122 E L O Auffi les morceaux vraiment fublimes font toujours
ceux qui fe traduifent le plus aifément. Que
vous refie-t-il? moi...........Comment voulez-vous que je
vous traite ? en roi . . . . Qu il mourut. . . . Dieu dit :
que la lumière fe faffe, & ellefefit. . . . & tant d’autres
morceaux fans nombre, feront toujours fublimes
dans toutes les langues. L’expreflion pourra
être plus ou moins v iv e , plus ou moins précife, félon
le génie de la langue ; mais la grandeur de l’idée
fubfiftera toute entière. En un mot on peut être éloquent
en quelque langue 8c en quelque ftyle que ce
foit, parce que Allocution n’eft que l’écorce de l’éloquence,
avec laquelle il ne faut pas la confondre.
Mais, dira-t-on, fi l’éloquence véritable 8c proprement
dite a fi peu befoin des réglés de Allocution, fi
elle ne doit avoir d’autre expreffion que celle qui ell
diQée par la nature, pourquoi donc les anciens dans
leurs écrits fur l ’éloquence ont - ils traité fi à fond de
Allocution ? Cette queftion mérite d’être approfondie
.L
’éloquence ne confifte proprement que dans des
traits vifs 8c rapides ; fon effet eft d’émoiivoir vivement
, & toute émotion s’affoiblit par la durée. L’éloquence
ne peut donc regner que par intervalles dans
un difcours de quelque étendue, l’éclair part & la
nue fe referme. Mais fi les ombres du tableau font
néceffaires, elles ne doivent pas être trop fortes ; il
faut fans doute 8c à l’orateur 8c à l’auditeur des endroits
de repos, dans ces endroits l’auditeur doit ref-
pirer, non s’endormir , 8c c’eft aux charmes tranquilles
de Allocution à le tenir dans cette fituation
douce & agréable. Ainfi ( ce qui femblera paradoxe,
fans en être moins vrai) les réglés de 1 'élocution n’ont
lieu à proprement parler , & ne font vraiment néceffaires
que pour les morceaux qui ne font pas proprement
eloquens , que l’orateur compofe plus à
froid, & où la nature a befoin de l ’art. L’homme de
génie ne doit craindre de tomber dans un ftyle lâche,
bas & rampant , que lorfqu’il n’eft'point foûtenu par
le fujet; c’eft alors qu’il doit fonger à Allocution, &
s’en occuper. Dans les autres cas, fon llocution fera
telle qu’elle doit être fans qu’il y penfe. Les anciens,
fi je ne me trompe, ont fenti cette vérité, 8c
c ’eft pour cette raifon qu’ils ont traité principalement
de Allocution dans leurs ouvrages fur l’art oratoire.
D’ailleurs des trois parties de l’orateur, elle
eft prefque la feule dont on puilfe donner des préceptes
direûs, détaillés 8c pofitifs : A invention n’a
point de réglés , ou n’en a que de vagues & d’infuf-
fifantes ; la difpojition en a peu, & appartient plutôt
à la logique qu’à la rhétorique. Un autre motif a
porté les anciens rhéteurs à s’étendre beaucoup fur
les réglés de Allocution : leur langue étoit une efpe-
ce de mufique, fufceptible d’une mélodie à laquelle
le peuple même étoit très - fenfible. Des préceptes
fur ce fujet, étoient auffi néceffaires dans les traités
des anciens fur l’éloquence, que le font parmi nous
les réglés de la compofition mufiçale dans un traité
complet de mufique. Il eft vrai que ces fortes de réglés
ne donnent ni à l’orateur ni au muficien du talent
& de l’oreille ; mais elles font propres à l’aider.
