eft contraire à la nature , 8c qu’aucun droit ne peut
l’autorifer.
Il n’y a rien de tout cela dans la fociété politique.
Loin que le chef ait un intérêt naturel au bonheur
des,particuliers, il ne lui eft pas rare de chercher le
lien dans leur mifere. La magiftrature eft - elle héréditaire
, c’eft fouvent un enfant qui commande à
des hommes : eft-elle éle&ive, mille inconvéniens
le font fentir dans les éleûions, & l’on perd dans
l’un 8c l’autre cas tous les avantages de la paternité.
Si vous n’avez qu’un feul chef, vous êtes à la discrétion
d’un maître qui n’a nulle raifon de vous aimer
; li vous en avez plufieurs, il faut Supporter à la
fois leur tyrannie Sc leurs divifions. En un mot, les
abus font inévitables 8c leurs fuites funeftes dans
toute fociété, où l’intérêt public & les lois n ont
aucune force naturelle, & font fans ceffe attaqués
par l’intérêt perfonnel 8c les paflions du chef 8c des
membres.
Quoique les fondions du pere de famille 8c du
premier magiftrat doivent tendre au même but, c’eft
par des voies fi différentes;leur devoir Sc leurs droits
l'ont tellement diftingués, qu’on ne peut les confondre
fans fe former de faunes idées des lois fondai
mentales de la fociété, 8c fans tomber dans des erreurs
fatales au genre humain. En effet, fi la voix
de la nature eft le meilleur confeil que doive écouter
un bon pere pour bien remplir fes devoirs, elle
n’eft pour le magiftrat qu’un faux guide qui travaille
fans ceffe à l’écarter des liens, 8c qui l’entraîne tôt
ou tard à fa perte ou à celle de l’état, s’il n’eft retenu
par la plus fublime vertu. La feule précaution
néceffaire au pere de famille, eft de fe garantir de;/
la dépravation, & d’empêcher que les inclinations
naturelles ne fe corrompent en lui; mais ce font elles
qui corrompent le magiftrat. Pour bien faire, le premier
n’a qu’à confulter fon coeur; l’autre devient
un traître au moment qu’il écoute le lien : fa raifon
même lui doit être fufpeûe, & il ne doit fuivre d’autre
réglé que la raifon publique, qui eft la loi. Auflî la
nature a-t-elle fait une multitude de bons peres de
famille ; mais il eft douteux que depuis l’exiftence
du monde, la fageffe humaine ait jamais fait dix
bons magiftrats.
De tout ce que je viens d’expofer, il s’enfuit que
c’eft avec raifon qu’on a diftingué l’économie publique
de Y économie particulière, 8c que l ’état n’ayant
rien de commun avec la famille que l’obligation
qu’ont les chefs de rendre heureux l’un & l’autre,
les mêmes réglés de conduite ne fauroient convenir
à tous les deux. J’ai cru qu’il fuffiroit de ce peu
de lignes pour renverfer l’odieux fyftème que le
chevalier Filmer a tâché d’établir dans un ouvrage
intitulé Patriarcha, auquel deux hommes illuftres
ont fait trop d’honneur en écrivant des livres pour
le réfuter : au refte, cette erreur eft fort ancienne,
puifqu’Ariftote même a jugé à-propos de la combattre
par des raifons qu’on peut voir au premier livre
de fes Politiques.
Je prie mes letteurs de bien diftinguer encore IV-
conomie publique dont j’ai à parler, 8c que j’appelle
gouvernement, de l’autorité fuprème que j’appelle
fouveraineté; diftinâion qui confifte en ce que l’une
a le droit légiflatif, 8c oblige en certains cas le corps
même de la nation, tandis que l’autre n’a que la puif-
fance exécutrice, 8c ne peut obliger que les particuliers.
Voye{ Politique. & Souveraineté.
Qu’on me permette d’employer pour un moment
une comparaifon commune 8c peu exaûe à bien des
égards, mais propre à me faire mieux entendre.
