
Nec procul à métis quas pene tenere vîdtbar ,
Curriculo gravis efl facta, ruina meo.
Trift. I. IF . il. 8.
Tibulle 8c Properce rivaux d’Ovide dans Y élégie
gracieufe, l’ont ornée comme lui de tous les thré-
iors de l’imagination. Dans Tibulle, le portrait d A-
pollon qu’il voit en fonge ; dans Properce, la peinture
des champs élifées ; dans Ovide, le triomphe de
l’amour, le chef-d’oeuvre de fes élégies, font des^tableaux
raviffans : 8c c’eft ainfi que Y élégie doit etre
parée de la main des grâces toutes les fois qu’elle
n’eft pas animée par la paflion, ou attendrie par le
fentiment. C ’eft à quoi les modernes n’ont pas affez
réfléchi: chez eux, le plus fouvent Y élégie efl froide
8t négligée, 8c par conféquent plate 8c ennuyeufe :
car il n’y a que deux moyens de plaire; amufer, ou
jémouvoir. ,
Nous n’avons encore parlé ni des héroïdes d’Ovide
, qu’on doit mettre au rang des élégies paflïon-
nées, ni de fes trijles dont fon exil eft le fujet, 8c que
l’on doit compter parmi les élégies tendres.
Sans ce libertinage d’efprit, cette abondance d’imagination
qui refroidit prefque par-tout le fentiment
dans Ovide, fes héroïdes feroient à côté des
plus belles élégies de Properce 8c de Tibulle. On eft
d’abord furpris d’y trouver plus de pathétique 8c
d’intérêt, que dans les trijles. En effet il femble qu’un
poète doit être plus ému 8c plus capable d’émouvoir
en déplorant fes malheurs, qu’en peignant les malheurs
d’un perfonnage imaginaire. Cependant Ovide
eft plein de chaleur, lorfqu’il foûpire au nom de Pe-
nelope après le retour d’Ulyffe ; il eft glacé, lorfqu’il
fe plaint lui-même des rigueurs de fon exil à fes amis
8c à fa femme. La première raifon qui fe préfente de
la foibleffe de fes derniers vers, eft celle qu’il en
donne lui-même.
J)a mihi Mceoniden, & tôt circumfpice cafus ;
Ingenium tantis excidet omne malis.
» Qu’on me donne un Homere en bute au même
»fort,
» Son génie accablé cédera fous l’effort.
Mais le malheur qui émouffe l’efprit, qui affaiffe l’imagination
, 8c qui énerve les idées, femble devoir
attendrir l’ame 8c remuer le fentiment : or c ’eft le fentiment
qui eft la partie foible de ces élégies , tandis
qu’il eft la partie dominante des héroïdes. Pourquoi ?
parce que la chaleur de fon génié étoit dans fon imagination
, 8c qu’il s’eft peint les malheurs des autres
bien plus vivement qu’il n’a reffenti les liens. Une
preuve qu’il les reffentoit foiblement, c’eft qu’il les
a mis en Vers :
Ses foibles déplaijirs s'amufent à parler,
Et quiconque fe plaint -, cherche à fe confoler.
A plus forte raifon, quiconque fe plaint en cadence.
Cependant il femble ridicule de prétendre qu’Ovide
exilé de Rome dans les deferts de la Scythie, ne fût
point pénétré de fon malheur. Qu’on life pour s’en
convaincre cette élégie où il fe compare à Ulyffe ;
que d’efprit, 8c combien peu d’ame ! Ofons le dire
à l’avantage des Lettres : le plaifir de chanter fes
malheurs, en étoit le charme : il les oublioit en les
racontant : il en eût été accablé, s’il ne les eût pas
écrits ; 8c fi l’on demande pourquoi il les a peints
froidement, c’eft parce qu’il fe plaifoit à les peindre.
Mais lorfqu’il veut exprimer la douleur d’un autre
, ce n’eft plus dans fon ame, c’eft dans fon imagination
qu’il en puife les couleurs^: il ne prend plus
fon modèle en lui-même, mais dans les poflibles :
ce n’eft pas fa maniéré d’être, mais fa maniéré de
concevoir qui fe reproduit dans fes vers ; 8c la contention
du travail qui le déroboit à lui-même , ne fait
«lue lui repréfenter plus vivement un perfonnage
fuppofé. Ainfi Ovide eft plus Brifeis ou Phedre dans
les héroïdes, qu’il n’eft Ovide dans les trijles.