Ouvrez le traité de Cicéron intitulé Orator, 8c dans
lequel il s’eft propofé de former ou plutôt de peindre
un orateur parfait ; vous verrez non-feulement
que la partie de Allocution eft celle à laquelle il s’attache
principalement, mais que de toutes les qualités
de Allocution, l’harmonie qui réfulte du choix 6c
de l’arrangement des mots, eft celle dont il eft le plus
occupé. Il paroît même avoir regardé cet objet comme
très - effentiel dans des morceaux très - frappans
par le fond des chofes, & où la beauté de la penfée
fembloit difpenferdu foin d’arranger les mots. Je n’en
cirerai que cet exemple : « J’étois préfent, dit Cicé-
« ton, lorfque C . Carbon s’écria dans une haran-
E L O
» güe au peuple : O Marce Drufe , patrtm appelle ; tu
» dicere folebas, facram ejfe rempublicam ; quictimquc
» eam violavijfent, à b. omnibus ejje ei pcenas perfolutas ;
» patris diclum fapiehs , temerîtas filii comprobafnt f ce
» dichorée comprobavit, ajoûte Cicéron, excita par
» fon harmonie un cri d’admiration dans toute l’af-
» femblée. » Le morceau que nous venons de citer
renferme une idée fi noble & fi belle, qu’il eft afïu-
rement très-éloquent par lui-même, 8c je ne crains
point de le traduire pour lé prouver. O Marcus Dru-
Jus (c’efl au pere que je m’àdreffe ) , tu avois coutume
de dire que la patrie étoit un depot facre ; que tout citoyen
qui l'avoit violé en avoit porte la peine ; la témérité
du fils a proüvl la fagejfe des difcours du perd ■
Cependant Cicéron paroît ici encore plus 'Occupé
des mots que des chofes. « Si l’orateur, dit-il, eût
» fini fa période ainfi ; comprobavit filii temeritas ; Il
» n ’ y A U RO IT PLUS r i e n ; J AM NIHIL ERIT »
Voilà pour le dire en paffant, de quoi nefe feroient
pas doutés nos prétendus latiniftes modernes, qui
prononcent le latin auffi mal qu’ils le parlent. Mais
cette preuve fuffit pour faire voir combien les oréil*
les des anciens étoient délicates fur l ’harmonie. La
la fenfibilité que Cicéron témoigne ici fur la di&ion
dans un morceau éloquent, ne contredit nullement
ce que nous avons avancé plus haut, que l’éloquence
du difcours eft le fruit de la nature & non
pas de l’art. Il s’agit ici non de l’expreffion en elle-
même, mais de l’harmonie des mots, qui eft'une çho-
fe purement artificielle 8c méchanique ; cela eft 11
vrai que Cicéron en renverfant la phrafe pour en dénaturer
l’harmonie, en conferve tous les termes.
L’expreffion du fentiment eftdiftée par la nature 8c
par le génie ; c’eft enfuite à l’oreille & à l’art à dif-
pofer les mots de la maniéré la plus harmonieufe. II
en eft de l’orateur comme du muficien, à qui le génie
feul infpire le chant, & que l’oreille & l’art guident
dans l’enchaînement des modulations.
Cette comparaifon tirée de la MufiqUe, conduit
à une autre idée qui ne paroît pas moins jufte. La
Mufique a befoin d’exécution, elle eft muette & nulle
fur le papier ; de même l’éloquehce fur le papier
eft prefque toûjours froide & fans v ie , elle a befoin
de l’a&ion & du gefte ; ces deux qualités lui font encore
plus néceffaires que Allocution ; & ce n’eft pas
fans raifon que Démolthene réduifoit à l’afrion toutes
les parties de l’orateur. Nous ne pouvons lire
fans être attendris les peroraifons touchantes de C icéron
, pro Fonteio , pro Sextio , pro Plancio , pro
Flacco , pro Sylla ; qu’on imagine la force qu’elles
dévoient avoir dans la bouche de ce grand homme ;
qu’on fe repréfente Cicéron au milieu du barreau
animant par fes pleurs 8c par une voix touchante le
difcours le plus pathétique, tenant le fils de Flaccus
entre fes bras , le préfentant aux juges, 8c implorant
pour lui l’humanité & les lois ; on ne fera point
furpris de ce qu’il nous rapporte lui - même, qu’il
remplit en cette occafion le barreau de pleurs, de
gémiffemens 8c de fanglots. Quel effet n’eût point
produit la peroraifon pro Milone, prononcée par ce
grand orateur I
L’aftion fait plus que d’animer le difcours : èlle
peut même infpirer l’orateur, fur-tout dans les occasions
où il s’agit de traiter fur le champ 8c fur urt
grand théâtre, de grands intérêts, comme autrefois
à Athènes 8c à Rome , & quelquefois aujourd’hui
en Angleterre. C ’eft alors que l’éloquence débarraf-
fée de toute contrainte & de toutes réglés, produit
fes plus grands miracles. C’eft alors qu’on éprouve
la vérité de cepaffage de Quintilien , lib VII. cap, x .
Peclus ejl quod difertos facit, & vis mentis ; idebque
imperitis quoque , Ji modb funt aliquo affectu concita-
ti y verba non défunt. Ce paffage d’un fi grand maître
ferviroit à confirmer tout ce que nous avons dit
E L O
dans cet article fur Allocution confidéféê par rapport à l’éloquence , fi des vérités auffi inconteftables
avpient befoin d’autorité.
