 1a plus négligée
du poëme épique , tandis que dans 1a tragédie elle
s’eft perfe&ionnée de plus en plus. On a ofé fe détacher
de Sophocle & d’Euripide, mais on a craint
d’abandonner les traces d’Homere : Virgile l’a imité,
& l’on a imité Virgile.
Ariftote a touché au principe le plus lumineux de
l ’épopée, lorfqu’il a dit que ce poëme devoit être une
tragédie en récit. Suivons ce principe dans fes conséquences.
Dans ta tragédie tout concourt au noeud ou au
dénouement : tout devrait donc y concourir dans
l’épopée. Dans la tragédie, un incident naît d’un incident
, une fituation en produit une autre : dans le
poëme épique les incidens & les fituations devraient
donc s’enchaîner de même. Dans la tragédie l’intérêt
croît d’aéle en a&e, & le péril devient plus pref-
fant : le péril & l’intérêt devraient donc avoir les
mêmes progrès dans ¥ épopée. Enfin le pathétique eft
l’ame de la tragédie :. il devrait donc être l’ame de
Y épopée, & prendre fa fource dans les divers caractères
& les intérêts oppofés. Qu’on examine après
cela quel eft le plan des poëmes anciens. L’Iliade a
deux efpeces de noeuds ; la divifion des dieux, qui
eft froide & choquante ; & celle des chefs , qui ne
ifait qu’une fituation. La colere d’Achille prolonge
Tome P , ‘
ce tiffil de périls & de combats qui forment l’a&ioni
de l’Iliade ; mais cette colere > toute fatale qu’elle
eft, ne fe manifefte que par l’abfence d’Achille, &
les paffions n’agiffent fur nous que paf leurs déve-
loppemens. L’amour & la douleur d’Andromaque ne
produifent qu’un intérêt momentané , prefque tout
le refte du poëme fe paffe en affauts & en batailles ;
tableaux qui né frappent guere que l’imagination ,
& dont l’intérêt ne va jamais jufqu’à i’ame.
Le plan de POdyffée & celui de l’Énéide font plus
Variés y mais comment les fituations y font - elles
amenées ? un coup de vent fait un épifode ; & les
àvantures d’ÜIyffe & d’Enée reffemblent aufii peu
à l’intrigue d’une tragédie, que le voyage d’Anton*
S’il reftoit encore des Daciers, ils ne manque*
raient pas de dire? qu’on rifque tout à s’écartef de la
route qü’Homere a tracée, & que Virgile a fuivie 5
qu’il en eft de 1a Poéfie comme de la Medecine , ôè
ils nous citeraient Hippocrate pour prouver qu’il
eft dangereux d’innover dans ¥ épopée■. Mais pourquoi
ne feroit-on pas à l’égard d’Homere & de Vir*
gile, ce qu’on a fait à l’égard de Sophocle & d’Eu*
ripide? on a diftingué leurs beautés de leurs défauts;,
on a pris Part où ils l’ont laiffe ; on a effayé de faire
toûjours comme ils avoient fait quelquefois, & c’eft
fur-tout dans ta partie de l’intrigue que Corneille Ôc
Racine fe font élevés au - deffus d’eux. Suppofons
que tout le poëme de l’Énéïde:fut tiffu-comme lô
quatrième livre ; que les incidens naiffant les uns des
autres , puffent produire & entretenir jufqu’à la fin
cette variété de fentimens & d’images, ce mélange
d’épique & de dramatique , cette alternative pref*
fante d’inquiétude & de lurprife, de terreur & de pitié
; l’Énéïde ne ferait-elle pas fupérieure à ce qu’elle
eft ?
L’épopée, pour remplir l’ idée d*Ariftote, devrait
donc être une tragédie compofée d’un nombre de
feenes indéterminé, dont les intervalles feroient oc*
cupés par le poëte : tel eft ce principe dans la fpé-
çuiation, c’eft au génie feul à juger s’il eft prati*.
quable.
La tragédie dès ton origine a eu trois parties, la.
feene, le récit, & le choeur ; & de-là trois fortes dé
rôles, les aéleurs, les confidens , & les téihoins.
Dans ¥ épopée, le premier de ces rôles eft celui des
héros, le poëte eft chargé des deux autres. Pleureç*
dit Horace ,fi vous voule{ que je pleure. Qu’un poëte
raconte fans s’émouvoir des chofes terribles ou touchantes
, on l’écoute fans être ému, on voit qu’il ré*
cite des fables; mais qu’il tremble, qu’il gemiffe,
qu’il verfe des larmes, ce n’eft plus un poëte, c’eft
un fpe&ateur attendri, dont la fituation nous pêne*
tre. Le choeur fait partie des moeurs de ta tragédie
ancienne ; les réflexions & les fentimens du poëte
font partie des moeurs de ¥ épopée :
llle bonis faveatqut, & confilietitr amicis ,
Et regat iratos, & amet peccarê cimentes. Horat*
Tel eft l’emploi qu’Horace attribue au choeur, &
tel eft le rôle que fait Lucain dans tout le cours de
fon poëme. Qu’on ne dédaigné pas l’exemple de ce
poëte. Ceux qui n’ont lû que Boileau méprifent Lu*
cain ; mais ceux qui lifent Lucain, font bien peu de
cas du jugement que Boileau en a porté. On repro*
che avec raifon à Lucain d’avoir donné dans 1a déclamation
; mais combien il eft éloquent lorfqu’if
n’eft pas déclamateur !. combien les mouvemens
qu’excite en lui-même ce qu’il raconte, communiquent
à fes récits de chaleur & de véhémence !
Céfar, après s’être emparé de Rome fans aucun
obftacle, veut pilier les thréfors du temple de Saturne,
& un citoyen s’y oppofe. L'avarice, dit le poëte,
efi donc le feul fentïment qui brave le fer & la more ?
Les lois n’ont plus d'appui contre leur oppreffeur,
Et le plus v il des biens, l'or trouve un défenfeur l,
M M m m m ij