peuple de Cages , mais il n’eft pas impoffible de rendre
un peuplé heureux.
Voulons-nous que les peuples (oient vertueux ?
commençons donc par leur faire aimer la patrie :
mais comment l’aimeront-ils, fi la patrie n’eft rien de
plus pour eux que pour des étrangers , 6c qu’elle ne
leur accorde que ce qu’elle ne peutrefùferàperfôn-
ne ? Ce feroit bien pis s’ils n’y joiiifloient pas même
de la fureté civile, & que leurs biens, leur vie ou
leur liberté fuffent à la difcrétion des hommes puif-
fians, fans qu’il leur fût poflible ou permis d’ofer réclamer
les lois. Alors foûmis aux devoirs de l’état
■ civil, fans jouir même des droits de l ’état de nature
6c fans pouvoir employer leurs forces pour fe défendre
, ils feroient par conféquent dans la pire condition
où fe puiffent trou vér des hommes libres, & le mot
de patrie ne pourroit avoirpour eux qu’un fens odieux
ou ridicule. Il ne faut pas croire que l’on puiffe of-
fenfer ou couper un bras, que la douleur ne s’en porte
à la tête; & il n’eft pas plus croyable que la volonté
générale confente qu’un membre de l’état quel
qu’il foit en blelfe ou détruife un autre, qu’il ne l’eft
<jue les doigts d’un homme ufant de fa raifon aillent
•lui crever les yeux. La lureté particuliere eft tellement
liée avec la confédération publique, que fans
les égards que l’on doit à la foibleffe humaine, cette
convention feroit diffoute par le droit, s’il périf-
foit dans l ’état un feul citoyen qu’on eût pû fecou-
rir ; fi l’on en retenoit à tort un feul en prifon , &
s’il fe perdoit un feul procès avec une injuftice évidente:
caries conventions fondamentales étant enfreintes
, on ne voit plus quel droit ni quel intérêt
pourroit maintenir le peuple dans l’union fociale , à
moins qu’il n’y fut retenu par la feule force qui fait
la diftoiution de l’état civil.
En effet, l’engagement du corps de la nation n’eft-
il pas de pourvoir à la confervation du dernier de
-fes membres avec autant de foin qu’à celle de tous
les autres ? & le falut d’un citoyen eft-il moins la
caufe commune que celui de tout l’état? Qu’on nous
dife qu’il eft bon qu’un feul périffe pour tous, j’admirerai
cette fentence dans la bouche d’un digne &
vertueux patriote qui fe confacre volontairement &
par devoir à la mort pour le falut de fon pays : mais
fi l’on entend qu’il foit permis au gouvernement de
facrifier un innocent au falut de la multitude , je
tiens cette maxime pour une des plus exécrables
que jamais la tyrannie ait inventée , la plus fauffe
qu’on puiffe avancer, la plus dangereufe qu’onpuif-
fe admettre, & la plus dire&ement oppofee aux lois
fondamentales de la fociété. Loin qu’un feul doive
périr pour tous, tous ont engagé leurs biens & leurs
vies à la défenfe de chacun d’eux , afin que la foibleffe
particuliere fut toujours protégée par la force
publique, & chaque membre par tout l’état. Après
avoir par fuppofition retranché du peuple un individu
après l’autre, preffez les partifans de cette maxime
à mieux expliquer ce qu’ils entendent par le
corps de l'état, 6c vous verrez qu’ils le réduiront à
la fin à un petit nombre d’hommes qui ne font pas le
peuple, mais les officiers du peuple, 6c qui s’étant
obligés par un ferment particulier à périr eux-mêmes
pour fon falut, pretendent prouver par-là que
e’eft à lui de périr pour le leur.
