492 E L E hommes de génie parcourent rapidement la carrière
une fois ouverte, jufqu’à ce qu’ils arrivent à quel-
qu’obftacle infurmontable pour eux , qui ne peut
etre franchi qu’après des fiecles de travail. En fécond
lieu, la difficulté d’ajouter aux'découvertes, a
dû naturellement produire le deffein de mettre en
ordre les découvertes déjà faites ; car le caraûere
de l’efprit humain eft d’amaffer d’abord le plus de
connoiflances qu’il eft poffible, 8c de fonger enfuite
à les mettre en ordre, lorfqu’il n’eft plus fi facile
d’en amaffer. De-là font nés les premiers traités en
tout genre ; traités pour la plupart imparfaits & informes.
Cette imperfection venoit principalement
de ce que ceux qui ont dreffé ces premiers ouvrages,
ont pû rarement fe mettre à la place des inventeurs,
dont ils n’avoient pas reçu le génie en recevant le
fruit de leurs travaux. Les inventeurs feuls pou-
voient traiter d’une maniéré fatisfàifante les fcien-
ces qu’ils a voient trouvées , parce qu’en revenant
fur la marche de leur elprit, 8c en examinant de
quelle maniéré une propofition les avoit conduits à
une autre, ils étoient feuls en état de voir la liaifon
des vérités, 8c d’en former par conféquent la chaîne.
D ’ailleurs, les principes philofophjques fur lesquels
la découverte d’une fcience eft appuyée, n’ont
Souvent une certaine netteté que dans l’efprit des
inventeurs ; car foit par négligence, Soit pour dé-
guifer leurs découvertes, foit pour en faciliter aux
autres le fruit, ils les couvrent d’un langage particulier
, qui fert ou à leur donner un air de myftere ,
ou à en Simplifier l’ufage : or ce langage ne peut
être mieux traduit que par ceux même qui l’ont inventé
, ou qui du moins auroient pu l’inventer. Il
eft enfin des cas oîi les inventeurs mêmes n’auroient
.pu réduire en ordre convenable leurs connoiflances ;
c’eft Iorfqu’ayant été guidés moins par le raisonnement
que par une efpece d’inftinft, ils font hors d’état
de pouvoir les tranfmettre aux autres. C ’eft encore
Iorfque le nombre des vérités fe trouve affez
grand pour être recueilli, 8c pour qu’il foit difficile
d’y ajouter, mais non affez complet pour former un
corps & un enfemble.
Ce que nous venons de dire regarde les traités
détaillés 8c complets ; mais il eft évident que les
mêmes réflexions s’appliquent aux traités élémentaires
: car puifque les traités complets ne different
des traités élémentaires bien faits, que par le détail
des conféquences & des propofitions particulières
omifes dans les unes 8c énoncées dans les autres, il
s’enfuit qu’un traité élémentaire 8c un traité complet
, fi on les fuppofe bien faits, feront ou explicitement
ou implicitement renfermés l’un dans l’autre.
Il eft donc évident par tout ce que nous venons
de dire, qu’on ne doit entreprendre les élémens d’une
fcience que quand les propofitions qui la conftituent
ne feront point chacune ifolées 8c indépendantes l’une
de l’autre , mais quand on y pourra remarquer
des propofitions principales dont les autres feront
des conféquences. Or comment diftinguera-t-on ces
propofitions principales ? voici le moyen d’y parvenir.
Si les propofitions qui forment l’enfemble
d’une fcience ne le fuivent pas immédiatement les
unes les autres , on remarquera les endroits où la
chaîne eft rompue , & les propofitions qui forment
la tête de chaque partie de la chaîne, font celles qui
doivent entrer dans les élémens. A l’égard des propofitions
mêmes qui forment une feule portion continue
de la chaîne, on y en diftinguera de deux efpe-
ces ; celles qui ne font que de Amples conféquences,
une fimple traduûion en d’autres termes de la propofition
précédente , doivent être exclues des élé-
jnens, puifqu’elles y font évidemment renfermées.
