Mais ce qui eft à la portée de tout le monde dans l’Efprit des L o is , ce qui doit rendre
l’Auteur cher à toutes les Nations , ce qui ferviroit même à couvrir desfautesplus grandes
que les fiennes, c’eft l’efprit de citoyen qui l!a diclé. L ’amour du bien public , le delir de
voir les hommes heureux s’y montrent de toutes parts ; & n’eût - il que ce mérite fi rare
& fi précieux , il ferait digne par cet endroit feul, d’être la leâure des peuples.& des Rois,
Nous voyons déjà, par uneheureufè expérience , que les fruits de cet ouvrage ne fe bornent
pas dans fes le&eurs .à des fentimens ftériles. Quoique M. de Montefquieu ait peu furvécu à
la publication de l’Efprit des Lois, il a eu la fatisfaftion.djentrevoir les effets qu’il commence
à produire parmi nous ; l ’amour naturel des François pour leur patrie, tourné Vers fon'Véritable
objet ; ce goût pour le-Commerce, pour l’Agriculture, & pour les Arts'utiles, qui
fe répand infenfibiement dans notre Nation ; cette lumière générale fur les principes du gou-j
vernement, qui rend les peuples plus attachés à ce qu’ils doivent aimer. Ceux qui ont® indécemment
attaqué oet ouvrage, lui doivent peut-être plus qu’ils ne s’imaginent i l'ingratitude,
au refte, eft le moindre reproche qu’on ait à leur faire. Ce n’eftpas fans regret,
& fans honte pour notre fiecle, que nous allons les- dévoiler ; mais cette hiftoire importe
trop à la gloire de M. de Montefquieu , & à l’avantage de la Philofophie , pour être paf-
fée fous filence. Puiffe l’opprobre qui couvre enfin fes ennemis, leur devenir falutaire !
■ A peine l’Efprit.des Lois, parut-il, qu’il fut recherché avec empreflement, fur la réputation
de l’Auteur ; mais quoique M.:de Montefquieu eût écrit pour le bien du peuple,
il ne devoit pas avoir le peuple pour juge ; la profondeur de l’objet étoit une fuite de fon
importance même. Cependant les traits qui .étoient répandus dans l’ouvrage , & qui au-
roient été déplacés s’ils n’étoient pas nés du fond du fuje t, perfuadefent à trop de perfon-
nés qu’il étoit écrit pour elles : on cherchoit un Livre agréable , & on ne trouvait qu’un
Livre utile , dont on ne pouvoit d’ailleurs fans quelque -attention faifir l’ehfembie & les
détails. On traita légèrement l’Efprit des Lois , le titre même fut un fujet de plaifanterie ;
enfin, l’un des.plus. beaux monumens littéraires qui foient fortis de notre Nation fut regardé
d’abord par elle avec affez d’indifférence. II fallut que les véritables juges enflent êu le
le temsde lire :.bien-.tôt ils ramenèrent la multitude toûjours prompte à changer d’avis-}
la partie du Publie qur enfeigne , difta à la partie qui écoute ce qu’elle devoit penfer &
dire ; & le fuffrage des hommes éclairés , joint aux échos qui le répétèrent , ne forma
plus qu’une voix dans toute l’Europe.
C e fut alors que les ennemis publics & fecrets des Lettres & de la Philofophie .(Car elles
en ont de ces deux efpeces ) réunirent leurs traits contre l’ouvrage. De-là cette foule de
Brochures qui lui furent lancées de toutes parts , & que nous ne tirerons pas de l’oubli oît
elles font déjà plongées. Si leurs auteurs n’avoient pris de bonnes mefures pour être inconnus
à la poftérité., elle .croirait que l’Efprit des Lois a été écrit au milieu d’un peuple de
•barbares. _
M. de Montefquieu méprifa fans peine les Critiques ténébreüfes de ces auteurs fans talent
, qui foit par une jaloufie qu’ils n’ont pas droit d’avoir, foit pour fatisfaire la malignité
du Public ., qui aime la fatyre & la méprife , outragent ce qu’ils ne peuvent atteindre } &
plus odieux par le mal qu’ils veulent faire que .redoutables par celui qu’ils font, ne réuffiC-
Lent pas même dans un genre d’écrire que fa facilité & fon objet rendent .également v il. Il
mcttoit les ouvrages de cette efpece fur la même ligne que ces Nouvelles hebdomadaires
de l’Europe, dont les éloges font fans autorité & les traits fans effet, que des Lefteurs oififs
parcourent fans y ajoûtef fo i, & dans lefquelles les Sou verains font infultés fans le favoir,
ou fans daigner le venger-. Il ne fut pas aulîi indifférent fur les principes d’irreligion qu’on
l’accufa d’avoir femé dans l’Efprit des Lois. En méprifant de pareils reproches, il aurait
cru les mériter, & l’importance de l’objet lui ferma les yëux fur la valeur de fes adver-
faires. Ces hommes également dépourvûs de zèle & également empreffés d’en faire paraître,
également effrayés de la lumière que les Lettres répandent, non au préjudice de la
Religion, mais à leur defavantage, avoient pris différentes formes pour lui porter atteinte.
