
On fit fous Augufte, c’eft-à-dire au commencement
de la tyrannie, le fenatus-confidte Syllamen,
& plufieurs autres lois qui ordonnèrent que lorfqu’un
maître feroit tué, tous les délaves qui étoient fous
le même toît, ou dans un lieu affez près de la mai-
fon pour qu’on pût entendre la voix d’un homme,
feroient condamnés à la mort : ceux qui.dans ce cas
réfugioient un efclave pour le fauver, étoient pu?
nis comme meurtriers. Celui-là meme a qui fon maître
auroit ordonné de le tuer, & qui lui auroit obéi,
auroit été coupable : celui qui ne l’auroit point empêché
de fe tuer lui-même auroit été puni. Si un
maître avoit été tué dans un voyage, on faifoit,mourir
ceux qui étoient reftés avec lui & ceux qui s’é-
toient enfuis : ajoutons que ce maître, pendant fa
v ie , pouvoit tuer impunément fes efclaves & les
mettre à la torture. Il eft vrai que dans la fuite il y
eut des empereurs qui diminuèrent cette autorité :
Claude ordonna que les efclaves qui étant malades
auroient été abandonnés par leurs maîtres., feroient .
libres s’ils revenoient en famé. Cette loi aflïiroit
leur liberté dans un cas rare ; il auroit encore fallu
affûrerleur v ie , comme le dit très-bien M. de Mon-
tefquieu.
De plus toutes ces lois cruelles, dont nous venons
de parler, avoient même lieu contre les efclaves
dont l’innocence étoit prouvée ; elles n’étoient pas
dépendantes du gouvernement civil, elles dépen-
doient d’un vice du gouvernement civil ; elles ne
dérivoient point de l’équité des lois civiles, puisqu’elles
étoient contraires au principe des lois civiles
: elles étoient proprement fondées fur le principe
de la guerre, à cela près que c’étoit dans le fein de
l’état qu’étoient les ennemis. Le fenatus-confulte
Syllanien dérivoit, dira-t o n , du droit des gens, qui
veut qu’une fociété, même imparfaite , fe conferve :
mais un légiflateur éclairé prévient l’affreux malheur
de devenir un légiflateur terrible. Enfin la barbarie
fur les efclaves fut pouffée fi loin, qu’elle produifit
la guerre fervile que Florus compare aux guerres
puniques, & qui par fa violence ébranla l’empire
romain jufque dans fes fondemens.
J’aime à fonger qu’il eft encore fur la terre d’heureux
climats, dont les habitans font doux , tendres
& compatiffans : tels font les Indiens de la prefqu’île,
en-deçà du Gange; ils traitent leurs efclaves comme
ils fe traitent eux-mêmes ; ils ont foin de leurs en-
fans ; ils les marient, 8c leur accordent aifément la
liberté. En général les efclaves des peuples fimples,
laborieux, 8c chez qui régné la candeur des moeurs,
font plus heureux que par-tout ailleurs; ils ne fouf-
frent que Y efclavage rée l, moins dur pour eu x, &
plus utile pour leurs maîtres : tels étoient les efclaves
des anciens Germains. Ces peuples, dit Tacite,
ne les tiennent pas comme nous dans leurs maifons
pour les y faire travailler chacun à une certaine tâche,
au contraire ils affignent à chaque efclave fon
manoir particulier, dans lequel il vit en pere de famille
; toute la fervitude que le maître lui impofe ,
c’eft de l’obliger à payer une redevance en grains,
en bétail, en peaux, ou en étoffes : de cette maniéré,
ajoûte l’hiftorien, vous ne pourriez diftinguer le martre
d’avec l’efclave par les delices de la vie.
Quand ils eurent conquis les Gaules, fous le nom
de Francs, ils envoyèrent leurs efclaves cultiver les
terres qui leur échurent par l,e fort : on les appelloit
gens de poète, en latin gentes poteflatis , attaches à la
glebe, addiàiglebce ; 8c c’eft de ces ferfs que la France
fut depuis peuplée. Leur multiplication fit pref-
que autant de villages des fermes qu’ils cultiyoient,
& ces terres retinrent le nom de villa, que les Romains
leur avoient donné ; d’où font venus les noms
de village 8c de villains, en latin villa & villani :
pour dire des gens de la campagne & d'une baffe ex tractioti,
ainfi l’on vit en France deux efpeces d’efclaves
ceux des Francs & ceux des Gaulois , 8c tous al-
Joient à la guerre, quoi qu’en ait pu direM. de Bou-
lainvilliers.