Veut-on trouver des exemples de la proteâion
que l’état doit à fes membres, & du refpeô qu’il
doit à leurs perfonnes ? ce n’eft que chez les plus
illuftres & les plus courageufes nations de la terre
qu’il faut les chercher-, & il n’y a guère que les peuples
libres oit l’on fâche ce que vaut un homme. A
Sparte, on fait en quelle perplexité fe trouvoit toute
la république lorfqu’il étoit queftion de punir un citoyen
coupable. En Macédoine, la vie d’un homme
étoit une affaire fi importante , que dans toute la
grandeur d’Alexandre, ce puiffant monarque n’eut
ofé de fang froid faire mourir un Macédonien criminel
, que l’accufé n’eût comparu pour fe défendre
devant lès concitoyens, 6c ft’eût été condamné par
eux. Mais les Romains fe diftinguerent au-deffus de
tous les peuples de la terre par les égards du gouvernement
pour les particuliers , 6c par fon attention
fcrupuleufe à relpefter les droits inviolables de
tous les membres de l’état. Il n’y avoit rien de fi fa-
cré que la vie des (impies citoyens; il ne falloit pas
moins que l’affemblée de tout le peuple pour en condamner
un : le fénat même ni les confuls, dans toute
leur majefté, n’en avoient pas le droit, £c chez
le plus puiffant peuple du monde le crime 6c la peine
d’un citoyen étoit une defolation publique ; aufît
parut-il fi dur d’en verfer le fang pour quelque crime
que ce pût être, que par la loi Porcin la peine de
mort fut commuée en celle de l’exil, pour tous ceux
qui voudroient furvivre à la perte d’une fi douce
patrie. Tout refpiroit à Rome & dans les armées
cet amour des concitoyens les uns pour les antres ;
& ce refpeft pour le nom romain qui élevoit le courage
6c animoit la vertu de quiconque avoit l’honneur
de le porter. Le chapeau d’un citoyen délivré
d’efclavage, la couronne civique de celui qui avoit
fauvé la vie à un autre, étoient ce qu’on regardoit
avec le plus de plaifir dans la pompe des triomphes ;
& il eft à remarquer que des couronnes dont on ho-
noroit à la guerre les belles aérions, il n’y avoit que
la civique 6c celle des triomphateurs qui fuffent
d’herbe 6c de feuilles , toutes les autres n’étoient
que d’or. C’eft ainfi que Rome fut vertueufe, 6c devint
la maîtreffe du monde. Chefs ambitieux l Un
pâtre gouverne fes chiens 6c fes troupeaux, & n’eft
que le dernier des hommes. S’il eft beau de commander
, c’eft quand ceux qui nous obéiffent peuvent
nous honorer : refpe&ez donc vos concitoyens ,
6c vous vous rendrez refpeélables ; refpeélez la liberté
, & votre puiffance augmentera tous les jours :
ne paffez jamais vos droits, 6c bien-tôt iis feront
fans bornes.
Que la patrie fe montre la mere commune des
citoyens, que les avantages dont ils joiiiffent dans
leurs pays le leur rende cher, que le gouvernement
leur laiffe affez de part à l’adminiftration publique
pour fentir qu’ils font chez eu x, 6c que les lois ne
îoient à leurs yeux que les garants de la commune
liberté. Ces droits, tout beaux qu’ils font, appartiennent
à tous les hommes ; mais fans paroître les
attaquer direélement, la mauvaife volonté des chefs
en réduit aifément l’effet à rien. La loi dont on abu-
fe fert à la fois au puiffant d’arme offenfive , & de
bouclier contre le foible, & le prétexte du bien public
eft 'toujours le plus dangereux fléau du peuple.
Ce qu’il y a de plus néceffaire, & peut-être de plus
difficile dans le gouvernement, c’eft une intégrité
févere à rendre juftice à tous, 6c fur-tout à protéger
le pauvre contre la tyrannie du riche. Le plus
grand mal eft déjà fait, quand on a des pauvres à
défendre & des riches à contenir. C’eft fur la médiocrité
feule que s’exerce toute la force des lois ;
elles font également impuiffantes contre les thréfors
du riche 6c contre la mifere du pauvre ; le premier
les élude, le fécond leur échappe ; l’un brife la toile,
& l’autre paffe au-travers.
C ’eft donc une des plus importantes affaires du
gouvernement, de prévenir l’extrême inégalité des
fortunes, non en enlevant les thréfors à leurs pof-
feffeurs, mais en ôtant à tous les moyens d’en accumuler
, ni en bâti flan t des hôpitaux pour les
pauvres, mais en garantiffant les citoyens de le devenir.