Nous croyons qu’on nous faitra gré à cette Occa-
fion, de fixer la vraie lignification du mot difertus , il
ne répond certainement pas à ce que nous appelions
en françois difert ; M. Diderot l’a très-bien prouvé
au mot Disert , par le paffage même que nous venons
de citer, 8c par la définition exafre de ce que
nous entendons par difert. On peut y joindre ce
paffage d’Horace, epifi. I. verf xjx. Foecundi calices
quem non fecêre difertum ! qu’affûrément on ne
traduira point ainfi, quel efi celui que le vin lia pas
rendu difert ! Difertus chez les Latins fignifioit toujours
ou prefque toûjours, ce que nous entendons
par lloqùent, c’eft-à-dire celui qui poffede dans un
fouverain degré le talent de la parole, 8c qui par ce
talent fait frapper , émouvoir, attendrir, intéref-
fer , perfuader. Diferti efi, dit Cicéron dans fes
dialogues de oratore, liv. I. cap. Ixxxj. ut oratione
perfuadere poffit. Difertus eft donc celui qui a le ta-N
lent de perfuader par le difcours , c’eft-à-dire, qui
poffede ce que les anciens appelaient eloquentia. Ils
appelloient eloquens celui qui joignoit à la qualité
de difertus la connoiffance de la philofophie & des
lois ; ce qui formoit félon eux le parfait orateur. Si
idem homo, dit à cette occafion M. Gefner dans fon
Thefaurus Ungute latinte , difertus eß & doclus & Ja-
piens, is demum eloquens. Dans .le I. liv. de oratore
y Cicéron fait dire à Marc Antoine l’orateur : eloquentem
vocavi y qui mirabilius & magnificentius au-
gere poffet atque ornare quee vellet , OM N E SQ V E
OM N IUM R ERUM QV JE A D D IC E N D U M F E R T I G
E R E N T F O N T E S A N IM O A C M EM O R IA CO N -
T IN E R E T . Qu’On life lé commencement du traité
de Cicéron intitulé Orator, on verra qu’il appeiloit
diferti, les orateurs qui avoient eloquentiam populärem
, ou comme-il l’appelle encore, eloquentiam foren-
fem, omatam verbis atque fententiis fine doclrinâ, c’eft-
à-dire le talent complet de la parole, mais deftitué
de la profondeur du favoir 8c de la philofophie :
dans un autre endroit du même ouvrage, Cicéron
pour relever le mérite de l’afrion, dit qu’elle a fait
réuffir des orateurs fans talent, infantes, & que des
orateurs éloquens , diferti, n’ont point reuffi fans
elle ; parce que, ajoûte-t-il tout de fuite, eloquentia
fine aclione , nulla ; hoec autem fine eloquentia perma-
gna eß. Il eft évident que dans ce paffage , difertus
répond à eloquentia. Il faut pourtant avoiier que dans
l’endroit déjà cité des dialogues fur l’orateur, où
Cicéron fait parler Marc Antoine , dijertus femble
avoir à-peu-près la même lignification que difert en
françois: difertos, dit Marc Antoine, me cognojfe non-
nullos fcripfi , eloquentem adhuc neminem y qubd eum
fiatuebam difertum, qui poffet fatis acutè atque dilucidè
apud médiocres homines , ex communi quâdam homi-
num opinione dicere ; eloquentem vero , qui mirabilius,
&c. comme ci - deffus. Cicéron cite au commencement
de fon Orator , ce même mot d'eTorateur Marc
Antoine : Marcus Antonius. . . feripfit y difertos fe vi-
diffe multos (dans le paffage précèdent il y a non-
nullos, ce qu’il n’eft pas inutile de remarquer) , eloquentem
omninb neminem. Mais il paroît par fôut ce
qui précédé dans l’endroit cité , & que nous avons
rapporté ci - deffus, que Cicéron dans cèt endroit
donné à difertus le fens marqué plus haut. Je crois
donc cju’on ne traduiroif pas exaâemént ce dernier
paffage, enfaifant diré à Marc Antoinequ’iLavoit
vû bien des hommes diferts , & aucun d’éloquent ;
mais qu’on doit traduire, du moins en cet endroit,
qu’il avoit vû beaucoup d’hommes doiiés du talent
delà parole, 8c aucun de l’éloquence parfaite, O m -
N IN O . Dans le paffage précédent au contraire , on
peut traduire, que Marc. Antoine avoit yû quelques
Tome V%
E L O jij
hommes dlfirtS, & aucun d’éloquent. Au refte on
doit être étonné que Cicéron dans le paffage dé l’Ô-
tator, fubftitue multos à nonnullos qui fe trouve dans
l’autre paffage, où il fait dire d’ailleurs à Marc Antoine
la même chofe : il femble que multos feroif
mieux dans le premier paffage, & nonnullos dans lé
fécond ; car il y a beaucoup plus d’hommes diferts *
é’eft-à-dire diferti dans le premier fens , qu’il n’ÿ
en a qu’on puiffe appeller diferti dans le fécond ; or,
Marc Antoine, fuivant le premier paffage, ne con-
noiffoit qu’un petit nombre d’hommes diferts t à plus
forte raifon n’en connoiffoit-il qu’un très petit nom-*
bre de la fécondé efpece. Pourquoi donc cette dif-
parate dans les deux paffages ? fans doute multos
I dans le fécond ne lignifie pas un grand nombre ab-
folument, mais feulement un grand nombre par op*
pofition à neminent, c’eft-à-dire quelques - uns, ou.