Le corps politique, pris individuellement, peut
être confidéré comme un corps organifé, vivant, &
femblable à celui de l’homme. Le pouvoir, fouve-
rain repréfente la tête ; les lois 8c les coutumes font
le cerveau, principe des nerfs & fiége de l’entendement,
de la volonté, 8c des fens, dont les juges 8c
magiftrats font les organes ; le commerce, l’induf-
trie, & l’agriculture, font la bouche 8c l’eftomac
qui préparent la fubfiftance commune ; les finances
publiques font le fang qu’une fage économie, en fai-
fant les fondions du coeur, renvoyé diftribuer par
tout le corps la nourriture 8c la vie ; les citoyens
font le corps & les membres qui font mouvoir, vivre
, 8c travailler la machine, 8c qu’on ne fauroit
bleffer en aucune partie; qu’aufli-tôt l’impreflion
douloureufe ne s’en porte au cerveau, fi l’animal
eft dans un état de fanté.
La vie de l’un & de l’autre eft le moi commun au
tout, la fenfibilité réciproque, 8c la correfpondance
interne de toutes les parties. Cette communication
vient-elle à ceffer, l’imité formelle à s’évanoiiir, &
les parties contiguës à n’appartenir, plus l’une à l’autre
que par juxta-pofition? l’homme eft mort, ou
l’état eft diffous.
Le corps politique eft donc auflî un être moral qui
a une volonté ; 8c cette volonté générale, qui tend
toujours à la confervation 8c au bien-être du tout &
de chaque partie, 8c qui eft la fource des lois, eft
pour tous les membres de l’état par rapport à eux 8c
à lui, la réglé du jufte 8c de l’injufte ; vérité qui,
pour le dire en paffant -, montre avec combien de
fens tant d’écrivains ont traité de vol la fubtilité.
preferite aux enfans de Lacédémone, pour gagner
leur frugal repas , comme fi tout ce qu’ordonne la
loi pouvoit ne pas être légitime. Voy. au mot Droit,
la lource de ce grand 8c lumineux principe, dont
cet article eft le développement.
Il eft important de remarquer que cette grande réglé
de juftice, par rapport a tous les citoyens, peut
être fautive avec les étrangers j 8c la raifon de ceci
eft évidente : c’eft qu’alors la volonté de l’état,
quoique générale par rapport à fes membres, ne l’eft:
plus par rapport aux autres états & à leurs membres
, mais devient pour eux une volonté particulière
& individuelle, qui a fa réglé de juftice dan?
la loi de nature, ce qui rentre également dans le
principe établi : car alors la grande ville du monde
devient le corps politique dont la loi de nature eft
toûjours la volonté générale, & dont les états 8c
peuples divers ne lont que des membres individuels.
De ces mêmes diftinftions appliquées à chaque
fociété politique 8c à fes membres, découlent les
réglés les plus univerfelles 8c les plus fures fur lef-
quelles on puiffe juger d’un bon ou d’un mauvais
gouvernement, & en général,de la moralité de
toutes les aétions humaines.
Toute fociété politique eft compofée d’autres fo-
ciétés plus petites, de différentes efpeces dont chacune
a fes intérêts 8c fes maximes ; mais ces fo-
ciétés que chacun apperçoit, parce qu’elles ont une
forme extérieure 8c autorifée , ne font pas les feules
qui exiftent réellement dans l’état ; tous les particuliers
qu’un intérêt commun réunit, en compofent
autant d’autres, permanentes ou paffageres, dont
la force n’eft pas moins réelle pour être moins apparente
, & dont les divers rapports bien obfervés
font la véritable connoiffance des moeurs. Ce font
toutes ces affociations tacites ou formelles qui modifient
de tant de maniérés les apparences de la volonté
publique par l’influence de la leur. La volonté
de ces fociétés particulières a toûjours deux relations
; pour les membres de l’affociation, c’eft une
volonté générale ; pour la grande fociété, c’eft une
volonté particulière , qui très-fouvent fe trouve
droite au premier égard, 8c vicieufe au fécond.
Tel peut être prêtre dévot, ou brave foldat, ou
patricien zélé, 8c mauvais citoyen. Telle délibéra-.
tien peut être avantageufé à.la petite communauté',
8c très-pernicieufe à l ’étatx II eft vrai que les fociétés
particulières étant toûjours fubordonnées à celles
qui. les contiennent, on. doit obéir à celle-ci préférablement
aux. autres , que les devoirs du citoyen vont
avant ceux du fénateur, 8c ceux de l’homme avant
ceux du citoyen : mais malheureufement- l’intérêt
perfonnel fe trouve toûjours. en raifon inverfe du
devoir ,8 c augmente à mefure que l’affoeiation de-
vient plus étroite 8c l’engagement moins facré ;
preuve invincible, que la volonté la plus générale
eft auflî toûjours la. plus, jufte, & que la voix du
peuple eft en effet la. voix de Dieu.