Ces efclaves appartenoient à leurs patrons , dont
ils étoient réputés hommes de corps, comme on parloir
alors : ils devinrent avec le tems fujets à de rudes
corvées,8c tellement attachés à la terre de leurs
maître^, qu’ils fembloient en faire partie ; enforte
qu’ils ne pouvoient s’établir ailleurs, ni même fe
marier dans la terre d’un autre feigneur fans payer
ce qu’on appelloit le droit de fors-mariage ou de mé-
mariage ; 8c même les enfans qui provenoient de
l’union de deux efclaves qui appartenoient à diffé-
rens maîtres, fe partageoient, ou bien l’un des pa-»
trons, pour éviter ce partage, donnoit un autre efclave
en échange.
Un gouvernement militaire, oîi l’autorite fe trou-
voit partagée entre plufieurs feigneurs , devoit dégénérer
en tyrannie ; c’eft aufli ce qui ne manqua
pas d’arriver : les patrons eccléfiaftiques 8c laïques
abuferent par-tout de leur pouvoir fur leurs efclaves
; ils les accablèrent de tant de travaux, de redevances
, de corvées , & de tant d’autres mauvais
traitemens, que les malheureux ferfs, ne pouvant
plus fupporter la dureté du joug, firent en 1 108 cette
fameufe révolte décrite par les hiftoriens, & qui
aboutit finalement à procurer’ leur affranchiffement;
car nos rois avoient jufqu’alors tache, fans aucun
fuccès , d’adoucir par leurs ordonnances 1 état de
Y efclavage.
Cependant le Chriftianifme commençant à s’accréditer,
l’on embraffa des fentimens plus humains;
d’ailleurs nos fouverains, déterminés à abaiffer les
feigneurs 8c à tirer le bas-peuple du joug de leur
puiffance, prirent le parti d’affranchir les efclaves.
Louis le Gros montra le premier l ’exemple ; & en
affranchiffant les ferfs en 1135 > B reuflit en partie à
reprendre fur fes vaffaux l’autorite dont ils s’etoient
emparés : Louis VIII. fignala le commencement de
fon régné par un femblable affranchiffement en 1223 ;
enfin Louis X . dit Hutin, donna fur ce fujet un édit
qui nous paroît digne d’être ici rapporté..« Louis ,
» par la grâce de D ieu , roi de France & de Na-
» varre : à nos amés & féaux. . . . comme félon le
» droit de nature chacun doit naître franc.. . . nous,
» confidérant que notre royaume eft dit 8c nomme
» le royaume des Francs, 8c voulant que la chofe en
» vérité foit accordante au nom . . . . par délibéra-
» tion de notre grand confeil, avons ordonné 8c or-
» donnons que généralement par tout notre royau-
» me. . . . franchife foit donnée à bonnes 8c valables
» conditions. . . . & pour ce que tous les feigneurs qui
» ont hommes de corps prennent exemple à nous de
» ramener à franchife, &c. Donné à Paris le tiers
» Juillet, l’an de grâce 1315 ».
Ce ne fut toutefois que vers le xv. fiécle que Yef-
clavage fut aboli dans la plus grande partie de l’Europe
: cependant il n’en fubfifte encore que trop de
reftes en Pologne , en Hongrie , en Bohème , 8c
dans plufieurs endroits de la baffe-Allemagne; voyez
les ouvrages de MM. Thomafius 8c Hertins : il y en
a même quelques étincelles dans nos ,coutumes ;
voyez Coquille. Quoi qu’il en foit, préfque dans
l’efpace du fiecle qui fuivit l’abolition de Yefclavage
en Europe,les puiffances chrétiennes ayant fait des
conquêtes dans ces pays oîi elles ont cru qu’il leur
étoit avantageux d’avoir des efclaves , ont permis
d’en acheter 8c d’en vendre, 8c ont oublié les principes
de la Nature & du Chriftianifme, qui rendent
tous les hommes égaux.
