Cependant le pathétique en general le peint encore
mieux dans le vers ïambe, dont la melure {impie
& variée approche de la nature, autant que iurt
du vers peut en approcher ; & il eft vraiffemblable
que li ce vers n’a pas eu la préférence dans le genre
hégiaque, comme dans le dramatique, c’eft que l’élégie
étoit mifé en chant.
Quintilien regarde Tibulle comme le premier des
poètes élégiaques y mais il ne parle que du ftyle, mihi
terfus atquc elegans maximè videtur, Pline le jeune préféré
Catule, fans doute pour des élégies qui ne font
point parvenues jufqu’ànous. Ce que nous connoif-
fons de lui de plus délicat & de plus touchant, ne
peut guere être'mis'que dans la clafle des madrigaux.
Voyez Madrigal. Nous n’avons d’élégies de Catule
, que quelques vers à Ortalus fur la mort de ion
frere ; la chevelure de Bérénice, elegie foible, imitée
de Callimaque ; une épître ;à Mallius, ou fa douleur,
fa reconnoiffangc & fes amours font comme
entrelacés de l’hiftoiréde Laodamie, avec affez peu
d’art & de goût ; enfin l’avanture d’Ariane & de
Théfée, épifode enchâffée dans fon poème fur les
noces de Thétis, contre toutes les réglés de l’ordonnance
, des proportions & du deffein. Tous ces morceaux
font des modèles du ftyle elegiaque; mais par
le fond des chofes, ils ne méritent pasmême, à notre
avis , que l’on nomme Catule à cote de Tibule
& de Properce : aulîi M. l’abbé Souchai ne l’a-t-il
pas compté parmi les élégiaques latins (Mem.de l a-
cad. des Inscriptions & Belles-Lettres, tome V IL ) Le
même auteur dit que Tibulle eft le feul qui ait connu
& exprimé parfaitement le vrai caraûere de l’élégie,
en quoi nous ofons n’être pas de fon avis ; plus
éloignés encore du fentiment de ceux qui donnent
la préférence à Ovide. Voyez Elégie. Le feul avantage
qu’Ovide ait eu fur fes rivaux, eft celui de l’invention
; car ils n’ont fait le plus fouvent qu’imiter
les Grecs, tels que Mimnerme & Callimaque. Mais
Ovide , quoiqu’inventeur, avoit pdur guides &
pour exemples Tibulle & Properce,qui venoient d’écrire
avant lui : fecours important, dont il n’a pas
toujours profité.
Si l ’on demande quel eft l’ordre dans lequel ces
poètes fe Font fuccédésJ il eft marqué dans ces vers
d’Ovide. Trifi.lib. IV. el, 1.0.
. . . . . Nec amara Tibullo
Tempus amicitioe fata dedere meoe y
Succeffor fuit hic ùbi , Galle, Pfopertius illiy
Quartus ab his (erie temporis ipfifui.
Il ne nous refte rien de ce Gallus ; mais fi c’eft le
même que le Gallus ami de Properce, il a dû être
le plus véhément de tous les poètes élégiaques, comme
il a été le plus dur, au jugement de Quintilien.
Article deM. MlARMQNTEL.
M. l ’abbé Souchai divife les élégiaques grecs en
deux claffes : l’une comprend ceux qui à la vérité
ont fait des élégies, mais qui font plus connus par
d’autres genres de littérature ; & l’autre renferme
ceux qui s’étant plus particulièrement adonnés à
l’élégie, méritent aufli plus proprement le titre àele-
giaques. Il compte dans la première clafle Archilo-
que, Clonas, Polymneftus, Sapho, Efchyle »Sophocle
, "Euripide, Ion, Melanthus, Alexandre Eto-
lien, Platon, Ariftote , Antimaque , Euphorion ,
Eratofthene , &: Parthénius ; & dans la féconde
clafle , Callinus, Mimnerme, Tyrtée , Penandre,
Solon Sacadas, Xenophane, Simonide, Evenus,
Critias , Denis Chatius , Philetas & Callimaque ;
Myro de Bizance, Hermianax, &c. Mem. de l acad.
des Belles Lettres, tome VIL
Les poètes flamands fe font diftingués parmi les
modernes par leurs élégies latines. Celles de Bider-
man, de Grotius, & de Vallius, approchent du
goût de la belle antiquité. Madame de la Suze &E
madame Deshoulieres fe font aufli exercées dans ce
genre, dans lequel les Anglois n’ont rien que quelques
pièces fugitives de Milton. (G)
ELÉGIE, f. f. (Belles-Lettres.) petit poème dont
les plaintes & la douleur font le principal caraûered
La plaintive élégie en longs habits de deuil,
Sait, les cheveux épars, gémirfur un cercueil.