Toutefois autant l’imagination diffipe 8c affoiblit
dans le poète le fentiment de fa fituation préfente ,
autant elle approfondit les traces de fa fituation paf-
fée. La mémoire eft la nourrice du génie. Pour peindre
le malheur il n’eft pas befoin d’être malheureux,
mais il eft bon de l’avoir été.
Une comparaifon va rendre fenfible la raifon que
nous avons donnée de la froideur d’Ovide dans les
trijles.
Un peintre afflige fe voit dans un miroir ; il lui
vient dans l’idée de fe peindre dans cette fituation
touchante: doit-il continuer à £e regarder dans la
glace, ou fe peindre de mémoire après s’être vû la
première fois ? S’il continue de fe voir dans la glace
, l’attention à bien faifir le cara&ere de fa douleur
, 8c le defir de le bien rendre, commencent à
en affoiblir l’expreflion dans le modèle. Ce n’eft rien
encore. Il donne les premiers traits ; il voit qu’il
prend la reffemblance, il s’en applaudit ; le plaifir
du fuccès fe gliffe dans fon ame, fe mêle à fa douleur
, en adoucit l’amertume ; les mêmes changemens
s’opèrent fur fon vifage, 8c le miroir les lui répété :
mais le progrès en eft infenfible, il copie fans s’ap-
percevoir qu’à chaque inftant ce ne font plus les mêmes
traits. Enfin de nuance en nuance, il fe trouve
avoir fait le portrait d’un homme content, au lieu du
portrait d’un homme affligé. Il veut revenir à fa première
idée ; il corrige, il retouche, il recherche dans
la glace l’expreflion de la douleur : mais la glace ne
lui rend plus qu’une douleur étudiée, qu’il peint froide
comme il la voit. N’eût-il pas mieux réufli à la
rendre, s’il l’eût copiée d’après un autre, ou fi l’imagination
8c la mémoire lui en avoient rappellé les
traits ? C’eft ainfi qu’Ovide a manqué la nature, en
voulant l’imiter d’après lui-même.
Mais, dira-t-on, Properce 8c Tibulle ont fi bien
exprimé leur fituation préfente, même dans la douleur?
Oiii fans doute, 8c c ’eft le propre du fentiment
qui les infpiroit, de redoubler par l’attention
qu’on donne à le peindre. L’imagination eft le fiége
de l’amour : c’eft-là que fes feux s’allument, s’entre-;
tiennent, 8c s’irritent ; 8c c’eft-là que les poètes élé-
giaques en ont puifé les couleurs. Il n’eft donc pas
étonnant qu’ils foient plus tendres , à proportion
qu’ils s’échauffent davantage l’imagination fur l’objet
de leur tendreffe, 8c plus fenfibles à fon infidélité
ou à fa perte, à mefure qu’ils s’en exagèrent le
prix. Si Ovide avoit été amoureux de fa femme, la
fixieme élégie du premier livre des trijles ne feroit
pas compofée de froids éloges 8c de vaines compa-
raifons. Lafi&ion tient lieu aux amans de la réalité,'
8c les plus paflionnés n’adorent fouvent que leur propre
ouvrage, comme le fculpteur de la fable. Il n’en
eft pas ainfi d’un malheur réel, comme l’exil 8c l’infortune
; le fentiment en eft fixe dans l’ame : c’eft une
douleur que chaque inftant, que chaque objet reproduit
, 8c dont l’imagination n’eft ni le fiége ni la four-
ce. Il faut donc, fi l’on parle de foi-même, parler d’a-?
mour dans Y élégie pathétique. On peut bien y faire
gémir une mere, une foeur, un ami tendre ; mais fi
l’on eft cet ami, cette mere, ou cette foeur, on ne
fera point d ''élégie , ou l’on s’y peindra foiblement.
Nous ne nous arrêterons point aux élégies modernes.
Les meilleures font connues fous d’autres titres
, comme les idyles de madame Deshoulieres aux
moutons, aux fleurs, &c. modèle d’élégie dans le genre
gracieux ; les vers de M. de Voltaire fur la mort
de mademoifelle Lecouvreur: modèle pflus parfait
encore de Y élégie paflïonnée, 8c auquel Tibulle &
Properce lui-même n’ont peut-être rien à oppofer,
&c.