Celles qui empruntent quelque chofe, non-feulement
de la propofition précédente, mais d’une autre
E L E propofition primitive, fembleroient devoir être exclues
par la même raifon, puifqu’elles font implicitement
8c exa&ement renfermées dans les propofitions
dont elles dérivent. Mais en s’attachant fcru-
puleufement à cette réglé, non-feulement on rédui-
roit les clémens à prefque rien, on en rendroit l’ufage
8c l’application trop difficiles. Ainfi les conditions.
néceffaires pour qu’une propofition entre dans les
élémcns d’une fcience pris dans le premier fens, font
que ces propofitions foient affez diftinguées les unes
des autres, pour qu’on ne puiffe pas en former «ne
chaîne immédiate ; que ces propofitions foient elles-
mêmes la fource de plufieurs autres, qui n’en feront
plus regardées que comme des conléquences ; 8c
qu’enfin fi quelqu’une des propofitions eft comprife
dans les précédentes , elle n’y foit comprife qu’im-
plicitement, ou de maniéré qu’on ne puiffe en ap-
perCevoir la dépendance que par un raifonnement
développé.
N’oublions pas de dire qu’il faut inférer dans les
élémcns les propofitions ifolées, s’il en eft quelqu’une
qui ne tienne ni comme principe ni comme
conféquence, à aucune autre ; car les élcmtns d’une
fcience doivent contenir au moins le germe de toutes
les vérités qui font l’objet de cette fcience : par conféquent
l’omiffion d’une feule vérité ifolée,irendroit
les élémcns imparfaits.
Mais ce qu’il faut fur-tout s’attacher à bien développer,
c’eft la métaphyfique des propofitions. Cette
métaphyfique, qui a guidé ou dû guider les inventeurs
, n’eft autre chofe que l’expofition claire &
précife des vérités générales 8c philofophiques fur
lefquelles les principes de la fcience font fondés.
Plus cette métaphyfique eft fimple , facile, & pour
ainfi dire populaire, plus elle eft précieufe ; on peut
même dire que la fimplicité & la facilité en font la
pierre de touche. Tout ce qui eft vrai, fur-tout dans
les fciences de pur raifonnement, a toujours des
principes clairs 8c fenfibles, & par conféquent peut
être mis à la portée de tout le monde fans aucune
obfcurité. En effet, comment les conféquences pour-
roient-elles être claires & certaines, fi les principes
étoient obfcurs ? La vanité des auteurs 8c des lecteurs
eft caufe que l’on s’écarte fouvent de ces réglés
: les premiers font flatés de pouvoir, répandre
un air de myftere 8c de fublimité fur leurs productions
: les autres ne haïffent pas l’obfcurité, pourvu
qu’il en réfulte une efpece de merveilleux ; mais la
vérité eft fimple , 8c veut "être traitée comme elle
eft. Nous aurons occafion dans cet ouvrage d’appliquer
fouvent les réglés que nous venpns de donner,
principalement dans ce qui regarde les lois de la Mé-
chanique, la Géométrie qu’on nomme de l'infini, &
plufieurs autres objets ; c’eft pourquoi nous infiftons
pour le préfent affez légèrement là-deffus.
Pour nous borner ici à quelques réglés générales,
quels font dans chaque fcience les principes d’où
l’on doit partir ? des faits fimples, bien vus & bien
avoiiés ; en Phyfique l’obfervation de l’univers, en
Géométrie les propriétés principales de l’étendue,
en Méchanique l’impénétrabilité des corps, en Métaphyfique
8c en Morale l’étude de notre ame 8c de
fes affe&ions, 8c ainfi des autres. Je prends ici la
Métaphyfique dans le fens le plus rigoureux qu’elle
puiffe avoir, en tant qu’elle eft la fcience des êtres
purement fpirituels. Ce que j’en dis ici fera encore
plus vrai, quand on la regardera dans un fens plus
étendu , comme la fcience univerfelle qui contient
les principes de toutes les autres ; car fi chaque
fcience n’a 8c ne peut avoir que l’obfervation pour
vrais principes, la Métaphyfique de chaque fcience
ne peut confifter que dans les conféquences générales
qui réfultent de l’obfervation, préfentées fous le
point de vue le plus étendu qu’on puiffe leur donner.