Boil. Artpoctl
Nous difons le principal caractère, car bien que ce
poème fe fixe ordinairement aux objets lugubres, il
ne s’y borne pourtant pas uniquement :
Elle peint des amans la joie & la trijlcffe ,
Flate, menace, irrite, appaife une maitrefie.
. Ibidem^
Les Grammairiens font partagés fur l’étymologie
de ce nom : Voflius, après D ydime, le tire du grec
î't xiyuv, dire hélas. L’élégie fut ainfi nommée, parce
qu’elle étoit remplie de l’exclamation e e, fi familière
aux poètes tragiques, & qui*échappe fi na-,
turellement aux perfonnes affligées.
Le vrai caraftere de X!élégie confifte dans la vivacité
des penfées, dans la délicateffe des fentimens ÿ
dans la fimplicité des expreflions.
La diftion dans Xélégie doit être nette , aifee &
claire , tendre & pathétique ; peindre les moeurs £
n’admettre ni pointes ni jeux de mots ; & le féns de
chaque penfée (au moins dans Xélégie latine) doit
être renfermé dans chaque diftique. Voyez mém. des
! dcad. des Belles-Lettres, tome VIL (G)
L’élégie dans fa fimplicité touchante & noble J
! réunit tout ce que la Poéfie a de charmes , l’imagi-
I nation & le fentiment ; c’eft cependant, depuis^ la
! renaiffance des Lettres , l’un des genres de poefie
qu’on a le plus négligés : on y a de plus attache
l’idée d’une trifteffe fade , foit qu’on ne diftingue
| pas affez la tendreffe de la fadeur ; foit que les poë-,
tes , fur l’exemple defquels cette opinion s’eft établie
, ayent pris eux-mêmes le ftyle doucereux pour,
le ftyle tendre.
Il n’eft donc pas inutile de développer ici le ca-
raûere de Xélégie , d’après les modèles de 1 anti-i
quité. , f ,
Comme les froids légiflateurs de la Poefie n ont
pas jugé Xélégie digne de leur févérité, elle jouit encore
de la liberté de fon premier âge. Grave ou le-
gere , tendre ou badine, paflionnee ou tranquille 9
riante ou plaintive à fon gré, il n’eft point de ton
depuis l’héroïque jufqu’au familier, qu’il ne lui foit
permis de prendre. Properce y a décrit en paffant
la formation de l’univers, Tibulle les tourmens du
tartare ; l’un & l’autre en ont fait des tableaux dignes
tour-à-tour de Raphaël, du Correge & de l’Al-
bane : Ovide ne ceffe d’y jouer avec les fléchés de
l’Amour.
Cependant pour en déterminer le cara&ere par
quelques traits plus marqués , nous la diviférons en
trois genres, le paflionne, le tendre, & le gracieux.
Dans tous les trois elle prend également le ton
de la douleur & de la joie ; car c’eft fur-tout dans
Xélégie que l’Amour eft un enfant qui pour rien s’irrite
& s’appaife, qui pleure & rit en meme teins.
Par la même raifon, le tendre, le paflionne, le gracieux
, ne font pas des genres incompatibles da«s
Xélégie amoureufe ; mais dans leur mélangé il y a
des nuances, des paffages, des gradations à ménager.
