fés , Tes autels détruits, & fes dieux mis en p ièces, la
terre étoit encore trempée & fumante du fang chrétien
: Eis etiam , quos ob eruditionem fummis laudibus
extulerat, rurfus detraxiffe ; c’étoit alors comme aujourd’hui.
On ne difoit le bien que pour faire croire
le mal : Seque eorum judicem conjlitucndo , nullum
non perjîrinxijfe ; in fingulis quos Laudarat aliquid de-
(iderando , & quos in ccelurn evexerat, humi rurfus al-
lidendo. C ’eft ainfi qu’il en ufoit avec fes bons amis.
Je ne crois pas qu’il eût tant de modération avec
les autres.
Les Ecle&iques comptèrent aufli des femmes parmi
leurs difciples. Nous ne parlerons pas de toutes ;
mais nous mériterions les plus juftes reproches de la
partie de l’efpece humaine à laquelle nous craignons
le plus de déplaire, li nous pallions fous lilence le
nom de la célébré & trop malheureufe Hypatie. Hy-
patie naquit à Alexandrie , fous le régné de Théo-
dofe le jeune ; elle étoit fille de Théon, contemporain
de Pappus fon ami, & fon émule en Mathématiques.
La nature n’a voit donné à perfonne, ni une
ame plus élevée, ni un génie plus heureux, qu’à la
fille de Théon. L ’éducation en fit un prodige. Elle
apprit de fon pere la Géométrie & l’Aftronomie ;
elle puifa dans la converfation & dans les écoles des
Philofophes célébrés, qui fleuriffoient alors dans
Alexandrie, les principes fondamentaux des autres
fciences. Dequoi ne vient-on point à-bout avec de
la pénétration & de l’ardeur pour l’étude ? Les
connoiffances prodigieufes qu’exigeoit la profeflion
ouverte de la philofophie écleftique, n’effrayerent
point Hypatie ; elle fe livra toute entière à l’étude
d’Ariftote & de Platon; & bien-tôt il n’y
eut perfonne dans Alexandrie qui poffédât comme
elle ces deux philofophes. Elle n’eut pas plutôt approfondi
leurs ouvrages, qu’elle entreprit l’examen
des autres fyftèmes philofophiques ; cependant
elle cultivoit les beaux arts & l’art oratoire. Toutes
les connoiffances qu’il étoit poflible à l’efprit
humain d’acquérir, réunies dans cette femme à une
éloquence enchantereffe, en firent un phénomène
furprenant, je ne dis pas pour le peuple qui admire
tout, mais pour les Philofophes même qu’on
étonne difficilement. On vit arriver dans Alexandrie
une foule d’étrangers qui s’y rendoient de toutes
les contrées de la Grece & de l’Afie, pour la voir
& l’entendre. Peut-être n’euffions-nous point parlé
de fa figure & de fon extérieur, fi nous n’avions eu
à dire qu’elle joignoit la vertu la plus pure à la beauté
la plus touchante. Quoiqu’il n’y eût dans la capitale
aucune femme qui l’égalât en beauté, & que les
Philofophes & les Mathématiciens de fon tems lui
fuffent'très-inférieurs en mérite, c’étoit la modeftie
même. Elle joüiffoit d’une confidération fi grande,
& l’on avoit conçu une fi haute opinion de fa vertu
, que, quoiqu’elle eût infpiré de grandes pallions
& qu’elle raffemblât chez elle les hommes les plus
diftingués par les talens, l’opulence, & les dignités,
dans une ville partagée en deux faâions, jamais la
calomnie n’ofa foupçonner fes moeurs & attaquer
fa réputation. Les Chrétiens & les Payens qui nous
ont tranfmis fon hiftoire & fes malheurs, n’ont qu’une
voix fur fa beauté, fes connoiffances, & fa vertu
; ôc il régné tant d’unanimité dans leurs éloges,
maigre l’oppofition de leurs croyances, qu’il feroit
impoffible de connoître, en comparant leurs récits,
quelle étoit la religion d’Hypatie, fi nous ne favions
pas d’ailleurs qu’elle étoit payenne. La providence
avoit pris tant de foin à former cette femme, que
nous l’accuferions peut-être de n’en avoir pas pris
affez pour la conferver, fi mille expériences ne nous
apprenoient à refpe&erla profondeur de fes deffeins.