La Fontaine qui fe croyoit amoureux, a voulu
fèire des élégies tendres t elles font au-deffous de lui.
Mais celle qu’il a faite fur la difgrace de fon protecteur
adrefféè aux nymphes de Vaux, eft un chef-
d’oeuvre de poéfie, de fentiment, 8c d’éloquence. M*
Fouquet du fond de fà prifon infpiroit à la Fontaine
des vers fublimes, tandis qu’il n’irifpiroit pas même
la pitié à fes amis ; leçon bien frappante pour les
grands, 8c bien glorieule pour les lettres*
Du refte, les plus beaux traits de cette élégie de
la Fontaine font aufîi bien exprimés dans la première
du troifieme livre des. trijles, 8c n’y font pas aufli
touchans. Pourquoi? parce qu’Ovide parle pour lui,
8c la Fontaine pour un autre. C’eft encore un des
privilèges de l’amour,de pouvoir être humble 8c fup-
pliant f ans baffeffe : mais ce n’eft qu’à lui qu’il appartient
de flater la main qui le frappe. On peut être enfant
aux genoux de Corine ; mais il faut être homme
devant l’empereur. Article de M. Marmontel.
Réflexions fur là Poéjie élégiaque.
A ce difeours intéreffant fur Y élégie, joignons-y
plufieurs autres réflexions pour fatisfaire complètement
la curiofité du leéteur.
Le mot élégie veut dire une plainte. L’élégie a commencé
vraiflémblablement par les plaintes ou lamentations
, ufitées aux funérailles dans tous les
tems 8c chez tous les peuples de la terre ; 8c c’eft à
fon origine que fe rapportent les deux vers de Def-
préaux, cités à la tête de cet article.
Ces plaintes ou lamentations auxquelles on ajuf-
toit la flûte, s’appelloient, ainfi que Y élégie, des airs
trijles 8c lugubres. Il eft naturel de préfumer que ces
plaintes furent d’abord fans ordre, fans liaifon, fans
étude : fimples expreflions de la douleur, qui ne laif-
foient pas de confoler les vivans en même tems qu’elles
honoroient les morts. Comme elles étoient tendres
8c pathétiques, elles remuoient l’ame ; 8c par
les mouvemens qu’elles lui imprimoient, elles la te*-
noient tellement occupée, qu’il ne lui reftoit plus
d’attention pour l’objet même, dont la perte l’affli—
geoit. De-là vient que l’on fit un art de ces plaintes, 8c
qu’elles furent bien-tôt aufli liées 8c aufli fuivies que
le permettait l’occafion qui les faifoit naître, ou plû-
tôt le fujet à l’occafion duquel elles étoient compo-
fées» ... #
Mais qui eft-ce qui a donné à ces plaintes l’art 8c
la forme qu’elles ont dans Mimnerme, 8c dans ceux
qui l’ont fuivi ? C ’eft ce qu’on ignore Sc qu’on igno-
roit même du tems d’Horace, 8c ce qui nous intéreffe
encore moins aujourd’hui. Il nous fufflt de favoir que
les Grecs dont les Latins ont fuivi l’exemple, fe déterminèrent
à compofer leurs poéfies plaintives ,
leurs élégies, en vers pentamètres 8c hexamètres entrelacés
: de-là cette forte de vers a pris le nom dV-
dégiaques.
Enfuite les poètes qui avoient employé cette
mefure pour foûpirer leurs peines, 1’employerent
pour chanter leurs plaifirs : de-là par la bifarrerie de
l’ufage, il eft arrivé que toute oeuvre poétique écrite
.en vers pentamètres 8c hexamètres, quel qu’en fut le
fujet, gai ou trifte, s’eft nommé élégie ; ce mot ayant
change fa première acception, 8c ne lignifiant plus
qu’une piece écrite en vers pentamètres 8c hexamètres.
Il ne faut donc pas confondre élégü avec le vers
élégiaque; ni par conféquent les poètes élégiaques avec
les poètes élégiographes : qu’on me permette cette ex-
preflïon nouvelle, mais néceffaire.
On employa d’abord les vers élégiaques dans les
©ccafions lugubres ; enfuite Gallinus 8c Mimnerme
écrivirent l’hiftoire de leur tems en ces mêmes vers.