Dans la même fituation où l’on dit torqueor in-
felix ! on ne doit pas comparer la rougeur de 1a mai-,
treffe convaincue d’infidélité, a la couleur du ciel,
au lever de Vaurore, à Céclat des rofes parmi les lis, &c»
(Ovid. Amor.lib. IL el. J.) Au,moment où l’on crie
à fés amis : Enchaînez-moi, je fuis un furieux, j ’*f
battu ma maîtreffe, on ne doit penfer ni aux fureurs
d'O refie, ni à celles d'Ajax. (O v . Hb. I . el. y .) Que
ces écarts font bien plus naturels dans Properce I On
m'enleve ce que j'aime, dit-il à fon ami, & tu me défends
les larmes l 11 n y a d'injures fenfibles quen
amour. . , . c'efi par-la qu ont commencé les guerres ,
c'efi par-là qu'a péri Trôye.. . . Mais pourquoi recourir
à Vexemple des Grecs ? C'efi toi , Romulus, qui nous
as donné celui du crime $ en enlevant les Sabines, tu
appris à tes neveux à nous enlever nos amantes, &c.
( Lib. IL el. y .)
En général, le fentiment domine dans le genre
paflionné, c’eft le caraftere de Properce ; l’imagination
domine dans le gracieux, c’eft le caraûere
d’Ovide. Dans le premier l’imagination modelte &
foûmife ne fe joint au fentiment que pour l’embellir,
& fe cache en i’embelliffant, fubfequiturque. Dans
le fécond le fentiment humble & docile ne fe joint
à l’imagination que pour l’animer, & fe laiffe couvrir
des fleurs qu’elle répand, à pleines mains. Un
coloris trop brillant refroidiroit l’un, comme un pathétique
trop fort obfcurciroit l’autre. La paflion
rejette la parure des grâces, les grâces font effrayées
de l’air fombre de la paflion ; mais une émotion
douce ne les rend que plus touchantes & plus vives :
c’eft ainfi qu’elles régnent dans Xélégie tendre, Sc
c ’eft le genre de Tibulle.
C’eft pour avoir donné à un fentiment foible le
ton du fentiment paflionné, que Xélégie eft devenue
fade. Rien n’eft plus infipide qu’un deféfpoir de fang
Froid. On a cru que le pathétique étoit dans les mots ;
âl eft dans les tours & dans les mouvemens du ftyle.
C e regret de Properce après s’être éloigné de Cin-
thie,
Nonne fuit melius dominée pervincere mores ?
c e regret, dis-je, feroit froid. Mais combien la réflexion
l’anime !
QuamviS dura, turnen rar a pùtlla fuit.
C ’eft une étude bien intéreffante que celle des mouvemens
de l’ame dans les élégies de ce poète,, & de
Tibulle fon rival ! Je veux , dit Ovide, que quelque
jeune homme bleffé des mêmes traits que moi , reconnoiffe
dans mes vers tous les fignes de fa flamme , & qu'il s'écrie
après un long étonnement : qui peut avoir appris à ce
poète à f i bien peindre mes malheurs ? C ’eft la regle générale
de la poéfie pathétique. Ovide la donne ; T ibule
& Properce la fui vent, & la fuivent bien mieux
que lui.
Quelques poètes modernes fe font perfuadés que
Vélégie plaintive n’avoitpasbefoin d’ornemens-; non
fans doute, lorfqu’elle eft paflionnée. Une amante
éperdue n’a pas befoin d’être parée pour attendrir en
fa faveur ; fon defordre, fon égarement, la pâleur de
fon vifage, les miffeaux de larmes qui coulent de fés
y eu x, font les armes de fa douleur, & c’eft avec ces
traits que la pitié nous pénétré. Il en eft ainfi de Xé-
légie paflionnée.
Mais une amante qui n’eft qu’affligée, doit réunir
pour nous émouvoir les charmes de la beauté, la parure
, ou plûtôt le négligé des grâces. Telle doit être
Xélégie tendre, femblable à Corine au moment de
fon réveil:
Sape etiam nonditm digefiis mane cap il lis,
Purpureo jacuit femi fupina thoro
Tumque fuit neglecta decens.