Après avoir parcouru l’hiftoire de Y efclavage, depuis
fon origine jufqu’à nos jours, nous allons prou-'
ver qu’il bleffe la liberté de l ’homme, qu’il eft contraire
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ttaîréail droit naturel 8c civil, qu’il choque les formes
des meilleurs gouvernemens, & qu’enfin il eft
inutile par lui-même.
La liberté de l’homme eft un principe qui a été
reçu lông-tems avant la naiffance de J. C . par toutes
les nations qui ont fait profeflion de générofifé. La
liberté naturelle de l’homme , c’eft de ne connoître
aucun pouvoir fouverain fur la terre, & de n’être
point affujettié à l’autorité législative de qui que ce
fo it , mais de fuivre feulement lès lois de la Nature :
la liberté dans la fociété eft d’être fournis à un pouvoir
légiflatif établi par le confentement de la communauté
, 8c non pas d’être fujet à la fantaifie, à la
volonté inconftante, incertaine 8c arbitraire d’un
feul homme en particulier.
Cette liberté, par laquelle lyon n’eft point affujet-
ti à un pouvoir abfolu, eft unie fi étroitement avec
la confervation de l’homme , qu’elle n’en peut être
féparée que par ce qui détruit en même tems fa
confervation 8c fa vie. Quiconque tâche donc d’u-
furper un pouvoir abfolu fur quelqu’un , fe met par-
là en état de guerre avec lu i, de forte que celui-ci
ne peut regarder le procédé de l’autre, que comme
un attentat manifefte contre fa vie. En effet, du moment
qu’un homme veut me foûmettre malgré moi
à fon empire, j’ai lieu de préfumer que fi je tombe
entre fes mains, il me traitera félon fon caprice, &
ne fera pas fcrupule de me tuer, quand la fantaifie
lui en prendra. La liberté e ft , pour ainfi dire, le rempart
de ma confervation, & le fondement de toutes
les autres chofes qui m’appartiennent. Ainfi, celui
qui dans l’état de la nature, veut me rendre efclave,
m’autorife à le repouffer par toutes fortes de voies ,
pour mettre ma perfonne & mes biens en fûreté.
Tous les hommes ayant naturellement une égale
liberté, on ne peut les dépouiller de cette liberté,
fans qu’ils y ayent donné lieu par quelques aérions
criminelles. Certainement, fi un homme, dans l’état
de nature, a mérité la mort de quelqu’un qu’il a
offenfé , 8c qui eft devenu en ce cas maître de fa ■
v ie , celui-ci peut, lorfqu’il a le coupable entre fes
mains, traiter avec lu i, 8c l’employer à fon fervi-
c e , en cela il ne lui fait aucun tort ; car au fond,
quand le criminel trouve que fon efclavage eft plus
pefant 8c plus fâcheux que n’eft la perte de fon exif-
tence, il eft en fa difpofition de s’attirer la mort
qu’il defire, en réfiftant 8c defobéiffant à fon maî-
tre.C
e qui fait que la mort d’un criminel, dans la fô-
ciété civile, eft une chofe licite, c’eft que la loi qui
le punit, a été faite en fa faveur. Un meurtrier, par
exemple, a joui de la loi qui le condamne ; elle lui
a confervé la vie à to u s le s inftans ; il ne peut donc
pas reclamer contre cette loi. Il n’en feroit pas de
même de la loi de Yefclavage; la loi qui établiroit Y efclavage
feroit dans tous les cas contre l’efclave,
fans jamais être pour lui ; ce qui eft contraire au principe
fondamental de toutes les fociétés.
Le droit de propriété fur les hommes ou fur les
chofes, font deux droits bien différens. Quoique tout
feigneur dife de celui qui eft fournis à fa domination,
cette perfonne-là ejl à moi ; la propriété qu’il a fur un
tel homme n’eft point la même que celle qu’il peut
s’attribuer, lorfqu’il dit, cette chofe-là ejl a moi. La
propriété d’une chofe emporte un plein droit de
s’en fervir , de la confumer, & de la détruire, foit
qu’on y trouve fon profit, ou par pur caprice ; en
forte que de quelque maniéré qu’on en difpofe, on
ne lui fait aucun tort ; mais la même expreflion appliquée
à une perfonne, lignifie feulement que le feigneur
a droit, exclufivement à tout autre, de là gouverner
8c de lui preferire des lois, tandis qu’en même
tems il eft fournis lui-même à plufieurs obliga-
Tomi V%
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tïons par rà^pôft à cette même pérfoiïftè > 8c que
d’ailleurs fon pouvoir fur elle eft très-limité.