Les hommes inégalement diftribués fur le territoire
, & entaffés dans un lieu tandis que les autres
fe dépeuplent ; les arts d’agrénjent 6c de pure induftrie
favorifés aux- dépens des métiers utiles & pénibles
; l’agriculture facrifiée au commerce ; le publi-
cairi rendu néceffaire par la mauvaife adminiftration
des deniers de l’état ; enfin là vénalité pouffée à tel
excès, que la confédération fe compte avec les pif-
toles, & que les vertus mêmes fe vendent à prix
d’argent : telles font les caufes lés plus fenfibles de
l’opulence 6c de la mifere, de l’intérêt particulier
fubftitué à l’intérêt public, de la haine mutuelle des
citoyens, de leur indifférence pour la caufe commune
, de la corruption du peuple, & de l’affoiblif-
fement de tous les refforts du gouvernement. Tels
font par conféquent lès maux qu’on guérit difficilement
quand ils fe font fentir, mais qu’une fage adminiftration
doit prévenir, pour maintenir avec les
bonnes moeurs le refpeô pour les lois, l’amour de
la patrie, & la vigueur de la volonté générale.
Mais toutes ces précautions feront infuffifantes,
fi l’on ne s’y prend de plus loin encore. Je finis cette
partie de l’économie publique , par oii j’aurois du la
commencer. La patrie ne peut fubfifter fans la liberté
, ni la liberté fans la vertu, ni la vertu fans les citoyens
: vous aurez tout fi vous formez des citoyens;
fans cela vous n’aurez que de méchans efclaves , à
commencer par les chefs de l’état. Or former des citoyens
n’eft pas l’affaire d’un jour ; 6c pour les avoir
hommes, il faut les inftruire enfans. Qu’on me dife
que quiconque a des hommes à gouverner, ne doit
pas chercher hors de leur nature une perfection dont
ils ne font pas fufceptibles ; qu’il ne doit pas vouloir
détruire en eux les pallions, & que l ’exécution
d’un pareil projet ne feroit pas plus defirable que
poflible. Je conviendrai d?autant mieux de tout cela
, qu’un homme qui n’auroit point de pallions feroit
certainement un fort mauvais citoyen : mais il
faut convenir aufli que fi l’on n’apprend point aux
hommes à n’aimer rien, il n’eft pas- impoffible de
leur apprendre à aimer un objet plûtôt qu’un autre,
& ce qui eft véritablement beau / plutôt que ce qui
eft difforme. Si, par exemple, on les, exerce affez-
tôt à ne jamais regarder leur individu que par fes
relations avec le corps dè l’Etat, & à n’appercevoir,
pour ainfi dire, leur propre exiftence que comme
une partie de la fienne, ils pourront parvenir enfin
à s’identifier en quelque forte avec ce plus grand
tout, à fe fentir membres de la patrie, à l’aimer de
ce fentiment exquis que tout homme ifolé n’a que
pour foi-même, à élever perpétuellement leur ame
à ce grand objet, & à transformer ainfi en une vertu
fublime , cette difpofition dangereufe d’où naiffent
tous nos vices. Non-feulement la Philofophie démontre
la poffibilité de ces nouvelles direCrions ,
mais l’Hiftoire en fournit mille exemples éclatans :
s’ils font fi rares parmi nous, c’eft que perfonne ne
fe foucie qu’il y ait des citoyens, & qu’on s’avife
encore moins de s’y prendre affez-tôt pour les former.
Il n’eft plus tems de changer nos inclinations
naturelles quand elles ont pris leur cours, 6c que
l’habitude s’eft jointe à l’amour propre ; il n’eft plus
tems de nous tirer hors de nous-mêmes, quand une
fois le moi humain concentré dans nos coeurs y a acquis
cette méprifable aftivité qui abforbe toute vertu
& fait la vie des petites âmes. Comment l’amour
de la patrie pourroit-il germer au milieu de tant
d’autres paflions qui l’étouffent? & que refte-t-il
pour les concitoyens d’un coeur déjà partagé entre
l’avarice, une maîtreffe, & la vanité ?