Un fentiment tranquille & doux, tel qu’il regne dans
Xélégie tendre, a befoin d’être nourri fans ceffe par
une imagination vive & féconde. Qu’on fe figure
une perfonne trifte & rêveufé qui fe promene dans
une campagne, où tout ce qu’elle voit lui retrace
l ’objet qui l’occupe fous mille faces nouvelles : telle
eft dans Xélégie tendre la fituation de l’ame à l’égard
de I: imagination. Quels tableaux ne fe fait - on pas
dans ces douces rêveries ? Tantôt on croit voyagerfur
unvaifeau avec ce qu'on aime , on efi expofé à la même
tefnpete ; on dort fur le même rocher, & à l'ombre du même
arbfe J onfe defaltéré à la mêmefource y foit à lapou-
pe, foit a la pYOué dû navire, une planche fuffit pour
deux y on fouffre tout avec plaifir y qu 'importe que le vent
du midi , ou celui du Yiord, enfle la voile, pourvu qu'oit
ait les yeux attachés fur fon arnante ? Jupiter embrafe•*
roit le vaiffeau , oh ne Irembleroit que pour elle. Prop. 1. II. el. 28. Tantôt on fe peint foi-même expirant y on
tient d'une défaillante main la main d'une amante éplorée
; ellefe précipite fur le lit ou l'on expire; ellefuit fon
amant jufque fur le buchet ; elle couvre fon corps de bai-
fers mêlés de larmes y on voit les jeûnes garçons & les
jeunes filles revenir de ce fpeclacle les yeux baîffés &
mouillés de pleurs y on voit fon amante s'arrachant les
cheveux , &fe déchirant les joues y on la conjure d'épargner
les maux de fon amant, de modérer fon defefpoir.
Tib. 1. 1. él. 1. C ’eft ainfi que dans Xélégie tendre, le
fentiment doit être fans ceffe animé pa’r les tableâux
que l’imagination lui préfente. Il n’en eft: pas de même
de Xélégie paflionnée, l’objet préfertt y remplit
toute l’ame ; la paflion ne rêve pointi
On peut entrevoir quel eft le ton du fentiment
dans Tibulle &dans Properce, par les extraits que
nous en avons donnés, n’ayant pas ofé les traduire.
Mais ce n’eft qu’en les lifant dans l’original, qu’on
peut fentir le charme de leur ftyle : tous deux faciles
avec précifion, véhémens avec douceur, pleins
de naturel, de délicateffe, & de grâces. Quintilien
regarde Tibule comme le plus élégant & le plus poli
des poètes élégiaques latins; cependant il avoue que
Properce a des partifans qui le préfèrent à Tibulle ,
& nous ne diflimulerons pas que nous fommes de ce
nombre. A l ’égard du reproche qu’il fait à Ovide d’être
ce qu’il appelle lafeivior y foit que ce mot-là fignï-
fie moins châtié , ou plus diffus , ou trop livré à fon
imagination , trop amoureux de fon bel efprit, ni-
miîim amator ingenii fu i, ou d.'une molleffe trop négligée
dans fon flyle (car on ne fauroit l’entendre comme
le lafeiva puella de Virgile , d'une volupté folâtre) y
ce reproche dans tous ces fens eft également fondé.
Aufli Ovide n’a-t-il excellé que dans Xélégie gracieil-
fé , où les négligences font plus excufables.
Aux traits dont Ovide s’eft peint à lui-même 17-
îégie amoureufe, on peut juger du ftyle & du ton
qu’il lui a donnés.
Venit odoratos elegia nexa capillos
Forma decens, vefiis tenuifjima, cultus amantis,
•, • • • . * • Umis fubrijit ocellis.
Fallor? an in dextrâ myrthea virga fuit ?
Il y prend quelquefois le ton plaintif; mais ce ton-
là même eft un badinage.
Croyez qu'il èfi des dieux fenfibles à l'injure ,
Après mille fermens Corine fe parjure.
En a-it-cüe perdu quelqu'un defes attraits ,
Ses yeux font-ils moins beaux , fon teint e fi-il
• moins frais ?
Ah ce Dieu, s'il en efi , fansdoüte aime les belles y
Et ce qui il nous défend, n'efi permis que pour elles l
L’amour avec ce front riant & cet air leger, peut
être aufli ingénieux, aufli brillant que l ’on veut. La
parure fied bien à la coquetterie ; c’eft elle qui peut
avoir les cheveux entrelacés de rofés. C ’eft fur le
ton galant qu’un amant peut dire :
Cherche un amant plus doux , plus patient que moi y
Du tribut de mes voeux ma poupe couronnée
Brave au port les fureurs de l'onde mutinée.
C ’eft-là que feroit placée cette métaphore fi peu naturelle,
dans une élégie férieufé ;