E L E
Ainfi dûffai-je, contre mon intention, choquer encore
quelques perfonnes, dont le zele pour la Métaphyfique
eft plus ardent qu’éclairé , je me garderai
bien de la définir, comme elles le veulent, la fcience
des idées; car que feroit-ce qu’une pareille fcience ?
La Philofophie, fur quelqu’objet qu’elle s’exerce,
eft la fcience des faits ou celle des chimères. C ’eft en
effet avoir d’elle une idée bien informe 5c bien peu
jufte, que de la croire deftinée à fe perdre dans les
abftraûions, dans les propriétés générales de l’être,
dans celles du mode 8c de la fubftance. Cette fpécu-
lation inutile ne confifte qu’à préfenter fous une forme
8c un langage feientifiques, des propofitions qui
étant mifes en langage vulgaire, ou ne feroient que
des vérités communes qu’on auroit honte d’etaler
avec tant d’appareil, ou feroient pour le moins dou-
teufes, 8c par conféquent indignes d’être erigees en
principes. D ’ailleurs une telle méthode eft non-feulement
dangereufe ; en ce qu’elle retarde par des
queftions vagues 8c contentieufes le progrès de nos
connoiflances réelles, elle eft encore contraire à la
marche de l’efprit, q u i, comme nous ne faurions
trop le redire, ne connoît les abftra&ions que par 1 e-
tude des êtres particuliers. Ainfi la première chofe
par où l’on doit commencer en bonne Philolophie,
c’eft de faire main-baffe fur ces longs 8c ennuyeux
prolégomènes, fur ces nomenclatures éternelles, fur
ces arbres 8c ces divifions fans fin ; triftes reftes d’une
miférable fcholaftique 8c de l’ignorante vanité de
ces fiecles ténébreux, qui dénués d’obfer varions 8c
de faits, fe créoient un objet imaginaire de fpécu-
lations 8c de difpiites. J’en dis autant de ces queftions
auffi inutiles que mal réfolues , fur la nature
de la Philofophie, fur fon exiftence, fur le premier
principe des connoiflances humaines, fur l’iinion de
la probabilité avec l’évidence, 8c fur une infinité
d’autres objets femblables.
Il eft dans les Sciences d’autres queftions contef-
tées, moins frivoles en elles-mêmes, mais auffi inutiles
en effet, qu’on doit abfolument bannir d’un livre
d'élémens. On peut juger sûrement de l’inutilité
abfolue d’une queftion fur laquelle on fe divife, lorf-
qu’on voit que les Phiiofophes fe réunifient d’ailleurs
fur des propofitions, qui néanmoins au premier
coup-d’oeil fembleroient tenir néceffairement à cette
queftion. Par exemple , les élémcns de Géométrie,
de calcul,-étant les mêmes pour toutes les écoles de
Philofophie, il réfulte de cet accord, 8c que les^vérités
géométriques ne tiennent point aux principes
conteftés fur la nature de l’étendue , 8c qu’il eft fur
cette matière un point commun où toutes les feûes fe
réunifient ; un principe vulgaire 8c fimple d’où elles
partent toutes fans s’en appercevoir ; principe qui
s’eft obfcurci par les difputes, ou qu’elles ont fait négliger,
mais qui n’en fubfifte pas moins. De meme,
quoique le mouvement 8c fes propriétés principales
foient l’objet de la méchanique,-néanmoins la meta-
phyfique obfcure 8c contentieufe de la nature du mouvement,
eft totalement étrangère à cette fcience ; elle
fuppofe l’exiftence du mouvement, tire de cette fup-
pofition une foule de vérités utiles, 8c laiffe bien
loin derrière elle la philofophie fcholaftique s’épui-
fer en vaines fubtilités fur le mouvement même.
Zénon chercheroit encore fi les corps fe meuvent,
tandis qu’Archimede auroit trouvé les lois de l’équilibre
, Huyghens celles de la pereuffion, 8c Newton
celles du lyftème du monde.
Concluons de-là que le point auquel on doit s’arrêter
dans la recherche des principes d’une fcience,
eft déterminé par la nature de cette fcience même,
c’eft-à-dire par le point de vûe fous lequel elle envi-
fage fon objet ; tout ce qui eft au-delà doit être regardé
ou comme appartenant à une autre fcience,
ou comme une région entièrement refufée à nos re-
E L E 493 gards. J’avoue que les principes d’où nous partons en
ce cas ne font peut-être eux-mêmes que des conféquences
fort éloignées des vrais principes qui nous
font inconnus, & qu’ainfi ils mériteroient peut-être
le nom de conclufions plûtôt que celui de principes.