Lès fages s’en fervirent.pour publier leurs lois; Tir-
:tée, pour chanter la valeur guerriere; Butas, pour
(expliquer les cérémonies de la religion; Çallimaquè,
pour célébrer les loiianges des dieux; Ëratof-
thène, pour traiter des queftions de mathématique*
Mais tout poème qui employant le vers élégiaque ,
ne déplore point qùelqüe malhèiir, ou ne peint ni
la trifteffe, ni la joie des amans, n’eft point une élégie
, dans le fens qu’on a généralement adopté pour
ce mot : par conféquent les vers élégiaques des faites
d’Ovide 8c de fes amours ne font point une élé--
Cependant, il eft certain qu’en grec 8c en latin
le mélange des vers hexamètres 8c des vers pentamètres
eft tellement affeûé à Y élégie, 8c lui eft tellement
propre , que les grammairiens n’approuve*
roient pas qu’ôn appellât élégie, la plainte de Bion
fur Adonis mort, ni celle que nous avons de Mof-
chus fur la mort de Bion, par la feule raifon que l’une
8c l’autre font conçues en vers hexamètres.
Le tems nous a ravi toutes les élégies des Grecs
proprement dites ; il ne nous refte du moins en entier,
que celle qu’Euripide a inferéê dans fon Andro-
maque (Acte I. feene iijY) , comirie nos poètes o n t .
inféré quelquefois des ftances dans leurs tragédies*.
Ge morceau eft une véritable élégie à tous égards ,
en tous fens, 8c l’on n’en connoît point de plus
belle.
Andromaque dans le temple de Thétis, baignant
de fes larmes la ftatue de la déeffè qu’elle tient em-
braffée, fait en vers élégiaques 8c en dialeôe dôri-*
que, une plainte très-touchante fur l’arrivée d’He-
lene à T ro y e, fur le fac de T ro y e , fur la mort
d’H e&or, fur fon propre efclavage 8c fur la dureté
d’Hermione. La piece qui ne contient que 14 vers ,
comprend tout ce qu’une profonde 8c vive douleur
peut raffembler de plus affligeant dans l’efprit d’une
princeffe malheureufe ; car la grande afflîÔion nous
rappelle fous un feul point de vûe, tous nos différens
déplaifirs*
« Oiii, (dit cette malheureufe princeffe, en baignant
de fes larme? la ftatue de Thétis , qu’elle
tient embraffée) « oiii, c’eft une furie 8c non une'
» époufe que Paris emmena dans Ilion en y amenant
» Helene ; c’eft pour elle que la Grece arma mille
» vaiffeaûx ; c’eft elle qui a perdu mon malheureux
» ,8c cher époux, dont un ennemi barbare a traîné le
I » corps pâle 8c défiguré autour de nos murailles*
» Et moi arrachée de mon palais, 8c conduite au ri-
» vage avec les triftes marques de la fervitude; com*.
» bien ai-je verfé de larmes , en abandonnant une
» ville encore fumante, 8c mon époux indignement
» laiffé fur la pouflïere? Malheureufe, hélas, que je
» fuis ! d’être obligée de furvivre à tant de maux,
>» 8c d’y furvivre pour être l’efclave d’Hermone, de
» la cruelle Hermione qui me réduit à me confumer
» en pleurs, aux piés de la déeffe que j’implore 8c
» que je tiens embraffée.
Euripide auroit pû exprimer les mêmes chofes en
vers ïambes comme il le fait par - tout ailleurs ; il
auroit pû employer le vers hexametre ; mais il a
préféré l’élégiaque , parce que l’élégiaque étoit le
plus propre pour rendre les fentimens douloureux.
Si nous n’y fentons pas aujourd’hui cette proprié-
t é , cela vient fans doute, de ce que la langue gre-
que n’eft plus vivante, 8c de ce que nous ne favons
pas la maniéré dont les Grecs prononççient leurs
vers ; cependant pour peu qu’on faffe de reflexion
fur la forme de Yélégie greque, on reçonnoîfra aifé-
ment combien le mélange des v e r s, la- variété des
piés , la période commençant 8c finiffant au gré du
poète, 8c à quelque mefure que ce foit, donnentde
facilité à varier les v e r s , fuivant les variations qui
arrivent dans les grandes pallions 8c fpécialement
dans les fentimens douloureux, 8c dans les accent
plaintifs qui en font l’expreflion.
Je dis Yélégie greque, à U différence de Yélégit