Les uns, par un ftratagème aufu puéril que pufillanime, s’étoient écrit à eux-mêmes ; les
autres, après l’avoir déchiré fous le mafque de l’Anonyme, s’étoient enfuite déchirés entre
eux à fon occafion. M. de Montefquieu, quoique, jaloux de les confondre , ne jugea pas à
n os de perdre un tems précieux à les combattre les uns après les autres , il fe contenta
ire un exemple fur celui qui s’étoit le plus fignalé par fes excès.
C ’étoit l’auteur d’une Feuille anonyme & périodique, qui croit avoir fuccédé à Pafcal, parce
qu’il a fuccédé à fesopinions ; panégyrifte d’Ouvrages que perfonne ne l i t , & apologiffe
de miracles que l’autorité féculiere a fait cefler dès quelle la voulu ; qui appelle impiété &
fcandale le peu d’intérêt que les gens de Lettres prennent à fes querelles, & s’eft aliéné,
par une adreffe digne de lu i, la partie de la Nation qu’il avoit le plus d’intérêt de ménager.
Les coups de ce redoutable athlete furent dignes des vûes qui l’infpirerent ; il accufa M. de
Montefquieu de Spinofifme & de Déifme (deux imputations incompatibles) j d’avoir fuivi
le fyftème de Pope ( dont il n’y avoit pas un mot dans l’ouvrage ) ; d’avoir cité Plutarque
qui n’eft pas un Auteur Chrétien ; de n’avoir point parlé du Péché originel & de la Grâce.
U prétendit enfin que l’Efprit des Lois étoit une production de la Conllitution Unigenitus ;
idée qu’on nous foupçonnera peut-être de prêter par dérifion au Critique. Ceux qui ont
connu M. de Montefquieu, l’ouvrage de Clément XI. & le lien, peuvent juger par cett»
acetifàtion de toutes les autres.
Le malheur de cet écrivain dut bien le décourager : il vouloit perdre un fage par
l’endroit le plus fenfibie à tout citoyen, il ne fit que lui procurer une nouvelle gloire comm®
homme dé Lettres ; la Défenfe de l ’Efprit des Loix parut. Cet ouvrage, par la modération, la
vérité, lafineflede plaifanterie qui y régnent, doit être regardé comme un modele en ce
gehre. M. dé Montefquieu, chargé par fön adverfaire d’imputations atroces, pouvoit le
rendre odieux fans peine ; il fit mieux, il le rendit ridicule. S’il faut tenir compte à l’agf
refleur d’ün bien qu’il a fait fans le vouloir, nous lui devons une éternelle reconnoiffance
e nous avoir procuré ce chef-d’oeuvre. Mais ce qui ajoûte encore au mérite de ce morceau
précieux, c’eft que l’Auteur s’y eft peint lui-même fans y penfer ; ceux qui l’ont connu
, croyent l’entendre, & la poftérité s’aflurera, en lifant fa défenfe, que fa converfation
n’étoit pas inférieure à fes écrits ; éloge que bien peu de grands hommes ont mérité.
Une autre circonftance lui affure pleinement l’avantage dans cette difpute : le critique
qui pour preuve de fon attachement à la R eligion, en déchiré les Miniftres, accufoit hautement
le Clergé de France, & fur-tout la Faculté de Théologie, d’indifférence pour la
caùfe de D ie u , en ce qu’ils ne profcrivoient pas authentiquement Un fi pernicieux ouvrage.