Cette confidération même dont elle joüiffoit à fi jufte
titre parmi fes concitoyens, fut l’occafiop de fa perte.
Celui qui occupoit alors le fiége patriarchal d’Alexandrie,
étoit un homme impérieux & violent;
cet homme entraîné par un zele mal - entendu pour
fa religion, ou plûtôt jaloux d’augmenter fon autorité
dans Alexandrie, avoit médité d’en bannir les
Juifs. Un différend furvenu entre eux & les Chrétiens
, à l’occafion des fpe&acles publics, lui parut
une conjonûure propre à fervir fes vûes ambi-
tieufes ; il n’eut pas de peine à émouvoir un peuple
naturellement porté à la révolte. Le préfet, chargé
par état de la police de la ville, prit connoiffance de
cette affaire, & fit faifir & appliquer à la torture un
des partifans les plus féditieux du patriarche ; celui-
ci outré de l’injure qu’il croyoit faite à fon caraâere
& à la dignité, & de l’efpece de prote&ion que le
magiftrat fembloit accorder aux Juifs, envoyé chercher
les principaux de la fynagogue, & leur enjoint
de renoncer à leurs projets, fous peine d’encourir
tout le poids de fon indignation. Les Juifs, loin de
redouter fes menaces, excitent de nouveaux tumultes
, dans lefquels il y eut même quelques citoyens
maffacrés. Le patriarche ne fe contenant plus, raf-
femble un grand nombre de chrétiens, marche droit
aux fynagogues, s’en empare, chaffe les Juifs d’une
ville où ils étoient établis depuis le régné d’Alexandre
le Grand, & abandonne leurs maifons au pillage.
On préfumera fans peine que le préfet ne vit pas
tranquillement un attentat commis évidemment fur
fes fondions , & la ville privée d’une multitude de
riches habitans. Ce magiftrat & le patriarche portèrent
en même tems cette affaire devant l’empereur;
le patriarche fe plaignant des excès des Juifs ,
& le préfet, des excès du patriarche.Dans ces entrefaites
, cinq cents moines du mont de Nitrie perfua-
dés qu’on en vouloit à la vie de leur; chef, & qu’on
méditoit la ruine de leur religion, accourent furieux,
attaquent le préfet dans les rues , &c non contens de
l’accabler d’injures, le bleffent à la tête d’un coup
de pierre. Le peuple indigné fe raffemblè en tumul-
t e , met les moines en fuite, faifit celui qui avoit jette
la pierre , &: le livre au préfet, qui le fait mourir à
la queftion. Le patriarche enleve le cadavre , lui
ordonne des funérailles, & ne rougit point de pro-*
noncer en l ’honneur d’un moine féditieux, un pa-
negyrique, dans lequel il l’éleve au rang des martyrs.
Cette conduite ne fut pas généralement approuvée
; les plus fenfés d’entre les Chrétiens, en
fentirent & en blâmèrent toute l’indifcrétion. Mais
le patriarche s?étoit trop avancé pour en demeurer
là. Il avoit fait quelques démarches pour fe réconcilier
avec le préfet ; ces tentatives ne lui avoient pas
réuffi, & il portoit au-dedans de lui-même le reffen-
timent le plus v if contre ceux qu’il foupçonnoit de
l’avoir traverfé dans cette occafion. Hypatie en devint
l’objet particulier. Le patriarche ne put lui pardonner
fes liaifons étroites avec le préfet, ni peut-
être l’eftime qu’en faifoient tous les honnêtes gens ;
il irrita contre elle la populace. Un certain Pierre *
leâeur dans l’eglife d’Alexandrie, un de ces vils enclaves
fans doute, tels que les hommes en place n’en
ont malheureufement que trop autour d’eux, qui
attendent avec impatience & faififfent toûjours avec
joie l’occafion de commettre quelque grand forfait
qui les rende agréables à leur fupéfieur; cet homme
donc ameute une troupe de fcélérats, & fe met à leur
tête ; ils attendent Hypatie à fa porte, fondent fur
elle comme elle fe difpofoit à rentrer , la faififfent
l’entraînent dans l’églife appellée la Céfarée, la dépouillent
, l ’égorgent, coupent fes membres par morceaux
, & les réduifent en cendres. Tel fut le fort
d’Hypatie, l’honneur de fon fexe, & l’étonnement
du nôtre.
