dans l’Afie-mineiire, & qui dominèrent pendant 18
ans fur toute cette fécondé partie du monde, ont
nourri de tout tems une prodigieufe quantité de
chevaux, & qu’ils faifoient du lait de leurs jumens
leurhoiffon ordinaire. Il feroit donc ridicule de pen-
fer qu’ils euffent ignoré l’art de monter à cheval (m) •
Cela ne fouffre aucune difficulté , quand on lit ce
qu’Hérodote raconte des Amazones, femmes guerrières
qui defcendoient des anciens Scythes.
Les Grecs ( Hérodote, ibid. ) les ayant vaincues
en bataille rangée fur les bords de Thermodon, firent
plufieurs prifonnieres, qu’ils mirent fur trois
vaifleaux, & reprirent le chemin de leur patrie.
Quand on fut en plaine mer, nos héroïnes faifif-
fant un moment favorable, fe jetterent fur les hommes,
les defarmerent, & leur coupèrent la tête.
Comme elles ignoroient l’art de la navigation, elles
furent obligées de s’abandonner à la merci des vents
& des vagues, qui les portèrent enfin fur un rivage
des Palus Méotides , où étant defcendues à terre,
elles montèrent fur les premiers chevaux qu’elles
purent trouver, & coururent ainfi tout le pays;
Ce fait s’accorde parfaitement avec ce que l’ab-
bréviateur de Trogue Pompée (Juftin, /. I I.) rapporte
de l’éducation des Amazones : « elles ne paf-
» foiént pas, dit-il, leur tems dans l’oifiveté. ou à fi-
» 1er; elles s’exerçoient continuellement au métier
» des armes , à monter à cheval, & à chaffer ».
Strabon, l. I I . d’après Métrodore &c. dit encore que
les plus robuftes des Amazones alloient à la chaffe,
& faifoient la guerre montées fur des chevaux. Le
tems de leur célébrité eft antérieur à la guerre de
Troye ; une partie de l’Afie & de l’Europe fentit le
poids de leurs armes ; elles bâtirent dans l’Afie'-mineure
plufieurs villes (Juftin,/. II. ) , ent-r’autres
Ephèfe, où il y a apparence qu’elles inftituerent le
culte de Diane.
Théfée étoit avec Hercule, lorfque ce héros à la
tête des Grecs remporta fur elles la viûoire du Thermodon.
Réfolues de tirer une vengeance éclatante
de cet affront, elles fe fortifièrent de l’alliance de Si-
gillus, roi des Scythes, qui envoya à leur fecours
une nombreufe cavalerie commandée par fon fils.
Marchant tout de fuite contre les Athéniens , .qui
obéiffoient à Théfée, elles leur livrèrent bataille
jufque dans les murs d’Athènes, avec plus de courage
que de prudence. Un différend furvenu entr’-
elles & les Scythes empêcha ceux-ci de combattre :
auffi furent-elles vaincues ; & cette cavalerie ne fer-
vit qu’à favorifer leur retraite & leur retour.
Les annales des autres peuples, foit d’Europe ,
foit d’Afrique, concourent également à prouver l’ancienneté
de E équitation; on la voit établie chez les
Macédoniens, avant que les Héraclides euffent conquis
la Macédoine ( Hérodote, /. VIII.). Les Gaulois,
les Germains,les peuples d’Italie faifoient ufa-
ge des chars ou de la cavalerie dans leurs premières
guerres qui nous font connues ( Diodore de Sicile,
liv. V. ). Les Ibériens ont de tout tems élevé d’ex-
cellens chevaux, de même que les Arabes, les Maures
plufieurs colonies dans la Grece : les Amazones &
les Scythes, chez qui l’art de Y équitation étoit en
ufage de tems immémorial, avoient parcouru dç
même une partie de l’Europe & de l’Afie, fur-tout
de l’Afie - mineure , & s’étoient fait voir dans
la Grece. De ces évenemens, tous antérieurs à
la guerre de T ro y e , on pourroit conclure, fans
chercher de nouvelles preuves, que dans le tems de
cette expédition l’art de monter à cheval n’étoit
ignoré ni des Grecs ni dçs Troyens.
