lofophie à des dogmes myftérieux , qui n eri per-
mettoient point l’ufage, fureur conçue dans les députes
des écoles, fit éclore une foule d herefies qui
déchirèrent l’Eglife. Cependant le fang des martyrs
continuoit de fruftifier; la religion chrétienne de le
répandre malgré les obftacles ; & la Philofophie, de
perdre fans ceffe-de fon crédit. Quel parti prirent
alors les Philofophes ? celui d’introduire le Sincre-
tifme dans la Théologie payenne , & de parodier
une religion qu’ils ne pouvoient etouffer. Les Chrétiens
ne reconnoiffoient qu’un Dieu ; les Sincretif-
tes, qui s’appellerent alors Eclectiques , n’admirent
qu’un premier principe. Le Dieu des Chrétiens
étoit en trois perfonnes: le Pere, le Fils, & le S.
Efprit. Les EcleCtiques eurent auffi leur Trinité :
le premier principe, l’entendement divin, & 1 ame
du monde intelligible. Le monde étoit eternel , fi
l’on en croyoit Ariftote ; Platon le difoit engen-
dré ; Dieu l’avoit créé, félon les Chrétiens. Les
Eclectiques en firent une émanation du premier
•principe ; idée qui concilioit les trois fyftèmes, &
qui ne les empêchoit pas de prétendre comme auparavant
, que rien ne fe fait de rien. Le Chriftianifme
avoit des anges, des archanges, des démons, des
faints, des âmes, des corps, &c. Les Eclectiques, d’émanations
en émanations, tirèrent du premier principe
autant d’êtres correfpondans à ceux-là : des
•dieux, des démons, des héros, des âmes, & des corps ;
:ce qu’ils renfermèrent dans ce vers admirable :
tt'ô’êV a S 'ffl TpCüffKt/ JiV tSIÇ 7roXU7TO/X/XlS vXHÇ y
De-là s'élance une abondance infinie <Tetres de toute
ifpece. Les Chrétiens adfnettoient la diftinCtion du
±>ien & du mal moral, l’immortalité de l’ame, un
•autre monde, des peines & des récompenfes à venir.
Les Ecleftiques fe conformèrent à leur doCtrine
dans tous ces points. L’Epicuréifme fut profcrit d’un
commun accord ; & les EcleCtiques conferverent de
Platon, le monde intelligible, le monde fenfible, &
la grande révolution des âmes à-travers différens
corps, félon le bon ou le mauvais ufage qu’elles
avoient fait de leurs facultés dans celui qu’elles quit-
toient. Le monde fenfible n’étoit, félon eux, qu’une
toile peinte qui nous féparoit du monde intelligible;
à la mort, la toile tomboit, l’ame faifoit un pas fur
fon orbe, & elle fe trouvoit à un point plus voifin
ou plus éloigné du premier principe, dans le fein
duquel elle rentroit à la fin, lorfqu’elle s’en étoit
rendue digne par les purifications théurgiques &
rationelles. Il s’en faut bien que les idéaliftes de
nos jours ayent pouffé leur extravagance auffi loin
que les EcleCtiques du troifieme & du quatrième fie-
•cles: ceux-ci en étoient venus à admettre exactement
l’exiftènce de tout ce qui n’eft pas, ôc à nier
l ’exiftence de tout ce qui eft. Qu’on en juge fur ces
derniers mots de l’entretien d’Eufebe avec Julien :
<0C TdVTCt tlil TO. ùVTCùç OVTCt , U lS't T W a l& W lV CL'BO.TWtrcà
.[xayyavtiai r.a) yovntvéoeai, ^au/xaTûtaoiuv tpya : Il n y a
de réel que ce qui exifie par foi-même (ou les idées) ; tout
te qui frappe les fens n'efi que faujfe apparence , & l'oeuvre
duprefiige, du miracle, & de l'impofiure. Les Chrétiens
avoient différens cultes. Les EcleCtiques imaginèrent
les deux théurgies ; ils fuppoferent des
miracles ; ils eurent des extafes ; ils conférèrent l’en-
thoufiafme , comme les Chrétiens conféroient le
S. Efprit ; ils crurent aux vifions , aux apparitions,
aux exorcifmes, aux révélations, comme les Chrétiens
y croyoient ; ils pratiquèrent des cérémonies
extérieures , comme il y en avoit dans l’églife ; ils
allièrent la prêtrife avec la philofophie ; ils adrefle-
rent des prières aux dieux; ils les invoquèrent ; ils
leur offrirent des facrifices ; ils s’abandonnèrent à
toutes fortes de pratiques, qui ne furent d’abord que
fcmtafques & extravagantes , mais qui ne tardèrent
pas à devenir criminelles. Quand la fuperftition cherche
les ténèbres, & fe retire dans des lieux fouter-
rains pour y verfer le fang dés animaux, elle n’eft
pas éloignée d’en répandre de plus précieux ; quand
on a cru lire l’avenir dans les entrailles d’une brebis
, on fe perfuade bien-tôt qu’il eft gravé en carac*
teres beaucoup plus clairs, dans le coeur d’un homme.