Mais il n’eft pas néceffaire que ces conclufionsfoient
des principes en elles-mêmes, il fuffit qu’elles en
foient pour nous.
Nous n’avons parlé jufqu’à préfent que des principes
proprement dits, de ces vérités primitives par
lefquelles on peut non - feulement guider les autres
, mais fe guider foi-même dans l’étude d’une
fcience. Il eft d’autres principes qu’on peut appel-
ler lecondaires ; ils dépendent moins de la nature des
chofes, que du langage : ils ont principalement lieu,
lorfqu’il s’agit de communiquer fes connoiflances
aux autres. Je veux parler des définitions, qu’on
peut, à l’exemple des Mathématiciens, regarder en
effet comme des principes ; puifque dans quelque efpece
d'élémcns que ce puiffe être, c’eft en partie fur
elles que la plûpart des propofitions font appuyées.
Ce nouvel objet demande quelques réflexions : l’article
DiFiNiTiON en préfente plufieurs ; nous y
ajoûterons les fuivantes.
Définir , fuivant la force du mot, c’eft marquer
les bornes 8c les limites d’une chofe ; ainfi définir un
mot, c’eft en déterminer 8c en circonfcrire pour ainfi
dire le fens, de maniéré qu’on ne puiffe, ni avoir de
doute fur ce fens donné, ni l’étendre, ni le reftrein-
dre, ni enfin l’attribuer à aucun autre terme.
Pour établir les regies des définitions, remarquons
d’abord que dans les Sciences on fait ufage de deux
fortes de termes, de termes vulgaires, & de termes
feientifiques.
J’appelle termes vulgaires, ceux dont on fait ufage
ailleurs que dans la fcience dont il s’agit, c’eft-
à-dire dans le langage ordinaire, ou même dans d’autres
fciences ; tels font par exemple les mots cfpace,
mouvement en Méchanique ; corps en Géométrie,
fon en Mufique, 8c une infinité d’autres. J’appelle
termes feientifiques, les mots propres & particuliers
à la fcience, qu’on a été obligé de créer pour défi-
gner certains objets, 8c qui font inconnus à ceux à
qui la fcience eft tout-à-fait étrangère.
Il femble, d’abord que les termes vulgaires n’ont
pas befoin d’être définis, puifqu’étant, comme on
le fuppofe, d’un ufage fréquent, l ’idée qu’on attache
à ces mots doit être bien déterminée 8c familière
à tout le monde. Mais le langage des Sciences ne
fauroit être trop précis, 8c celui du vulgaire eft fouvent
vague 8c obfcur; on ne fauroit donc trop s’appliquer
à fixer la lignification des mots qu’on employé
, ne fût-ce que pour éviter toute équivoque.
Or pour fixer la lignification des mots, o u , ce qui revient
au même, pour les définir, il faut d’abord examiner
quelles font les idées fimples que ce mot renferme
; j’appelle idée fimple , celle qui ne peut être
déçompofée en d’autres, 8c par ce moyen être rendue
plus facile à faifir ; telle eft par exemple l’idée
d'exifience , celle de fenfation, & une infinité d’autres.
Ceci a befoin d’une plus ample explication.
A proprement parler, il n’y a aucune de nos idées
qui ne foit fimple ; car quelque compofé que foit un
objet1, l’opération par laquelle notre efprit le conçoit
comme compofé, eft une opération inftantanée 8c
unique : ainfi c’eft par une feule opération fimple que
nous concevons un corps comme une fubftance tout-
à-la-fois étendue, impénétrable, figurée, 8c colorée.
Ce n’eft donc point par la nature des opérations
de l’efprit qu’on doit juger du degré de fimplicité des
idées; c’eft la fimplicité plus ou moins grande de
Tobjet qui en décide : de plus cette fimplicité plus
ou moins grande, n’eft pas celle qui eft déterminée
par le nombre plus ou moins grand des parties de