II. L’équitation connue, che^ les Grecs avant la guerre
de Troye. Cette propofition, que nous croyons vraie
dans toute fon étendue, a trouvé néanmoins deux
contradicteurs célébrés, madame Dacier & M. Fre-
ret : fondés furie prétendu filence d ’Homere, & fur
ce qu’il ne fait jamais combattre fes héros à cheval,
mais montés fur des chars , ils ont prétendu que l’époque
, & tous les peuples du Nord de l’Afrique.
Les traits hiftoriques que nous venons de rapporter
nous montrent évidemment, chez les Affyriens
& les Egyptiens, les chevaux employés de toute
antiquité dans les armées, à porter des hommes &c
à traîner des chars. Les Egyptiens ont inondé l’Afie
de leurs troupes, pénétré dans l’Europe, & fondé
(m) Il y avoic au nord-eft des Palus Méotides, des Scythes
nommés lyrces , qui ne vivoient que du produit de leur chaffe,
& voici comment ils la pratiquoient. Cachés parmi les arbres
qui étoient là en grand nombre, & ayant près d’eux un chien &
un petit cheval couché fur le ventre, ils tiroient fur la bête à
fon paffage, & montoient tçuc de fuite à cheval pour courir à
h pourfuice avec leur chien. Hérodote, liv. IV, . ..
de Y équitation dans la Greçe & dans l’Afie-
mineure, étoit poftérieure à la guerre de T royé, &
que les Grecs, de même que les Troyens, ne fa-
voient en ce tems-là faire ufage des chevaux que
lorfqu’ils étoient attelés à des charsv
Il femble qu’une opinion fi finguliere doive tomber
d’elle-même, quand on obferye que les Grecs
exiftoient long-teras avant le paffage de la mer Rouge
, puifque Argos étoit alors àfonfixieme roi (n) ,
& que plus de quatre cents ans avant ce paffage,
l’égyptien Ourane avoit franchi le Bofphore pour
donner des lois à ces Grecs, qui. n’étoient encore
que des fauvages , vivans comme les bêtes des herbes
qifils broutoient. D ’ailleurs plufieurs villes de
la Grece n’étoient que des colonies des Egyptiens ou
des Phéniciens. L’Egyptien Cecrops (environ 1556
ans avant J. C.) qui v ivoit dans le fiecle de M oyfe,
avoit fondé les douze bourgs d’où fe forma depuis
la ville d’Athenes : prefque tout ce qui concernoit
la religion, les lois, les moeurs, avoit été porté d’Egypte
dans la Grece. Sur quel fondement croira-
t-on que les Egyptiens qui humaniferent &. poliee-
rent les G recs, leur euffent laiffé ignorer l’art de IV-
quitation , qu’ils poffédoient fi bien eux-mêmes, &
qu’ils n’euffent voulu feulement que leur apprendre à
conduire des chars? Comment ces Grecs, témoins
des exploits de Séfoftris, & qui avoient combattu
contre les Amazones, ne virent-ils que des chars
dans des armées où il y avoit indubitablement de la
cavalerie ?
Malgré la folidité de ces réflexions, il s’en eft peu
fallu que le fentiment de M. Freret & de madame
Dacier, foûtenu par un profond favoir, n’ait prévalu
fur les plus grandes autorités : mais la déférence
que l’on accorde à l’opinion de certains perfon-
nages, quand elle n’a point la vérité pour bafe,
cede tôt ou tard à l’évidence.
M. l’abbé Sallier ( hijloire de C Académie des inferip.
tions & belles-lettres, tom. VII. p. 37 •) eft celui qui
a coupé court au progrès de l’erreur : il a démontré
fenfiblement que l’art de monter à cheval étoit connu
des Grecs long-tems avant la guerre de Troye ;
mais il ne réfout pas entièrement la queftion ; il finit
ainfi fon mémoire.
» Le feul point fur lequel on ne trouve pas de té-
» moignages dansHomere,fe réduit donc à dire que
» les Grecs dans leurs combats, devant T roye, n’a-
» voient point de foldats fervans & combattans à
v cheval ».
On va donc s’attacher à prouver, par l’examen
des raifons mêmes qu’a eu M. Freret de croire le
contraire, que Y équitation étoit connue des Grecs
& des Troyens avant le fiége de T ro y e , & que ces
peuples avoient dans leurs armées de la cavalerie
(n) Ce royaume d’Argos avoic été fondé par l’égypcien Da-
naüs, vers l’an 14 76, avant J. C .
diftinguée des chars : nous conjecturons que ces chars
ne fervoient que pour les principaux chefs, lorfqu’ils
marchoient à la tête des efeadrons.