Il ne s’enfuit pas pour celaqueles délibérations
publiques foient toûjours équitables ; elles peuvent
ne l’être pas lorfqu’if s ?agit d’affaires étrangères ;
j’en ai dit la. raifon. Ainfi, il n’eft'pas impoflîble
qu’une république bien gouvernée faffe une guerre
injufte. Il ne l’eft pas non plus que lè confêil d’une
démocratie paffe de mauvais decrets 8c condamne
les innocens.: mais cela n’arrivera' jamais, que le
peuple ne foit féduit par des intérêts particuliers ,
qu’avec dû crédit 8c de l’éloquence-quelques hommes
adroits fauront fubftituer, aux fiens. Alors autre
chofe fera la délibération publique,& autre chofe la
volonté générale. Qu’on ne m’oppofe donc point la
démocratie d’Athènes , parce qu’Athènes n’étoit
point en effet une démocratie , mais une ariftocra-
tie très-tyrannique, gouvernée par des favans 8c
des orateurs. Examinez avec foin ce qui fe paffe
dans une délibération quelconque, & vous verrez
que la volonté générale eft toûjours pour le .bien
commun ; mais très-fouvent il fe fait une fciflîon fe-
crete, une confédération tacite, qui pour des vûes
particulières fait éluder la difpofition naturelle de
l’affemblée. Alors lé corps fôcial fe divife réellement
en d’autres dont les-membres prennent une volonté
générale, bonne & jufte à l’égard de ces nouveaux
corps , injufte & mauvaife à Pégard du tout
dont chacun d’èux fe. démembre.
O n v o it a v e c q uelle facilité l’o n ex p liqu e à l’aide
de ces p rin c ip e s, les contradictions ap p a re n te s q u ’on
rem arq u e dans la co n d u ite d e ta n t d’hom m es rem plis
d e fcru p u le & d’h o n n eu r à certain s égards ,
trom p eu rs & frip o n s à d ’a u tre s , fo u la n t au x piés
les plus facrés d e v o irs, & fideles ju fq u ’à la m o rt à
des engagem ens fo u v e n t illégitimes-. G ’eft ainfi que
les- hom m es les plus c o rrom p u s re n d e n t to û jo u rs
q u elq u e fo rte d ’h om m age à la foi p u b liq u e ; c'eft
ainfi (c o m m e o n l’a rem arq u é à l’article D r o i t )
q u e les brig an d s m êm es, q u i fo n t lès ennem is d e la
v e rtu d an s la g ra nd e fo c ie te , en ad o re n t le fim ulacre
dan s le u rs cav ern es.
En établiffant la volonté générale pour premier
principe de Y économie publique 8c réglé fondamentale
du gouvernement, je n’ài pas cru néceffaire
d’examiner férièufèment'fi'les magiftrats appartiennent
au peuple ou le peuplé aux magiftrats, 8c fi
dans les affaires publiques on doit confulter lè
bien de l’état ou celui-des chefs. Depuis long-tems
cette queftion a été décidée d’une maniéré par ia-
pratique , 8c d’une autre par la raifon ; 8c en génér
ral ce feroit une grande folie d’efpérer que ceux qui
dans le fait font- les maîtres , préféreront un autre
intérêt au leur. Il fèroit- donc à* propos de divifèr
encore Y économie publique en populaire & tyrannique;
La première eft celle dé tout état, où règne
entre le peuple 8c. les-chefs unité d’intérêt & de volonté
; l’autre exiftera néceffairement par-tout où
le gouvernement & le peuple auront des intérêts
différens 8c par conféquent des volontés oppofées.
Les maximes de celle-ci font inferites au long dans
les archives de l’hiftoire & dans les fatyres de Machiavel.
Les autres ne fe trouvent que dans les
Tomç K,
écrits dés philofôphes qui ofent reclamer les droits
dé l’humanité.