C ’eft du premier moment de la v ie, qu’il faut apprendre
à mériter de vivre ; 6c comme on participe
en naiffant aux droits des citoyens, l’inftant de notre
naiffance doit être le commencement de l’exercice
de nos devoirs. S’il y a des lois pour l’âge mûr,
il doit y en avoir pour l’enfance, qui enfeignent à
obéir aux autres ; & comifté on ne laiffe pas la raifon
de chaque homme unique arbitre de fes devoirs,
on doit d’autant moins abandonner aux lumières 6c
aux préjugés des peres l’éducation de leurs enfans,
qu’elle importe à l’état‘encore plus qu’aux peres ;
car félon le cours de nature , la mort du pere lui
dérobé fouvent les derniers fruits de cette éducation
, mais la patrie en fent tôt ou tard les effets ; 1 état demeure, 6c la famille fe diffout. Que fi l’autorité
publique en prenant la place des peres, & fe
chargeant de cette importante fonérion , acquiert
leurs droits en rempliffant leurs devoirs, ils ont d’autant
moins fujet de s’en plaindre, qu’à cet égard ils
ne font proprement que changer de nom, & qu’ils
auront en commun, fous le nom de citoyens, la même
autorité fur leurs enfans qu’ils exerçoient féparé-:
ment fous le nom de peres, & n’en feront pas moins
obéis en parlant au nom de la lo i, qu’ils l’étoient en
parlant au nom de la nature. L’éducation publique
fous des réglés preferites par le gouvernement, &c
fous des magiftrats établis par le louverain, eft donc
une des maximes fondamentales du gouvernement,
populaire ou légitime. Si les enfans font élevés en
commun dans le fein de l’égalité, s’ils font imbus:
des lois de l’état 6c des maximes de la volonté gé-,
nérale, s’ils font inftruits à les refpe&er par-deffus
toutes chofes, s’ils font environnés d’exemples &
d’objets qui leur parlent fans ceffe de la tendre mere
qui les nourrit, de l’amour qu’elle a pour eu x, des
biens ineftimables qu’ils reçoivent d’elle, 6c du retour
qu’ils lui doivent, ne doutons pas qu’ils n’apprennent
ainfi à fe chérir mutuellement comme des
freres , à ne vouloir jamais que ce que veut la fociété
, à fubftituer des aérions d’hommes & de citoyens
au ftérile & vain babil des fophiftes, 6c à
devenir un jour les défenfeurs & les peres de la patrie
dont ils auront été fi longrtems les enfans.
Je ne parlerai point des magiftrats deftinés à préfixer
à cette éducation, qui certainement eft la plus
importante affaire de l’état. On fent que fi de telle9
marques de la confiance publique étoient légèrement
accordées, fi cette fonérion fublime n’étoit pour ceux
qui auroient dignement rempli toutes les autres le
prix de leurs travaux, l’honorable 6c doux repos de
leur vieilleffe, 6c le comble de tous les honneurs,
toute l’entreprife feroit inutile 6c l’éducation fans
fiiccès ; car par-tout où la leçon n’eft pas foûtenue
par l’autorité, 6c le précepte par l’exemple , l’inf-
truérion demeure fans fruit, 6c la vertu même perd
fon crédit dans la bouche de celui qui ne la pratique
pas. Mais que des guerriers illuftres courbés fous le
faix de leurs lauriers prêchent le courage ; que des
magiftrats intégrés, blanchis dans la pourpre 6c fur
les tribunaux, enfeignent la juftice ; les uns & les
autres fe formeront ainfi de vertueux fuccèffeurs, &
tranfmettront d’âge en âge aux générations fuivan-
tes, l’expérience & les talens des chefs, le courage
6c la vertu des citoyens, & l’émulation commune à
tous de vivre 6c mourir pour la patrie.
Je ne fâche que trois peuples qui ayent autrefois
pratiqué l’éducation publique ; favoir, les Crétois,
les Lacédémoniens, & les anciens Perfes : chez tous
les trois elle eut le plus grand fuecès, & fit des pro-r
diges chez les deux derniers. Quand le monde s’eft
trouvé divifé en nations trop grandes pour pouvoir
être bien gouvernées, ce moyen n’a plus été praticable
; & d’autres raifons que le le&eur peut voir
aifément, ont encore empêché qu’il n’ait été tenté
chez aucun peuple moderne. C ’eft une chofe très-
remarquable que les Romains ayent pû s’en paffer;
mais Rome fut durant cinq cents ans un miracle continuel,
que le monde ne doit plus efpérer de revoir.
La vertu des Romains engendrée par l’horreur de la
tyrannie & des crimes des tyrans ; 6c par l’amour
inné de la patrie, fit de toutes leurs maifons autant