L’empereur auroit fait rechercher & punir les auteurs
de çet affaffinat, fi la faveur & l’intrigue ne
s’en étoient point mêlées ; l’hiftorien Socrate & le
fage M. Fleuri qu’on en croira facilement, difent que
cette a&ion violente, indigne de gens qui portent le
nom de Chrétien & qui profeffent notre fo i, couvrit
de deshonneur l’eglife d’Alexandrie & fon patriarche.
Je ne prononcerai point, ajoûte M. Brucker
dans fon hiftoire critique de la Philofophie, s’il
en faut raffembler toute l’horreur fur cet homme ; je
fai qu’il y a des hiftorièns qui ont mieux aimé la rejet-
ter fur une populace effrénée : mais ceux qui connoî-
tront bien la hauteur de cara&ere de l’impétueux patriarche
, croiront le traiter affez favorablement en
convenant que, s’il ne trempa point fes mains dans le
fang innocent;d’Hypatie, du moins il n’ignora pas entièrement
le deffein qu’on avoit formé de le répandre.
M. Brucker oppofe à l’innocence du patriarche, des
préfomptions affez fortes ; telles que le bruit public,
le caraâere impétueux de l’homme, le rôle turbulent
qu’il a fait de fon tems, la canonifation du moine de
Nitrie, & l’impunité du lefteur Pierre. Ce fait eft du
régné de Théodofe le jeune, & de l’an 415 de Jefus-
Chrift.
La fette écleftique ancienne finit à la mort d’Hypatie
: c’eft une époque bien trifte. Cette philofophie
s’étoit répandue fucceffivement en Syrie, dans l’Egypte
, & dans la Grece. On pourroit encore mettre
au nombre de ces Platoniciens réformés, Macrobe,
Chalcidius, Ammian Marcellin, Dexippe, Théniif-
this, Simplicius, Olimpiodore, & quelques autres ;
mais à cônfidérer plus attentivement Olimpiodore,
Simplicius, Thémiftius, & Dexippe, on voit qu’ils
appartiennent à l’école péripatéticienne, Macrobe
au platonifme , & Chalcidius à la religion chrétienne.
UEcleclifme , cette philofophie fi raifonnable, qui
avoit été pratiquée par les premiers génies long-tems
avant que d’avoir un nom, demeura dans l’oubli juf-
qu’à la fin du feizieme fiecle. Alors la nature qui étoit
reftée fi long-tems engourdie & comme épuifée, fit
un effort, produifit enfin quelques hommes jaloux de
la prérogative la plus belle de l’humanité, la liberté
de penfer par foi-même : & l’on vit renaître la philofophie
écle&ique fous Jordanus Brunus de Noie, Jérôme
Cardan , y . Philofophie de Cardan à Y art. CARDAN
; François Bacon de Vendant, vqye^ Vartic. Ba-
CONISME ; Thomas Campanella, voye^Particle Philofophie
de Campanella, à X article C a m p a n e l l a ;
Thomas Hobbes, voyeç Varticle Hobbisme ; René
Defcartes, voye^ Varticle Cartésianisme ; Gode-
froid, Guillaume Léibnitz, voye^ Varticle LÉibnit-
ZIANISME ; Chriftian TUfemafius, voye^ Varticle Pki-
lofophie de Thomajius, au mot T homasius ; Nicolas
Jérôme Gundlingius, François Buddée, André
Rudigerus , Jean Jacques Syrbius , Jean Leclerc,
Mallebranche, &c.
Nous ne finirions point, fi nous entreprenions
d’expofer ici les travaux de ces grands hommes, de
fuivre l’hiftoire de leurs penfées, & de marquer ce
qu’ils ont fait pour le progrès de la Philofophie en
général, & pour celui de la philofophie écle&ique
moderne en particulier. Nous aimons mieux renvoyer
ce qui les concerne aux articles de leurs
noms, nous bornant à ébaucher en peu de mots le
tableau du renouvellement de la philofophie éclectique.