nonnullos-,
Après cette difeuffiori fur lé vrai fens du mot dU
fertus y difeuffion qui nous paroît mériter l’attention
des le&eurs, 8c qui appartient à l’article que nous
traitons, donnons en peu de mots d’après les grands
maîtres 8c d’après nos propres réflexions, les princi*
pales réglés'de Allocution oratoire.
La clarté, qui eft la loi fondamentale du difcours.
oratoire , & en général de quelque difcours que cé
fo it , confifte non-feulement à fe faire entendre
mais à fe faire entendre fans peine. On y parvient
par deux moyens ; en mettant les idées chacune à fa
place dans l’ordre naturel, 8c en exprimant nette-»
ment chacune de ces idées. Les idées feront exprimées
facilement 8c nettement, en évitant les tours
ambigus, les phrafes trop longues, trop chargées
d’idées incidentes 8c acceffoires à l’idée principale ^
lestours épigrammatiques, dont la multitude ne peut
fentir la fineffe ; car l’orateur doit fê fouvenir qu’il
parle pour la multitude. Notre langue par le défaut
de déefinaifons & de conjugaifons, par les équivoques
fréquentes des ils, des elles y des qui, des que*
des fon yfiiyfes, 8l de beaucoup d’autres mots, eft
plus fujette que les langues anciennes à l’ambiguité
des phrafes & des tours. On doit donc y être fort attentif,
en fe permettant néanmoins (quoique rarement)
les équivoques legeres 8c purement grammaticales
, lorfque le fens eft clair d’ailleurs par lui-même
, & lorfqu’on ne pourroit lever l’équivoque fans
affoiblir la vivacité du difcours. L’orateur peut même
fe permettre quelquefois la fineffe des penfées 8c
des tours, pourvu que ce foit avec fobriété 8c dans
les fujets qui en font fufeeptibles, ou qui l’autori-
fent, c’eft-à-dire qui ne demandent ni fimplicité, nr
élévation, ni véhémence : ces tours fins 8c délicats
échapperont fans doute au vulgaire, mais lés gens
d’efprit les faifiront & en fauront gré à l’orateur. En
effet, pourquoi lui refuferoit-on la liberté de refer-
ver certains endroits de fon ouvrage aux gens d’efprit
, c’eft-à-dire aux feules perfonnes dont il doit
réellement ambitionner l’eftime ?
Je n’ai rien à dire fur la correéliôn, finon qu’elle
confifte à obferver exafrement les réglés de la langue
, mais non avec- àffez de ferupuîe , pour ne pas
s’en affranchir lorlqüe la vivacité du difcours l’exige.
La eôrreûion 8c la clarté font encore plus
étroitement néceffaires dans un difcours fait pour
être lû, que dans un difcours prononcé ; car dans ce
dernier cas , une aûion vive , jufte, animée, peut
quelquefois aider à la clarté 8c fauver l’incorrefrion,'
Nous n’avôns parlé jufqu’ici que de la clarté 8c
de la corre&ion gràmmaticales , qui appartiennent
à la diftion : il eft auffi une clarté 8c une correftion
non moins effentielles , qui appartiennent au ftyle*i
8c qui confiftent dans la propriété des termes: C ’eft
principalement cette qualité qui diftingue les grands
écrivains d’avec ceux qui ne le font pas : ceux-çq
y V V ij[