Madame Dacier, qui penfoit fur la queftion préfente
de même que l’ilîuftre académicien, « ne com-
» prend pas, dit-elle, ( préf. de la traducl. de l'Iliade ,
» édit. 1741- p. do.) comment les G recs, qui étoient
» fi fages, fe font fervis fi long-tems de chars au lieu
» de cavalerie, & comment ils n’ont pas vû les in-
» convéniens qui en naiffoient ». Sans examiner la
difficulté bien plus grande de conduire un char que
de manier un cheval, ni le terrein considérable que
ces chars dévoient occuper, elle fe contente d’ob-
ferver, ajoûte-t-elle, « que quoiqu’il y eût fur cha-
» que char deux hommes des plus diftingués & des
» plus propres pour le combat, il n’y en avoit pour-
» tant qu’un qui combattît, l’autre n’étant occupé
» qu’à conduire les chevaux : de deux hommes en
» voilà donc un en pure perte. Mais il y avoit des
» chars à trois & à quatre chevaux pour le fervice
» d’un feul homme : autre perte digne de confidéra-
» tion ». Madame D acier conclut, malgré ces obfer-
vations, qu’il falloit bien que l’art de monter à cheval
ne fût point connu des Grecs dans le tems de la
guerre de Troye.
Quelle erreur de fa part ! Pour fuppofer dans ce
peuple une fi grande ignorance, il faut ou qu’elle
n’ait pas toûjours bien entendu le texte de fon auteur
, ou qu’elle n’ait pas affez réfléchi fur les ex-
preffions d’Homere. On doit convenir cependant
qu’elle étoit fi peu fûre de fon opinion, qu’elle a dit
ailleurs (Remarquesfur le X . liv. de l'Iliade) : «Dans
» les troupes il n’y avoit que des chars ; les cava-
» liers n’étoient en ufage que dans les jeux & dans
9* les tournois ». Mais qu’étoient ces jeux & ces tournois
, que des exercices & des préparations pour la
guerre ? Et pourroit - on penfer que les Grecs s’y
fuffent diftingués dans l’art de monter des chevaux,
fans profiter d’un fi grand avantage dans les combats
?
M. Freret moins indéterminé (mém. de Litt. de l'A-
cad. des infeript. tom. VII. p . 2.8G.) ne fe dément pas
dans fon opinion. « On eft furpris , dit-il, en exa-
» minant les ouvrages des anciens écrivains, fur-
» tout ceux d’Homere, de n’y trouver aucun exem-
» pie de Y équitation, & d’être obligé de conclure que
» l’on a long-tems ignoré dans la Grece l’art de mon-
» ter à cheval, & de tirer de cet animal les fervices
» que nous en tirons aujourd’hui, foit pour le voya-
» g e , foit pour la guerre ».
Telle eft la propofition qui fait le fujet de fa dif-
fertation : elle eft remplie de recherches curieufes
& favantes, mais qui, toutes prifes dans leur véritable
fens, peuvent fervir à prouver le contraire de
c e qu’il avance.
Après avoir établi pour principe qu’Homere ne
parle en aucun endroit de fes poèmes, de cavaliers,
ni de cavalerie , il prétend que ce poète, quoiqu’il
écrivît dans un tems où Y équitation étoit connue,
s’eft néanmoins abftenu d’en parler, pour ne pas
choquer fes lefteurs par un anachronifme contre le
coftume, qui eût été remarqué de tout le monde.
Cet argument négatif eft la bafe de tous fes raifon-
nemens ; & M. Freret n’oublie rien pour lui donner
d’ailleurs une force qu’il ne fauroit avoir de fa nature.
Pour cet effet, i° . il examine & combat tous les
témoignages des écrivains poftérieurs à Homere que
l ’on peut lui oppofer : z°. il difeute dans quel tems
ont été élevés les plus anciens monumens de la Grèce
, fur lefquels on voyoit repréfentés des cavaliers
ou des hommes à cheval, pour montrer qu’ils font
tous poftérieurs à l’établiffement de la courfe des
chevaux dans les jeux; olympiques ; 30. il cherche à
prouver que là fable des Centaures n ’avoit dans fon
origine aucun rapport à Y équitation : 40. il termine
fes recherches par quelques conjeâures fur le tems
ou il croit que l’art de monter à cheval a commencé
d’être connu des Grecs.