C ’eft ce qui arriva aux Théurgiftes pratiques ;
leur efprit s’égara, leur ame devint féroce, & leurs
mains fanguinaires. Ces excès produifirent deux e ffets
oppofés. Quelques chrétiens féduits par la ref-
femblance qu’il y avoit entre leur religion & la philofophie
moderne, trompés par les menfonges que
les EcleCtiques débitaient fur l’efficacité & les prodiges
de leurs rits, mais entraînés fur-tout à ce genre
de fuperftition par un tempérament pufillanime,
curieux, inquiet, ardent, fanguin, trifte, & mé-
lancholique , regardèrent les dofteurs de l’Eglife
comme des ignorans en comparaifon de ceux-ci, &
fe précipitèrent dans leurs écoles ; quelques éclectiques
au contraire qui avoient le jugement fain, à
qui toute la théurgie pratique ne parut qu’un mélangé
d’abfurdités & de crimes, qui ne virent rien dans
la théurgie rationelle qui ne fut prefcrit d’une maniéré
beaucoup plus claire, plus raifonnable, & plus
précife, dans la morale chrétienne,& qui, venant à
comparer le refte de l’Ecleclifme fpéculatif avec les
dogmes de notre religion, ne penferent pas plus favorablement
des émanations que des theurgies, renoncèrent
à cette philofophie, & fe firent baptifer :
les uns fe convertiffent, les autres apoftafient, &
les affemblées des Chrétiens & les écoles du Paga-
nifme fe rempliffent de transfuges. La philofophie
des EcleCtiques y gagna moins que la théologie des
Chrétiens n’y perdit : celle-ci fe mêla d’idées fophif-
tiques, que ne profcrivit pas fans peine l’autorité
qui veille fans ceffe dans l’Eglife à ce que la pureté
de la doClrine s’y conferve inaltérable. Lorfqtie les
empereurs eurent embraffé le Chriftianifme, & que
la profeflion publique de la religion payenne fut
défendue, & les écoles de la philofophie écleCtique
fermées; la crainte de la perfécution fiit une raifon
de plus pour les philofophes de rapprocher encore
davantage leur doCtrine de celle des Chrétiens ; ils
n’épargnerent rien pour donner le change fur leürs
fentimens & aux PP. de l’Eglife & aux maîtres de
l’état. Ils infinuerent d’abord que les apôtres avoient
altéré les principes de leur chef ; que malgré cette
altération, ils différoient moins par les chofes, que
par la maniéré de les énoncer : Chrijtüm nefcio quid
aliud fcripjîjje , quam Chrifliani docebant, nihilque fen-
f i fie contra deosfuos ,fed eos potius magico ritu coluiffe ;
que Jefus-Chrift étoit certainement un grand philo-
fophe, & qu’il n’étoit pas impoffible qu’initié à tous
les myfteres de la théurgie, il n’eût opéré les prodiges
qu’on en racontoit, puifque ce don extraordinaire
n’avoit pas été refufé à la plûpart des éclectiques
du premier ordre. Porphyre difoit: Sunt fpi-
ritus terreni minimi, loco quodam malorum doemonum
fubjecti potefiati ; ab his fapientès Hebroeorum quorum
unus etiam ifie Jefus fuit, &c. Us attribuoient cet oracle
à Apollon, interrogé fur Jefus-Chrift : ùvdtoç tnv
nantit tràpxct troipoc TtTctpwS'6<riv tpyon : Mortalis erat,fecuh-
dum carnem philofophus ille miraculofis operibus clarus.
Alexandre Sévere mettoit au nombre des perfonna-
ges les plus refpeCtables par leur fainteté, inter animas
fancliores, Abraham, Orphée, Apollonius, &
Jefus-Chrift. D ’autres ne ceffoi.ent de crier : Difcipu-
los ejus de illo fuiffe révéra mentitos , dicendo ilium
Deum , per quem facta funt omnia , cum nihil aliud
quam homo fuerit, quamvis excellentijjimoe fapientice.