I. La première & plus importante maxime dii
gouvernement légitime ou populaire,. c’eft-à-dire
de-celui qui a pour objet le bien du peuplé, eft donc ,
comme je I’ài dit, de fiiivre en tout la volonté générale
; mais pour là fuivre il faut Ia.connoître, 8c
fur-tout la bien diftinguer de la volonté particulier©
en commençant par loi-même ; diftinétion toûjours
fort difficile à faire, 8c potir laquelle il n’appartient
qu’à la plus fublimè vertu de donner de fuffifantes
lumières. Gomme pour vouloir il faut être libre ,
une autre difficulté qui'n’eft guere moindre, eft
d’aflùrerà,lafois la liberté publique 8c l’autorité du
gouvernement. Cherchez les motifs qui ont-porté
les hommes unis par leurs befoins-mutuels dans la
grande fociété, à' s’unir plus étroitement par dès
fociétés civiles;Vous n’en trouverez point d’autre que
celui d’affurer les biens , la v ie, &; la liberté dè chaque
membre par la protefrion de tous : or comment
forcer des hommes à défendre la liberté del’ùn d’entre
eux , fans porter atteinte à celle des autres ? 8c
comment pourvoir aux bèfôins publics fans altérer
la propriété particulière de ceux qu’ôn force d’y
contribuer? Dèj quelques fôphifmes qu’on puiffe
colorer tout cela, il eft certain que fi l’on peut contraindre
ma volonté, je ne fuis plus libre, & que je
ne fuis plus: maître dè mon bien, fi quelqu’autre
peut y toucher. Cette difficulté, qui.devoit fembler
infurmontable, a été levée avec là première par la
plus fublime de toutes les-inftitutions humaines, ou
plutôt par une infpiration céleftè, qui apprit à l’homme
a imiter ici-bas lès decrets immuables-de la divinité.
Par quel art inconcevable a-t-on pu trouver
le moyen d’àflùjettir les hommes pour lès rendre
libres? d’èmployer au férvice de l’était lés biens,
lès bras, & la vie même de tous fès membres, fans
les contraindre & fans les confulter? d’enchaîner,
leur volonté de leur, propre aveu ?• de-faire valoir
leur contentement contre leur refus, & de les forcer
à fe-punir eux-mêines , quand ils font ce qu’ils
n’ont pas voulu ? Comment fé peut-il faire qu’ils
obéiffent 8c que perfônne ne commande , qu’ils fervent
ôc-'n’ayent point de maître ; d’àutant plus libres
en effet que fpus une apparente fùjetion,nuI
ne perd de fa libertéxque ce qui peut mure à celle
d’un autre ? Ces prodiges font l’oùvrage' dè là lou
G ’eft à la loi feule que les hommes doivent là juftice
8c la liberté. C ’ëft cet organe fàlutàirè dé la volonté
de tous, qui rétablit dans le droit l’égalité naturelle
entre les hommes. C ’eft cette voix céleft©
qui .diète à chaque citoyen les préceptes delà raifon
publique, 8c lui apprend à agir félon les maximes
de fon propre jugement, 8c à n’être pas en contra-
diftion avec lui-même. G’eft elle feule auflî que les
chefs doivent faire parler quand ils commandent ;
car fi-tôt qu’indépendamment des lois , un homme
en prétend foûmettre un autre à fa;volônté. privée ,
il fort à Finftant deTétaticivil, Sc fe met viS-à-vis
de lui dans le pur état de nature où l’obéiffance n’eft’.
jamais preferite que par la néceflité.
Le plus preffant intérêt, du chef', de même que
fon devoir-le plus-indifpenfable, eft donc de veillèr
àT’ôbfervation-dès lois dont il eft le miniftre, 8c fur
lefquelles eft fondée toute fon autorité, S’il doit les:
faire obferveraux autres, à plus forte raifèn doit-
il lès- obferver lui-même qui jouit de toute lèur faveur.
Càr fon exemple eft de telle force, que quand'
même le peuple voudroit bien fouffrir qu’il s’afltan?
chît du joug de Ià lo i, il devroit fe garder dè profiter
d’une fi dangereufe prérogative, que d’autres
s’effôrceroient bien-tôt d’ûfurper à' leur tour , 8c
fouvent à fon préjudice. Au fond, comme tous les
engagemçns de la foçieté fout réciproques par leur