La Faculté étoit en droit de meprifer le reproche d’un Ecrivain fans aveu ; mais il s’agifloit
de la Religion ; une délicateffe loüable lui a fait prendre le parti d’examiner l’Efprit des
Lois. Quoiqu’elle s’en occupe depuis plufieurs années, elle n’a rien prononcé jufqu’ici }
& fût-il échappé à M. de Montefquieu quelques inadvertances légères, prefque inévitables
dans une carrière fi vafte, l’attention longue & fcrupuleufe qu’elles auraient demandée de
là part du Corps le plus éclairé de l’Eglife prouverait au moins combien elles feraient ex-
cufables. Mais ce C orp s, plein de prudence, ne précipitera rien dans une fi importante
matière : il connoit les bornes de la râifon & de la foi ; il fait que l’ouvrage d’un homme de
Lettres ne doit point être examiné comme celui d’un Théologien ; que les mauvaifes con-'
féquençes auxquelles une propoûtion peut donner lieu par des interprétations odieulès,
ne rendent point blamable la propofition en elle-même ; que d’ailleurs nous vivons dans un
liécle malheureux, oit les intérêts de la Religion ont befoin d’être ménagés, & qu on peut
lui nuire auprès des Amples, en répandant mal-à-propos fur des genies du premier ordre
lë foupçon d*incrédulité 5 qu’enfxn , malgré cette accufation injufte, M. de Montefquieu
fut toûjours eftimé, recherché & accueiui par tout ce que l’Eglife a de plus refpeûable Si
de plus grand ; eû t- il confervé auprès des gens de bien la confidération dont il joiiiflbit,
s’ils l’euffent regardé comme un Ecrivain dangereux ?
Pendant que des Infeâes le tourmentoient dans fon propre p ay s , l’Angleterre élevoit
un monument à fa gloire. En 17 5 1 , M. Daflier, célébré par les Médailles qu’il a frappées
à l’honneur de plufieurs hommes illuftres, vint de Londres à Paris pour frapper la fienne.
M. de la T o u r , cet artifte fi fupérieur par fon talent, & fi eftimable par fon defintéreffe-
ment & l’élévation de fon am e , avoit ardemment defiré de donner un nouveau luftre à
fon pinceau, en tranfmettant à la poftérité le Portrait de l’Auteur de l’Efprit des Lois ; il
ne vouloit que la fatisfaélàon de le peindre, & il méritoit, comme Apelle •, que cet honneur
lui fut réfervé ; mais M. de Montefquieu , d’autant plus avare du tems de M. de laTour
que celui-ci en étoit plus prodigue, fe refufa conftamment Sc poliment à fes preflantes
îollicitations. M. Daffier efliiya d’abord des difficultés femblables : » Croyez-vous, dit-il
enfin à M.-de Montefquieu, « qu’il n’y ait pas autant d’orgueil à refufer ma propofition
» qu’à l’accepter » ? Defarmé par cette plaifanterie, il laiua faire à M. Daflier tout ce
qu’il voulut, q, -
L ’Auteur dè î’Efprit des Lois jouiffoit enfin paifiblement de fa gloire, lorfqu’il tomba
malade au commencement de Février. Sa fanté, naturellement délicate, commençoit à
s’altérer depuis long-tems par l’effet lent &. prefque infaillible des études profondes, parles
chagrins qu-’on avoit cherché à lui fufciter fur fon ouvrage ; enfin par le genre de vie
qu’on le forçoit de mener à Paris , & qu’il ientoit lui être funefte. Mais l’empreffemenç
avec lequel on recherchoit fa fociété étoit trop v if pour n’être pas quelquefois indifcret ; on
.vouloit, fans s’en appercevoir, jouir de lui aux dépens de lui-même. À peine la nouvelle
du danger où il étoit fe fut-elle répandue, qu’elle devint l’objet des converfations & de l’inquiétude
publique;fa maifön ne defemplifloitpoint de perfonnes de tout rang qui venoient
^’informer de fon é ta t, les unes par un intérêt véritable , les autres pour s’en donnef