Ils ajoûtoient : Ipfi vero pius, & in coelum Jicutpii >
conceffit ; ita hune quidem non blafphemabis ; mifere-
beris autan hominum dementiam. Porphyre fe trompa ;
ce
ce qui fait grande pitié à un philofophe, c’eft un
écleCtique tel que Porphyre, qui en eft réduit à ces
extrémités. Cependant les éclectiques réuffirent par
ces voies obliques à en impofer.aux Chrétiens, &
à obtenir du gouvernement un peu plus de liberté ;
l’Eglife même ne balança pas à élever à la dignité de
l ’épifcopat Synefius, qui reconnoiffoit ouvertement
la célébré Hypatia pour fa maîtreffe en philofophie ;
en un mot il y eut un tems où les EcleCtiques étoient
prefque parvenus à fe faire paffer pour Chrétiens,
& où les Chrétiens n’étoient pas éloignés de s’a-
voiier EcleCtiques. C ’étoit alors que S. Auguftin difoit
des Philofophes : Si hanc vitam illiPhilofophi rur-
fus agert potuijfent, vidèrent profectb cujus auto n tau fa-
cilius confuleretur hominibus, & patteis mutatis verbisy
Chrifliani fièrent y Jicut plerique recendorum nofirorum-
que temporum Platonici fecerunt. L’illufion dura d’autant
plus long-tems, que les EcleCtiques, preffés par
les Chrétiens, & s’enveloppant dans les diftinCtions
d’une métaphyfique très-fubtile à laquelle ils étoient
rompus, rien n’étoit plus difficile que de les faire
entrer entièrement dans l’Eglife, ou que de les en
tenir évidemment féparés ; ils avoient tellement
quinteffencié la théologie payenne, que profternés
aux piés des idoles, on ne pouvoir les convaincre
d’idolâtrie ; il n’y avoit rien à quoi ils ne fiffent face
avec leurs émanations. Etoient-ils matérialiftes ? ne
l ’étoient-ils pas ? C ’eft ce qui n’eft pas même aujourd’hui
trop facile à décider. Y a - 1 - il quelque chofe
de plus voifin de la monade de Léibnitz, que les
petites fpheres intelligentes, qu’ils appelloientyu/zges
: vooufxivtti iovyytç Trarponv votwn y.al au}*) ; CouXcuç
â^Qtydloiffi xivoofjttvttt dç-e votiaeti : Intellectce yunges à
pâtre , intelligunt & ipfee , conjiliis inejfabilibus motee ,
ut intelligant. Voilà le .fymbole des élémens des
êtres, félon les EcleCtiques ; voilà ce dont tout eft
compofé, & le monde intelligible, & le monde fenfible
, & les efprits créés, & les corps. La définition
qu’ils donnent de la mort, a tant de liaifon avec le
fyftème de l’harmonie préétablie de Léibnitz, que
M. Brucker n’a pu fe difpenfer d’en convenir. Plotin
dit: L'homme meurt , ou l'ame fefèpare du corps,
* quand il n'y a plus de force dans l'ame qui l'attache au
corps ; & cet inftant arrive , perditâ harmoniâ quam
olim habens , habebat & anima. Et M. Brucker ajoute
: en vero harmoniam proefiabilitam inter animam &
corpus jam Plotino ex parte notam.
On fera d’autant moins furpris de ces reflemblan-
c e s , qu’on connoîtra mieux la marche defordonnée
& les écarts du Génie poétique, de l’Enthoufiafme,de
la Métaphyfique,& de l’Efprit fyftématique. Qu’eft-
ce que le talent de la fiction dans un poëte, finon
l ’art de trouver des caufes imaginaires à des effets
réels & donnés, ou des effets imaginaires à des caufes
réelles & données ? Quel eft l’effet de l’enthou-
fiafme dans l’homme qui en eft tranfporté, fi ce
n’eft de lui faire appercevoir entre des êtres éloignés
des rapports que perfonne n’y a jamais vus ni fup-
pofés ? Où ne peut point arriver un métaphyficien
q u i, s’abandonnant entièrement à la méditation,
s’occupe profondément de Dieu, de la nature, de
l ’efpace, & du tems ? à quel réfultat ne fera point
conduit un philofophe qui pourfuit l’explication d’un
phénomène de la nature à-travers un long enchaî-.