Le progrès des connoiffances humaines eft une
route tracée, d’où il eft prefque impoffible à l’efprit
humain de s’écarter. Chaque fiecle a fon genre &
fon efpece de grands hommes. Malheur à ceux qui
deftines par leurs talens naturels à s’illuftrer dans ce
genre, naiffent dans le fiecle fuivant, & font entraînés
par le torrent des études régnantes, à des occupations
littéraires, pour lefquelles ils n’ont point reçu
la même aptitude ; ils auroient travaillé avec fuç-
Torne K,
cès & facilité ; ils fe feroient fait un nom.; ils travaillent
avec peine, avec peu de fruit, & fans gloire
, & meurent obfcurs. S’il arrive à la nature, qui
les a mis au monde trop tard, de les ramener par ha-
fard à ce genre épuifé dans lequel il n’y a plus de réputation
à fe faire, on voit par les chofes dont ils
viennent à-bout, qu’ils auroient égalé les premiers
hommes dans ce genre, s’ils en avoient été les con-
temporains.Nous n’avons aucun recueil d’Académie
qui n’offre en cent endroits la preuve de ce que j’avance.
Qu’arriva-t-il donc au renouvellement des
lettres parmi nous ? On ne fongea point à compofer
des ouvrages : cela n’étoit pas naturel, tandis qu’il
y en avoit tant de compofés qu’on n’entendoit pas ;
aufli les efprits fe tournerent-ils du côté de l’art grammatical
, de l’érudition, de la critique , des antiquités
, de la littérature. Lorfqu’on fut en état d’entendre
les auteurs anciens, on le propofa de les imiter,&
l’on écrivit des difcours oratoires & des vers de toute
efpece. La le&ure des Philofophes produifit aufli fon
genre d’émulation; on argumenta, on bâtit des fyf-
têmes, dont la difpute découvrit bien - tôt le fort &
le foible : ce fut alors qu’on fentit l ’impoflibilité &
d’en admettre & d’en rejetter aucun en entier. Les
efforts que l’on fit pour relever celui auquel on s’étoit
attaché, en réparant ce que l’expérience journalière
détruifoit, donna naiffance au Sincrétifme.
La- néceffité d’abandonner à la fin une place qui tom-
boit en ruine de tout côté, de fe jetter dans une autre
qui ne tardoit pas à éprouver le même fort, &
de paffer enfuite de celle-ci dans une troifieme, que
le tems détruifoit encore, détermina enfin d’autres
•entrepreneurs (pour ne point abandonner ma com-
pafailon) à fe tranfporter en rafe campagne, afin
d’y conftruife des matériaux de tant de places ruinées,
auxquels on reconnoîtroit quelque folidité,
une cité durable, éternelle, & capable de réfifter
aux efforts qui avoient détruit toutes les autres : ces
nouveaux entrepreneurs s’appellerent éclectiques. Ils
avoient à peine jetté les premiers fondemens, qu’ils
s’apperçurënt qu’il leur manquoit une infinité de matériaux
; qu’ils étoient obligés de rebuter les plus belles
pierres, faute de* celles qui dévoient les lier dans
l’ouvrage ; & ils fe dirent entre eux : mais ces matériaux
qui nous manquent font dans la nature, cherchons-
les donc ; ils fe mirent à les chercher dans le vague
des airs, dans les entrailles de la terre, au fond d «
eaux, & c’eft ce qu’on appella cultiver laphilojophie
expérimentale. Mais avant que d’abandonner le projet
de bâtir & que de laiffer les matériaux épars fur
la terre, comme autant de pierres d’attente, il fallut
s’affûrer par la combinaifon, qu’il étoit abfolument
impoffible d’en former un édifice folide & régulier,
fur le modèle de l’univers qu’ils avoient devant- les
yeux : car ces hommes ne fe propofent rien de moins
que de retrouver le porte-feuille du grand Architefte
& les plans perdus de cet univers ; mais le nombre
de ces combinaifons eft infini. Ils en ont déjà effayé
un grand nombre avec affez peu de fuccès ; cependant
ils continuent toûjours de combiner : on peut
les appeller éclectiques fyjlématiques.
Ceux qui convaincus non feulement qu’il nous manque
des matériaux, mais qu’on ne fera jamais rien de
bon de ceux que nous avons dans l’état où ils font,
s’occupent fans relâche à en raffembler de nouveaux;
ceux qui penfent au contraire qu’on eft en état de
commencer quelque partie du grand édifice,né fe laf-
fent point de les combiner, & ils parviennent à force
de tems & de travail, à foupçonner les carrières
d’où l’on peut tirer quelques-unes des pierres dont
ils ont befoin. Voilà l’état où les chofes en font en
Philofophie, où elles demeureront encore long-tems,
& où le cercle que nous avons tracé les rameneroit
nécelfairement, fi par un événement qu’on ne con-
N n ij