Quelque grandes injures qu’on aitreçû d’un homme
, l’humanité 11e permet pas , lorfqu’on s’eft une
fois réconcilié avec lu i, de le réduire à une condition
oii il ne refte aucune trace de l’égalité naturelle
de tous les hommes, & par eonféquent de le traiter
comme une bête, dont on eft le maître de difpoferà
fa fantaifie. Les peuples qui ont traité les efclaves
comme un bien dont ils pouvoient difpofer à leur
gré , n’ont été que des barbares-.
Non-feulement on ne peut avoir de droit de propriété
proprement dit fur les perfonnes ; mais de
plus il répugne à la raifon, qu’un homme qui n’a
point de pouvoir fur fa vie , puiffe donner à un autre
, ni de fon propre confentement, ni par aucune
convention , le droit qu’il n’à pas lui-même. Il n’eft
donc pas vrai qu’un homme libre puiffe fe vendre..
La vente fuppole un prix ; l’efclave fe vendant, tous
fes biens entrent dans la propriété du maître. Ainfi
le maître ne donneroit rien, & i’efclave ne recevroit
rien. Il aüroit un pécule, dira*-t-on, mais le pécule
eft acceffoire à la perfonne. La liberté de chaque ci-*
toyen eft une partie de la liberté publique : cette
qualité , dans l’état populaire , eft même une partie
de la fouveraineté. Si la liberté a un prix pour celui
qui l’achete , elle eft fans prix pour celui qui la
vend.
La loi c ivile, qui a permis aux hommes le partage
des biens, n’a pu mettre au nombre des biens une
partie des hommes qui doivent faire ce partage. La
loi civile qui reftitue furies contrats qui contiennent
quelque léfion, ne peut s’empêcher de reftituer contre
un accord, qui contient la léfion la plus énorme
de toutes. U efclavage n’eft donc pas moins oppofé au
droit civil qu’au droit naturel. Quelle loi civile
pourroit empêcher un efclave de fe fauver de la fervitude
, lui qui n’eft point dans la fociété, 8c que par
eonféquent aucune Ipi civile ne concerne? Il ne
peut être retenu que par une loi de famille, par la
loi du maître, c’eft-à-dire par la loi du plus fort.
. Si Y efclavage choque le droit naturel & le droit civil
, il bleffe aufli les meilleures formes de gouvernement
: il eft contraire au gouvernement monarchique
, oii il eft fouverainement important de ne
point abattre 8c de ne point avilir la nature humaine.
Dans la démocratie, où tout le monde eft égal y
& dans l’ariftocratie , où les lois doivent faire leurs
efforts pour que tout le monde foit aufli égal que la
nature du gouvernement peut le permettre , des enclaves
font contre l’efprit de la conftitution ; ils ne
ferviroient qu’à donner aux citoyens une puiffance
8c un luxe qu’ils ne doivent point avoir.
De plus, dans tout gouvernement 8c dans tout
pays , quelque pénibles que foient les travaux que
la fociété y exige, on peut tout faire avec des hommes
libres, en les encourageant par des récompen-
fes 8c des privilèges, en proportionnant lqs travaux:
à leurs forces, ou en y fuppléant par des machines
que l’art invente & applique fuivant les lieux & le
befoin. Voye^ - en les preuves dans M. de Montef-
quieu.
Enfin nous pouvons ajouter encore avec cet illustre
auteur, que Y efclavage n’eft utile ni au mâître ,
ni à l’efclave : à l’efclave, parce qu’il ne peut rien
faire par vertu ; au maître, parce qu’il contrarie avec
fes efclaves toutes fortes de vices 8c de mauvaifes
habitudes, contraires aux lois de la fociété ; qu’il
s’accoûtume infenfiblement à manquer à toutes les
vertus morales ; qu’il devient fier, prompt, colere,
dur, voluptueux , barbare.
Ainfi tout concourt à laiffer à l’homme la dignité
qui lui eft naturelle. Tout nous crie qu’on ne peut
lui ôter çette dignité naturelle, qui eft la liberté ♦ la
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