nement de conjeClures ? qui eft-ce qui connoît toute
l ’immenfité du terrein que ces difïerens efprits ont
battu, la multitude infinie de fuppofitions fingulie-
res cju’ils ont faites, la foule d’idées qui fe font pré-
fentees à leur entendement, qu’ils ont comparées,
& qu’ils fe font efforcés de lier. J’ai entendu raconter
plufieurs fois à un de nos premiers philofophes,
que s’étant occupé pendant long-tems d’un phénomène
de la nature, il avoit été conduit par une très-
longue fuite de conjectures, à une explication fyf-
Tome V%
tématique de ce phénomène, fi extravagante & fi
compliquée, qu’il étoit demeuré convaincu qu’aucune
tête humaine n’avoit jamais rien imaginé de
femblable. Il lui arriva cependant de retrouver dans
Ariftote précilément le même réfultat d’idées & de
reflexions , le même fyftème de déraifqn. Si ces rencontres
des Modernes avec les Anciens , des Poètes
tant anciens que modernes, avec les Philofophes
, & des Poètes & des Philofophes entre eux,
font déjà fi fréquentes , combien les exemples n’en
feroient-ils pas encore plus communs , fi nous n’avions
perdu aucune des productions de l’antiquité ,
ou s’il y avoit en quelque endroit du monde un livre
magique qu’on pût toûjours confulter, & où toutes
les penfées des hommes allaffent fe graver au •moment
où elles exiftent dans l’entendement ? La ref-
femblance des idées des EcleCtiques avec celles de
Léibnitz, n’eft donc pas un phénomène qu’il faille
admettre fans précaution, ni rejetter fans examen ;
& la feule conféquence équitable qu’on en puiffe tirer
, dans la fuppofition que cette reffemblance foit
réelle, c’eft que les hommes d’un fiecle ne different
guere des hommes d’un autre fiecle, que les mêmes
circonftances amènent prefque néceffairement les
mêmes découvertes, & que ceux qui nous ont précédé
avoient vû beaucoup plus de chofes, que nous
n’avons généralement de difpofition à le croire.
Après ce tableau général de l'Ecleclifme, nous allons
donner un abrégé hiftorique de la vie & des
moeurs des principaux philofophes de cette feâe ;
d’où nous pafferons à l’expofition des points fondamentaux
de leur fyftème.
Hifioire de VEcleclifme.
La philofophie écleCtique fut fans chef & fans nom
(à.y.t<pa.Xoç y.dj àvowp.oç) jufqu’à Potamon d’Alexandrie.
L’hiftoire de ce Potamon eft fort brouillée : on eft
très-incertain fur le tems où il parut ; on ne fait rien
de fa vie; on fait très-peu de chofe de fa philofophie.
Trois auteurs en ont parlé, Diogene Laerce, Suidas
, & Porphyre. Ce dernier dit, à l’oeeafion de
Plotin : Samaifon étoitpleine de jeunes garçons & de jeunes
filles. C'étoient les enfans des citoyens les plus con-
jiderés par leur naijfance & par leur fortune . Telle étoit
la confiance qu'ils avoient dans les lumières & la vertu
de ce philofophe , qu'ils croyoient tous n'avoir rien de
mieux a faire en mourant, que de lui recommander ce
qu'ils laiffoient au monde de plus cher ; de ce nombre
étoit Potamon , qu'il fe plaifoit à entendre fur une philofophie
dont il jettoit les fondemens , ou fur une philofophie
qui conjifte à fondre plufieurs fyfilmes en un. (ê'io
xetj t7nXnpuT0 aotco » oixia , TrctiS'w y.ai Traa&ivuv . tv tvtoiç
y.cij w 0 HoTUfJMy , « , thc ‘saatS'mnuç tppovliÇm 7roXXaxic tv
Kctj ixtTa<tsoiirToç wpoàeaTo) ; c’eft: un logogriphe que ce
paflage de Porphyre : de ce nombre (îv réroiij étoit Potamon.
On ne fait fi cela fe rapporte aux peres ou
aux enfans. Si c’eft des peres qu’il faut entendre cet
endroit, Potamon étoit contemporain de Plotin. Si
c’eft des enfans, il étoit poftérieur à ce philofophe.
Le refte du paffage ne préfente pas moins de difficultés
: les uns lifent uroxxàxiç tv «.dp, qui ne préfente
prefqu’aucun fens ; d’autres, •uoxxày.tç [Av ou Tioxxd
hç tv, que nous avons rendus par, qu'il fe plaifoît à
entendrefur une philofophie dont il jettoit les fondemens,
ou qui confifle à fondre plufieurs fyfiemes. en un. Suidas
dit de fon Potamon, qu’i/ vécut avant & fous le régné
d'Augufie (fitpo y.dj /xtTa Au^aç-a). En ce cas, ou cet
auteur s’eft trompé dans cette occafion, comme il
lui eft arrivé dans beaucoup d’autres ; ou le Potamon
dont il parle, n’eft pas le fondateur de la feâe
écleCtique ; car Diogene Laerce dit de celui-ci,
qu'il avoit tiré de chaque philofophie ce qui lui convenoit;
qu'il e n avoit f o r m é faphilojophie, & que cet écleCtifme
étoit tout nouveau ( tr/J'i >wpo tXiyts Kaj exÀSKTmmç aipt-
M m