Examen du texte d.'Homere. Puifque Homere eft regardé,
pour ainfi dire, comme le juge de la quef*
tion, voyons d’abord fi fon filence eft réel, & fi
nous ne pouvons pas trouver dans fes ouvrages des
témoignages pofitifs en faveur de Y équitation.
Dans le dénombrement (lliad. I. I I .) des Grecs
qui fuivirent Agamennon au fiége de T ro y e , il eft
dit de Ménejlkée, le chef des Athéniens, » qu’il n’a-
» voit pas fon égal dans l’art de mettre en bataille
» toute forte de troupes,foit de cavalerie, foit d’in-
» fanterie ». Sur quoi il eft bon d’obferver que les
Athéniens habitoient un pays coupé, montueux y
très-difficile, & dans lequel l’ufage des chars étoit
bien peu pratiquable.
On trouve parmi les troupes troyennes les belliqueux
efeadrons des Ciconiens ; & l’on voit dans l’o -
dyffée ( livre IX . pag. 262. édit. 1741 .) que c es
Ciconiens favoient très-bien combattre à cheval, ôç
qu’ils fe défendoient auffi à pié, quand il le falloit.
Quoi de plus clair que l’oppofition de combattre à
pié & de combattre à cheval ? Ils étoient en plus grand
nombre; voilà donc beaucoup de gens de cheval. Madame
Dacier le dit de même dans fa tradu&ion : elle
penfoit donc autrement quand elle compofa la préface
de fa traduûion de l’Iliade.
Quand Neftor confeille {lliad. I. VII.) aux Grecs
de retrancher leur camp : « nous ferons, leur dit-il,
» un foffé large & profond, que les hommes & les
» chevaux ne puiffent franchir ». Que peut-on entendre
par ces mots, fi ce n’eft des chevaux de cavaliers
? Les Grecs avoient-ils naturellement à craindre
que des chars attelés de deux, trois ou quatre
chevaux franchiflent des fofles ?
Ulyffe & Diomede ( lliad. I. X .) s’étant chargés
d’aller reconnoître pendant la nuit la pofition & les
deffeins des Troyens, rencontrèrent Dolon, que les
Troyens envoyoient au camp des Grecs dans le même
deffein, & ils apprirent de lui que Rhéfus, arrivé
nouvellement à la tête des Thraces, campoit
dans un quartier féparé du refte de l’armée. Sur cet
avis les deux héros coupent la tête de D olon , pref-
fent leur marche, & arrivent dans le camp des Thraces
, qu’ils trouvèrent tous endormis, chacun d’eux
ayant auprès de foi fes armes à terre & fes chevaux.
Ils étoient couchés fur trois lignes ; au milieu dor-
moit Rhéfus leur chef, dont les chevaux étoient aufli
tout-près de lui, attachés à fon char.
Diomede fe jette auffi-tot fur les Thraces, en
égorge plufieurs, & le roi lui-même : après quoi,
pendant qu’Ulyffe va détacher les chevaux de Rhéfus
, il effaye d’en enlever le char ; mais Minerve
lui ordonne d’abandonner cette entreprife. Il obéit,
rejoint Ulyffe, & montant ainfi que lui fur l’un des
chevaux de Rhéfus, ils fortent du camp & volent
vers leurs vaifleaux, pouffant les chevaux, qu’ils
foiiettent avec un arc. Arrivés dans l’endroit où ils
avoient laiffé le corps de D olon, Diomede faute le-
gerement à terre, prend les armes de l ’efpion troyen,
remonte promptement à cheval, & Ulyffe & lui continuent
de pouffer à toute bride ces fougueux cour-
fiers , qui fécondent merveilleufement leur impatience.
Neftor entend le bruit, & dit : il me femble
qu'un bruit fourd, comme d'une marche de chevaux , a
frappé mes oreilles.
Tout leéieur non prévenu verra fans doute dans
cette épifode une preuve de la connoiffance que les
Grecs, ainfi que les Thraces, avoient de Y équitation,
Les cavaliers thraces, couchés fur trois rangs